Lucie a téléphoné de nouveau ce matin à la Maison du Littoral. Le programme n’a pas été annulé, il sera donc bien là. Peut-être après tout n’a-t-il pas reçu sa lettre, c’est même le plus probable. Ce serait bête tout de même de s’être mis martel en tête pour si peu. Lorsqu’il l’apercevra dans la salle elle verra tout de suite à son regard qu’il ne l’attendait pas. Comment réagira-t-il à la vue de ce fantôme surgi de son passé ? Ils en riront ensemble ensuite à la sortie : « - On ne t’avait donc pas prévenu ! – Mais non, quand je t’ ai reconnue je ne pouvais plus parler, j’ai failli m’arrêter au beau milieu d’une phrase ! »… Mais dans le cas contraire quelle humiliation ! « - Tiens, elle est quand même venue, cette emmerdeuse ! Comment vais-je faire pour l’éviter ? » Il tiendra sa revanche quarante ans après… Je l’aurai bien mérité après tout, se dit-elle. J’ai tellement dû le faire souffrir !… Elle voudrait pourtant qu’il lui laisse encore une dernière chance aujourd’hui, une dernière petit chance…
À huit heures quand elle part à la Maison du Littoral elle n’a toujours rien reçu (elle avait espéré jusqu’au dernier moment ! ). Ce soir madame Pons, exceptionnellement, ne viendra pas la chercher. « - Profitez bien de votre soirée, ma chère Lucie, vous me raconterez demain comment ça s’est passé. »… Que va-t-elle lui raconter ? Qu’il l’a évitée ? qu’il n’a pas daigné la reconnaître ? Non, elle mentira, elle restera dans le vague…Quand elle passe devant l’Hôtel d’Angleterre où on loge en général les hôtes de passage, elle jette un coup d’œil à l’intérieur, à tout hasard. Mais elle ne voit rien. D’ailleurs il y a d’autres hôtels du même genre en ville, c’est ridicule ! À la Maison du Littoral il y a déjà un petit groupe de gens qui attendent dans le hall. Chacun tient son programme à la main. On se reconnaît, on se salue, on engage conversation. Lucie reste à l’écart et revoit des images de lui qui défilent dans sa pensée…Il avait toujours les cheveux en broussailles. Cela faisait comme un buisson de poils noirs sur son front bas, et puis ce nez démesurément long, et ses yeux, noirs eux aussi, à la fois mobiles et étonnement fixes quand il se posaient sur vous. Je n’ai jamais vu, se dit-elle, des yeux où la pensée fût aussi visible. Seulement comme cette pensée était complexe on n’en était pas plus avancé pour autant. Pas une fois Philippe ne s’était adressé à elle sans qu’elle ne se posât des questions sur le sens caché de ce qu’il lui disait. Il maniait un humour d’autant plus redoutable qu’on n’était jamais sûr de prendre les choses comme il fallait. La douceur de sa voix cachait une violence rentrée et il exerçait une véritable domination sur ceux dont il voulait capter l’attention. Au fond c’était un prédateur, comme le montrait cet étrange marché qu’il lui avait mis en main : un plongeon contre un baiser. À cette époque elle lui avait échappé mais aujourd’hui elle se retrouvait dans la situation d’une amante délaissée. Elle aurait été prête à se jeter dans ses bras au moindre geste de sa part. Elle en avait complètement oublié son âge. Une sonnette retentit dans le grand hall provoquant une concentration de la petite foule de spectateurs (une centaine de personnes tout au plus) en direction des portes de velours rouge, ornées d’un hublot, qui ouvrent sur la salle. Afin de garder une contenance et de continuer à se tenir éloignée des autres Lucie s’avance vers la table où l’on distribue les programmes. Elle a évité d’en prendre un de peur d’être confronté à une photo de lui mais la jeune fille qui se tient derrière la table lui en propose un avec un sourire aimable. Comme elle n’ose pas le refuser elle le prend en évitant de le regarder. À cet instant un homme qui se tenait derrière elle lui adresse la parole et elle reconnaît celui à qui elle avait confié sa lettre quelques jours auparavant. Son cœur se met à battre : « - Vous êtes bien mademoiselle Bellochio, n’est-ce-pas ? » Et il lui tend une simple feuille de papier pliée en quatre sur laquelle est écrit son nom. « - Tenez, Monsieur Assayas m’a demandé de vous remettre ceci. » La jeune fille des programmes agrandit son sourire afin de montrer sa considération à l’égard d’une personne qui connaît personnellement le conférencier tandis que Lucie s’éloigne en serrant son papier dans sa main en même temps que le programme.
Il s’agit d’une feuille de papier quadrillé arrachée à un cahier d’écolier. Utilise-t-il donc toujours les mêmes cahiers qu’autrefois ! Elle reconnaît son écriture. C’est bien lui ! La seule chose peut-être qui ne vieillisse pas chez un homme c’est l’écriture. Déjà elle le tient là tout entier, elle tient sa jeunesse, son passé retrouvé. Mais elle n’ose pas encore déplier la feuille, elle a seulement cette pensée ridicule : il a changé de stylo, autrefois il écrivait à l’encre violette.
Lorsqu’elle entre dans la salle elle se rend compte qu’elle est la dernière. La moitié des places sont inoccupées mais comme souvent en pareil cas tout le monde s’est tassé au fond. Et elle est obligée d’aller s’asseoir dans les premiers rangs. Il va m’apercevoir dès qu’il entrera ! se dit-elle. Sur la scène il y a une petite table avec une carafe, un verre d’eau et un micro monté sur un flexible. Derrière ce dispositif, un paravent. Le bruit de la climatisation fait un ronflement continu. On attend. Au bout d’un moment l’homme qui lui a donné tout à l’heure sa lettre surgit des coulisses et vient taper légèrement sur le micro de son index replié tout en lançant un regard désespéré vers le fond de la salle. Réitération de l’opération jusqu’à obtention d’un claquement sourd dans des enceintes dissimulées quelque part de part et d’autre de la scène. Tout indique que ça va commencer. Lucie a très peur. À quoi doit-il ressembler aujourd’hui ? Elle n’a toujours pas osé ouvrir sa lettre qu’elle serre dans sa main. Rapide calcul pour déterminer son âge. Voyons, il avait deux ans de plus que moi… non, trois. Ce qui doit lui faire… Mon Dieu !… Elle se résout enfin, à contrecœur, à déplier la feuille de papier !… Quatre lignes parfaitement centrées au milieu de la page: « Heureux de te revoir. Attends-moi à la sortie. Philippe. » Et il a ajouté après coup, au dessous de sa signature : « Nous bavarderons un moment. »
Elle reçoit ce message comme une gifle. En un instant elle l’a retrouvé. Cet art du refus, de l’esquive, cette insolence dédaigneuse. Pas même capable de mettre très heureux. Le même que celui qui lui a dit la dernière fois : - Tu es une fille minable ! Et cette façon de lui fixer des limites : « Nous bavarderons un moment ». Un moment ! c’est-à-dire quoi ? cinq minutes ? un quart d’heure ? Combien de temps ça dure un moment ?… Il est bien toujours le même qu’il y a quarante ans !… Un homme entre en scène à la démarche un peu hésitante dont la couronne de cheveux blancs fait comme une auréole autour de son grand front. Il semble se recueillir un instant en tenant son micro à deux mains, le regard planté dans le vide. Oh mon Dieu ! C’est son nez ! toujours aussi long, recourbé. Mais son regard ! Son regard est lointain, fatigué. Ses yeux ne sont plus noirs comme autrefois mais comme délavés par l’usure et à l’instant elle comprend que c’est un homme brisé qui se tient devant elle et le sentiment qu’elle en éprouve est un sentiment de pitié et un immense désir de lui venir en aide. Peu importe dès cet instant ce qu’il va dire, cette conférence n’est qu’une mascarade qui ne les concerne ni l’un ni l’autre. Et elle se cale dans son fauteuil pour endurer l’épreuve.
Les mots défilent, les phrases, une par une. Il y est question de modernité et des grands archétypes de l’humanité, il y est question du « signifié absent » et de « la charge symbolique du vide », il y est question de Jung et de Heidegger. Si seulement il avait l’air d’y croire mais il récite un texte qu’il sait par cœur depuis belle lurette, qu’il a déjà dû débiter dix fois dans différents endroits. Elle se souvient des tournées qu’elle faisait autrefois quand elle allait de province en province jouer une pièce créée à Paris l’année précédente. C’est exactement cela. Il pourrait au moins faire un effort pour elle. Mais non, qu’elle soit là ou pas cela ne change rien, ne compte pas. Il est au delà. De temps en temps il s’interrompt, regarde le plafond comme s’il y cherchait une inspiration. L’attente du public se transforme alors peu à peu en angoisse : A-t-il un malaise ? un trou de mémoire ? Mais non, il repart, au grand soulagement de tout le monde. Pas une seule fois il ne regarde la salle, il est enfermé dans sa radicale solitude, froisse machinalement tout en parlant les notes qu’il a posées devant lui et qui ne lui servent à rien. Lucie sent qu’un vague ennui commence à flotter dans la salle, cet ennui qui se dissimulait au début derrière le plaisir d’assister à un événement, de se confronter au défi de comprendre un discours ardu, complexe dont il faudra ensuite rendre compte à ses amis, à sa famille. Et puis peu à peu ce vernis s’est dissous, à cause de la monotonie de cette voix dont les haut-parleurs retransmettent le grain intime comme monstrueusement grossi à travers un microscope, de telle façon que la conscience du spectateur ne peut y échapper et qu’il se trouve contraint de subir passivement ce qu’il ne peut fuir, otage d’une situation devant laquelle il se sent impuissant.
Et si pourtant, l’un d’eux… L’idée lui est venue d’abord par simple provocation, comme on est tenté quelquefois par malice d’imaginer l’impossible, de se sentir capable de commettre l’irréparable, uniquement pour voir ce qu’il en adviendra, pour sortir de l’insupportable carcan des choses convenues… Partir maintenant, cela signifierait déranger les quatre ou cinq personnes qui se sont installées à côté d’elle obstruant ainsi le chemin qui la sépare de la sortie, partir maintenant cela signifierait remonter l’allée jusqu’au fond de la salle. Sera-t-il capable de continuer à parler quand il me verra sortir ? se demande-t-elle. Supportera-t-il ce nouveau camouflet, cette nouvelle humiliation ? Décidemment il y a un destin entre nous. Il sera dit que jusqu’au bout…Ce qu’il va me haïr !… Et cette idée lui rend sa jeunesse. C’est exactement comme autrefois quand après avoir lu la pièce qu’il était venu lui apporter elle la lui rendait en lui disant qu’elle n’avait rien compris et que de toutes façons le rôle n’était pas pour elle. « - Tu n’en saisis pas la portée symbolique, répliquait-il. Continue à jouer les Cloches de Corneville, si c’est ça qui te plait ! »

NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Rideau" de Pierre Danger