Les quatre spectateurs qu’elle est obligée de déranger pour rejoindre l’allée centrale la regardent d’abord avec une incompréhension mêlée de réprobation. On sent que dans la torpeur de leur esprit assoupi ils réfléchissent au sens qu’un tel acte peut avoir et en viennent finalement à la conclusion qu’on a toujours bien le droit d’être pris d’un malaise ou qu’elle s’est trompé de jour, de programme, et que de toutes façons ce n’est pas leur affaire. En conséquence de quoi ils consentent enfin à s’extraire à demi de leurs fauteuils pour lui accorder le minimum de place nécessaire à son passage, ce qui l’oblige à frotter ses fesses à quatre paires successives de genoux crispés par la difficulté de se maintenir en équilibre. Elle passe, le regard fixé sur le visage de cet homme en face d’elle qui continue à parler, y guettant les signes de ce qu’il ressentira quand il la verra, car il ne peut pas ne pas la voir… Mais il continue à parler comme un automate en regardant le plafond, comme il le faisait depuis le début, exactement comme si de rien n’était. Ou bien cette absence à soi-même qui l’a frappée est encore plus grande qu’elle ne pensait, ou bien il l’a parfaitement vue et fait semblant… C’est cette dernière hypothèse qui lui semble la plus probable. Il répond à son défi par un autre défi. Une fois de plus entre eux il s’agit d’un rapport de force… Alors elle ralentit volontairement le mouvement, parvient enfin dans l’allée centrale et marque encore un temps avant de se retourner, au risque d’irriter les autres spectateurs dont elle bouche la vue. Et là enfin la chose se produit. Il a pris conscience sans doute que quelqu’un s’en allait. Ses yeux redescendent des limbes où ils se perdaient et leurs regards se croisent. Un silence. Va-t-il lui sourire ? lui faire un clin d’œil ? émettre un imperceptible signe, quelque microscopique contraction de l’iris qui signifierait qu’il l’a reconnue… Mais non, rien. Simplement le silence. Un point d’orgue comme il en a déjà observé depuis le début, une solution de continuité dans la monotonie de ce discours qui semble ne jamais devoir finir, exactement comme si elle s’était interposé dans la trajectoire d’un rayon lumineux. Alors elle se retourne et remonte tranquillement l’allée tandis que la voix derrière elle a déjà repris son cours sans que personne ne se préoccupe autrement d’elle.
Dehors le grand hall est vide, à part la jeune fille qui compte ce qui lui reste de programmes et lui sourit de loin quand elle l’aperçoit. Va-t-elle s’en aller comme elle en avait l’intention au moment où elle s’était levé. Mais une force irrésistible la retient. Au fond il y a la cafétéria. Un garçon derrière le bar achève d’essuyer ses verres. Quand il l’aperçoit il lui fait signe de venir s’asseoir. Alors au lieu de sortir comme elle le pensait d’abord elle va se mettre à une table dans le coin le plus reculé. Plus rien d’autre à faire que contempler le décor en attendant la fin de la conférence. On a joué la modernité ici : mobilier en acier brossé, murs en béton et hautes baies vitrées qui donnent sur la nuit. Qu’y a-t-il de l’autre côté ? La mer sans doute. La lumière est dispensée par des spots encastrés au plafond, si haut qu’ils échappent au regard. Elle se dit qu’il est étrange tout de même que la place consacrée au bar soit quatre fois plus grande que celle accordée à la salle. Il n’y a rien pour attirer le regard, pas un seul élément de décoration à part les grands murs gris. Le garçon vient lui demander si elle veut consommer quelque chose et elle commande une menthe à l’eau. C’est ce qu’elle avait l’habitude de prendre là-bas. S’en souviendra-t-il ?… Quelle importance au fond ? Mais il ne faut tout de même pas qu’elle vide son verre avant qu’il arrive, elle ne fait qu’y tremper les lèvres. Les minutes passent. Lucie observe la jeune fille qui après avoir fini de disposer les programmes sur la table sort aussi quelques livres d’une serviette qu’elle place avec soin en éventail et elle comprend alors que la conférence sera suivie d’une séance de signatures. Ah ! la séance de signatures ! elle l’avait oubliée. Il va falloir qu’elle subisse cela aussi : le voir parader au milieu de ses admirateurs pendant qu’elle mourra de soif devant son verre de menthe. Elle comprend qu’il était absurde de rester, qu’il y a quelque chose d’indigne dans son comportement…Elle est déjà en train de se lever pour partir quand elle entend la rumeur des applaudissements La conférence vient de s’achever ! La jeune fille se dirige vers les portes de la salle pour les ouvrir à deux battants et en bloquer les taquets afin de faciliter la sortie du public. Elle sourit aux premiers spectateurs qui déjà surgissent de l’antre et se dirigent aussitôt vers la sortie. Tant mieux ! autant de moins qui ne viendront pas le solliciter… la plupart en effet se hâtent vers les grandes portes en verre qui donnent sur les ténèbres extérieurs. Ce qu’ils viennent d’entendre semble les avoir réduits à l’état d’ectoplasmes, ils ont hâte de retrouver dehors leur véritable consistance. Ils ne parlent ni ne rient ni n’expriment quelque sentiment que ce soit. Un couple enfin commente ce qu’il vient d’entendre. Lucie entend la femme qui dit à son mari : « - Impressionnant, non ? », et celui-ci répond : « - D’autant qu’on dit qu’il est très malade ».
À quoi cet homme a-t-il fait allusion ? Est-il en possession d’informations qu’elle ignore ? La phrase résonne à son oreille comme une prophétie. Mais déjà ils ont disparus. Il ne reste que cinq ou six personnes qui se sont regroupées devant la table pour attendre le maître. Celui-ci apparaît enfin, surgissant par une petite porte. Lucie pense qu’il n’a pas dû la voir car il n’a pas jeté un regard dans sa direction. En tous cas il ne la cherche même pas des yeux. Elle est restée à sa place tandis qu’il s’assoit pour distribuer ses signatures. Elle le voit remerciant les uns, les autres, accordant un sourire à chacun. Ce qu’il est vieux ! toujours aussi grand mais légèrement voûté, il a du mal à se tenir debout. Les admirateurs sourient eux aussi, ravis comme des enfants et repartent, chacun avec son livre sous le bras comme à un arbre de Noël. Les derniers servis s’éloignent enfin et Philippe se lève. Sans hésiter il se dirige vers elle. Il l’avait donc vue ! Elle se lève à son tour, se retient pour ne pas courir vers lui. Il avance en souriant et en ouvrant les bras. Hélas la distance qui les sépare est trop longue pour que le sourire ne se soit pas transformé en grimace quand enfin il parvient jusqu’à elle. Et elle aussi, qui lui souriait de même en le regardant s’avancer, peine à conserver son sourire au fur et à mesure qu’il s’approche, si bien que quand enfin il se sont rejoints, ce sont deux masques qui s’étreignent. Faut-il s’embrasser ? sur quelle joue ? combien de fois ? Il se recule, la tient par les épaules comme on ferait d’un tableau pour en vérifier l’état, hoche la tête et conclue : « - Tu n’as pas changé ! » Elle répond à son tour : « - Toi non plus ! » tout en remarquant que sa peau s’est ratatinée en une infinité de minuscules ridelles et que des plaques jaunâtres couvrent les poches qu’il a sous les yeux. Ses dents sont devenues jaunes. C’est vrai que déjà, à l’époque, il fumait beaucoup. Il lui semble plus grand qu’avant. C’est peut-être qu’il est plus maigre. Sa chemise déborde de sa ceinture et il flotte dans son pantalon. Et puis le fameux toupet qui lui couvrait le front et semblait vouloir abriter son grand nez de la pluie s’est transformé en une calvitie ostentatoire. Seul le nez est resté, intact comme la flèche d’une cathédrale dans une ville en ruine. Ce qu’elle retrouve en lui du passé c’est cette impression d’être devant un grand enfant fragile et cette envie malicieuse de lui faire du mal. Il a dû deviner ce qu’elle pensait car elle sent son trouble. Mais lui-même qu’est-il en train de penser d’elle ? elle voudrait bien le savoir mais rien ne lui permet de le deviner. À la fin, ne sachant que dire elle l’invite à s’asseoir et il s’installe en face d’elle. « - Alors, comment m’as-tu trouvé ? demande-t-il. – Tu n’as pas changé. – Non, je veux dire ma conférence. » Comme autrefois quand il venait de lui lire une nouvelle pièce, il n’y a que ça qui le préoccupe ! « - Oh, tu sais, la philosophie, moi !… – Tu comprends, la difficulté c’est que je tente de rester à la portée des gens sans pour autant les mépriser. C’est beaucoup plus difficile qu’on ne pense. L’important c’est de… » Comment peut-il montrer un tel manque d’à propos ! N’est-il vraiment là que pour lui parler de sa conférence ? ou bien est-ce une volonté délibérée de lui faire comprendre qu’elle ne compte plus pour lui et qu’il lui parle comme il parlerait à un de ces quelconques demandeurs d’autographes qui le complimentaient tout à l’heure ? est-ce une tardive vengeance contre la façon dont elle l’a traité autrefois. Mais non, même pas ! Il lui semble que ce n’est qu’un effet de son narcissisme qui a grossi avec l’âge comme une verrue monstrueuse. Il plaide sa cause comme il le ferait devant un journaliste. Il n’aime plus que cela, parler de lui, n’est plus capable que de cela ! Et que cette hypertrophie du moi ait abouti à une telle oblitération de son intelligence provoque en elle un véritable sentiment de nausée. Elle ressent une immense pitié pour lui, pour elle, pour l’humanité toute entière. Elle boit sa menthe à l’eau tout en l’écoutant, attendant qu’il s’arrête, qu’il comprenne enfin. À moins que ce ne soit par trouble qu’il parle, pour fuir le silence, pour fuir le malaise qui règnerait si le passé ressurgissait entre eux. Mais non ! même pas ! l’hypothèse est trop optimiste, c’est la première, hélas, qui est la bonne. Au bout d’un moment il s’arrête enfin et lui demande : « - Alors et toi ? » Mais à cet instant surgit l’organisateur des conférences, l’homme à qui elle avait confié sa lettre, qui avec des minauderies exprimant le désir de ne pas déranger vient lui rappeler qu’il est attendu pour le dîner « - Je vous rejoins dans un moment, lui répond-il avec un sourire servile. » Ah oui ! toujours le fameux moment ! "nous bavarderons un moment" !… L’organisateur se retire non sans avoir adressé à Lucie un petit sourire de complicité qui lui signifie qu’il n’a pas oublié que c’est à elle qu’il avait transmis le petit mot du maître, tout à l’heure et qu’elle mérite de ce fait sa considération.
De nouveau en tête à tête. Ils ne savent plus comment renouer le fil de la conversation. Va-t-elle devoir répondre à sa dernière question et parler d’elle ? Elle aimerait bien y échapper. Que pourrait-elle dire en effet ? qu’y a-t-il à raconter sur sa vie qui pourrait l’intéresser ? Elle ne va tout de même pas lui parler de Mme Pons ! Elle voudrait lui raconter sa carrière à Paris, à l’époque déjà lointaine où elle jouait sur les Boulevards, ses tournées, ce film qui n’a pas marché… Mais il a dû en entendre parler, et puis tout ça c’est si loin maintenant ! Comme si toute cette histoire qui est l’histoire de sa vie ne comptait finalement pour rien. Entre sa jeunesse qui se réincarne en lui et aujourd’hui il n’y a rien.
Il se tait, la regarde, allume une cigarette. « - Tu vois, je ne me suis pas délivré de mon vice. Et toi ? Tu ne fumes plus ? – Non, je ne fume plus. » Il s’en est souvenu ! il lui reprochait toujours de trop fumer, de ne pas préserver son teint. « - Et tu as arrêté facilement ? - Je n’en ressentais plus la nécessité. » Et tout à coup elle reconnaît la façon qu’il avait de rouler le bout de sa cigarette au bord du cendrier pour en chasser la cendre ! Il faisait déjà ça à l’époque. C’est étrange comme le passé ressurgit ainsi dans de petits gestes. « - Pourquoi ris-tu ? – Rien. Je t’observe. » Maintenant c’est lui qui paraît gêné, il écrase sa cigarette avant qu’elle ne se soit entièrement consumée. Cela ne lui ressemble pas. Elle manque lui en faire la remarque mais elle sait qu’il déteste être surpris en situation de faiblesse. Il faut lui laisser croire que c’est elle qui est le plus mal à l’aise sinon il va se refermer comme une huître. Elle a vu que son regard s’était imperceptiblement déplacé vers sa montre sans pourtant oser aller jusqu’au bout. Il doit attendre impatiemment que quelqu’un vienne le délivrer de cette corvée qu’il n’a pu éviter. Autrefois il serait parti en claquant la porte, il lui aurait dit qu’elle était une fille minable, aujourd’hui il veut s’astreindre à demeurer courtois. Depuis qu’il est arrivé il n’a pas arrêté de sourire, lui qui jadis souriait si peu ! Elle a envie de le lui dire mais elle se retient. « - Et les autres, est-ce que tu as revu les autres ? » Elle a enfin posé la question qui lui brûlait les lèvres depuis le début. « - Sais-tu ce que Richard est devenu ? » Il ne semble pas comprendre la question comme s’il ne se souvenait pas de qui il s’agissait. « - Oh oui ! Richard ! Tu sais qu’il a été obligé de fuir à un moment. Il a même fait de la prison quelque temps, il s’était compromis dans des histoires louches et puis il s’est s’évadé, je crois. Tu sais, avec la pagaille qu’il y avait là-bas à ce moment-là… Je ne l’ai jamais revu. Je crois qu’il est revenu en France ensuite mais il a dû changer de nom pour échapper aux poursuites. Il est sans doute marié quelque part maintenant – Et Mathilde ? – Je l’ai revue une fois, il y a longtemps. Dix ans, vingt ans peut-être. Je ne me rends pas compte du temps qui passe. C’était dans un vernissage. Elle voulait faire un livre sur la peinture de son père. Elle m’avait même demandé de lui écrire une préface. Et puis le projet a dû tomber à l’eau, je ne me souviens plus. » Lucie se rappelait que Mathilde avait une méfiance instinctive à l’égard de Philippe. En réalité elle ne l’aimait pas, elle ne l’avait jamais aimé. Peut-être y avait-il entre eux une rivalité inconsciente. Quand elle avait fait les costumes d’Antigone ils passaient leur temps à se chamailler parce qu’elle voulait les concevoir à sa manière et il se sentait dépossédé de son œuvre. « - Elle voulait que tu lui fasses la préface ! Eh bien dis donc ! elle avait bien changé. – Pourquoi ? – Vous n’étiez pas toujours d’accord à l’époque. - J’ai toujours eu beaucoup d’estime pour elle au contraire. Je crois qu’elle avait confiance en moi. Tu te souviens quand elle faisait les costumes pour Antigone? Ah ! Si tu ne nous avais pas lâchés alors !… (il marque un silence tout en torturant le bout de son mégot dans le cendrier) Enfin comme je te le disais, le livre ne s’est pas fait, et après je l’ai définitivement perdue de vue. Je crois qu’elle vivait à Dunkerque. Elle doit toujours y être. – Qu’est-ce qu’elle faisait là-bas ? – Je ne sais pas. Elle enseignait le dessin, je crois. – Et vous n’avez pas essayé de vous revoir ? – Non, pourquoi ? » Il a l’air stupéfait de sa question. « – À quoi bon remuer de vieilles cendres ? – C’est pour moi que tu dis ça ? – Mais non, voyons ! » Il comprend qu’il vient de faire une gaffe, sourit pour s’excuser, esquisse le geste de se lever. « - Pardonne moi, mais je crois… - Tu ne veux pas que je te donne mon adresse ? » Il suspend son geste et la regarde sans savoir quoi dire. « - Oui, oui, si tu veux. Mais tu sais je voyage beaucoup. - Au fait, tu dois l’avoir mon adresse. Je l’avais mise dans ma lettre. Pourquoi ne m’as-tu pas répondu chez moi au lieu de me laisser ce mot ici ? – Je vis dans les hôtels, je te l’ai dit. Je n’ai reçu ta lettre qu’hier. C’était trop tard pour te répondre. » Elle ne le croit qu’à moitié mais n’insiste pas. Elle ne se voit pas lui faisant une scène maintenant. Déjà, à l’époque, il y avait toujours entre eux ce rapport de force. Elle se rend compte aujourd’hui que c’était à qui dévorerait l’autre, et peut-être que s’il la fuit aujourd’hui c’est qu’il en a trop souffert autrefois. Elle se raccroche à cette idée. « - Bon, eh bien puisque tu dois y aller, je ne veux pas te mettre en retard. » Mais maintenant qu’il sait qu’il peut partir il hésite, on dirait qu’il n’en a plus aussi envie, qu’il se rend compte de l’émotion cachée qu’il y avait en lui et qu’il la découvre soudain. Il regarde Lucie, pour la première fois depuis le début de la conversation et il lui dit : « - Ça m’a fait plaisir de t’avoir revue, vraiment… très plaisir. – Alors écris-moi de temps en temps – Tu sais, de toutes façons je n’en ai peut-être plus pour très longtemps. » Elle reste muette, les mots qu’elle a entendus tout à l’heure lui reviennent à l’esprit : « Il paraît qu'il est très malade ». C’est peut-être ça, depuis le début qu’il tentait de lui faire entendre. Mais que répondre ? Elle fait semblant de ne pas avoir compris. C’est comme ça depuis le début, ça n’a pas changé. Chaque fois que l’un des deux fait appel à l’autre celui-ci se dérobe. Alors ils s’embrassent et elle s’efforce de cacher qu’elle est au bord des larmes. Il s’en est aperçu sans doute mais fait semblant de ne pas le voir. Ils se regardent dans les yeux pour solde de tout compte puis il se retourne et traverse le grand hall au fond duquel l’organisateur des conférences, qui vient de réapparaître comme par magie, lui fait signe qu’on l’attend. Le garçon déjà débarrasse les tables.

NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Rideau" de Pierre Danger