Aussitôt elle avait pensé que si la chose devait se faire ce serait aujourd’hui car ensuite ce ne serait plus qu’un souvenir et définitivement elle aurait consommé sa honte d’avoir été infidèle à son engagement. La journée se passa normalement, ils se baignèrent comme si de rien n’était mais elle retenait une envie de vomir qui l’oppressait. Mathilde lui proposa même de la raccompagner chez elle mais elle refusa. En fin d’après-midi on resta danser comme chaque jour sur la terrasse au bord de la piscine. Ni Philippe ni Richard n’aimaient danser, ils préféraient regarder les autres. Souvent on venait les inviter Mathilde et elle. Des garçons qu’elles connaissaient de vue. L’un d’eux s’appelait Raoul Riéra, il était très beau, anormalement beau, c’en était presque obscène, avec ses grands yeux verts et sa chevelure brune. Sa beauté était d’autant plus insupportable qu’elle n’avait pas l’air de le gêner, il la portait sans ostentation mais avec une satisfaction évidente. Il exerçait sur toutes les filles une attirance irrésistible. Sur la plage, sur le terrain de volley, sur la piste de danse, partout on ne voyait que lui. Lucie le détestait d’instinct. Elle s’arrangeait toujours pour fuir son regard, pour éviter de se retrouver en face de lui. Il devait se demander pourquoi elle le fuyait. Elle sentait chez lui un vague étonnement quand il la regardait. sans doute se demandait-il ce qui pouvait la pousser à fréquenter des garçons aussi peu séduisants que l’étaient Richard et Philippe alors qu’elle semblait le dédaigner lui. Car c’était vrai qu’en toute bonne foi elle le dédaignait, même si, il fallait bien le reconnaître, la gentillesse de ce garçon semblait bien réelle. Il la manifestait à l’égard de tout le monde sans la moindre trace de cet élitisme qu’on aurait pu attendre d’un homme tel que lui. Et c’est ce jour-là justement que le beau Raoul Riéra avait choisi pour venir l’inviter à danser. Elle n’en revenait pas !. Comme s’il avait eu l’intuition que ce jour n’était pas un jour comme les autres. Elle s’était laissé conduire sur la piste comme une hallucinée. Gloria Lasso chantait : Prends ma main… car je suis étrangère ici… perdu dans le pays bleu… étrangère au paradis… Elle le détestait. Elle aurait pu refuser de le suivre bien sûr, mais refuser n’aurait-ce pas été déjà s’avouer vaincue ? Non, elle le détestait parce que quoi qu’elle fît elle ne parvenait pas à garder son sang-froid. Après tout, tomber dans les bras d’un garçon que toutes les autres filles trouvent beau, il n’y a pas là de quoi en faire un drame, mais pas aujourd’hui, pas aujourd’hui ! Pourquoi était-il venu la chercher aujourd’hui !… Elle se sentait humiliée, et de la pire façon qui soit, humiliée par elle-même, car à peine s’était-elle retrouvée dans ses bras qu’elle avait senti qu’elle se mettait à trembler comme une feuille. Et il ne pouvait pas ne pas s’en apercevoir, elle tremblait de tout son corps, ses cuisses tremblaient, sa main tremblait dans la sienne, et bientôt - comble d’abomination ! - elle sentit sa joue qui tremblait aussi quand il l’effleura de sa joue. Elle en avait des tics nerveux qu’elle s’efforçait en vain de contenir. Sa bouche se tordait en une grimace qui devait être affreuse… Mais elle ne disait rien. Après tout il suffisait de se concentrer et tout ceci ne durerait que le temps d’une chanson. Ce qu’il fallait c’était jouir tranquillement du plaisir d’être dans ses bras et d’en ressentir les plaisirs que n’importe quelle autre fille normalement constituée aurait éprouvés à sa place. Voilà qui était montrer sa force, son détachement, son aisance et non pas agir comme une idiote, ce qu’il penserait incontestablement qu’elle était et il aurait raison…Alors elle s’était résolument appuyée contre sa poitrine et il avait aussitôt mais sans précipitation exagérée répondu à son étreinte en l’enveloppant de son bras. Et ils avaient continué à dériver ainsi, lentement, le long de la piste au rythme d’Étrangère au Paradis. Elle ne pensait même plus à lui, elle se laissait aller au rythme de la musique. Et c’est bien vrai que c’était agréable de se trouver dans les bras d’un homme. Elle respirait tranquillement son odeur où se mêlaient l’odeur du sable et celle d’un parfum dont elle cherchait en vain à se rappeler le nom. Elle avait fermé les yeux et se laissait aller à la sensation presque douloureuse de ce menton mal rasé qui lui griffait la joue… puis la musique s’était arrêtée, elle avait rouvert les yeux, rencontré les siens qui se penchaient sur elle. « - Vous pleurez ? - Non, ce n’est rien. Il fait un peu froid, vous ne trouvez pas ? » (on se disait vous encore à l’époque quand on ne se connaissait pas). Elle avait la chair de poule. Elle serrait les poings contre ses joues comme pour les protéger mais en réalité elle sentait qu’elle était écarlate. « - Je dois avoir un nez de clown, non ? C’est affreux, lui dit-elle. » C’est alors qu’elle vit son visage qui se penchait sur elle, lentement, tranquillement, et ses lèvres qui s’approchaient des siennes et sa bouche s’ouvrit d’elle-même sans qu’elle pût rien y faire et elle sentit une main qui effleurait son sein…
Elle eut le temps de se dire qu’elle était perdue et puis plus rien… Quand elle se réveilla elle était allongée sur une sorte de lit de camp et elle comprit qu’on l’avait emmenée à l’infirmerie parce qu’elle s’était évanouie. Mathilde était auprès d’elle. « - Ne t’en fais pas, ce n’est pas grave, tu as eu un simple étourdissement. » Elle eut le temps de voir que Philippe n’était pas là. Mathilde poursuivait : « - Richard est allé chercher sa voiture pour te raccompagner - Et Philippe ? – Il est rentré chez lui. Il est déjà tard tu sais. - Il y a longtemps que j’ai perdu connaissance ? – Mais non, tu as eu simplement un petit malaise tout-à-l’heure en dansant. Le médecin t’a examinée et il a dit que tu n’avais rien. » Au bout d’un moment Richard était réapparu. Il avait garée sa Dauphine devant l’entrée des Bains. On la soutint jusque là. Elle se sentait encore faible. Mathilde se chargea de rassembler ses affaires. L’émoi de ses parents quand elle arriva chez elle était à son comble ! Aux questions qu’ils lui posèrent elle répondit avec grossièreté et prétendit qu’elle voulait se coucher tout de suite. Mathilde l’aida à se mettre au lit.
Le lendemain il n’y paraissait plus rien mais elle appréhendait de revoir Philippe. Pourtant tout avait dû se passer de la façon la plus ordinaire parce car elle n’en gardait aucun souvenir. Ils avaient dû se retrouver vers cinq heures devant l’Otomatic, comme tous les jours avec Richard et Mathilde. Ils avaient dû prendre une tranche napolitaine tout en parlant des « événements » comme on disait. C’était le nouveau sujet de conversation qui occupait tous les esprits. Il faisait particulièrement chaud cet été-là, le goudron fondait dans les rues. Un nouveau café à la mode venait de s’ouvrir place Bugeaud qui s’appelait le Milk Bar, Philippe voulait écrire une pièce de théâtre sur Hélène de Troie. Quant à leur affaire, on aurait dit qu’il avait tout oublié. De toutes façons ce n’était pas un garçon à extérioriser ses sentiments, il ne se passionnait que pour les idées, alors peu à peu ce fameux marché qu’ils avaient conclu et dont il devait avoir honte car il ne lui en avait jamais reparlé, était tombé dans l’oubli, du moins l’espérait-elle, même si quelquefois il lui semblait surprendre chez lui des regards qui lui laissait penser qu’il y pensait toujours. Mais aujourd’hui ? ce n’était tout de même pas après quarante ans que pour de tels enfantillages il éprouvait encore du ressentiment ! Pourtant, le fait est que le jour venu de la conférence elle n’avait toujours rien reçu.


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