C’était l’année où Philippe venait d’écrire une adaptation d’Antigone et lui avait demandé de jouer le rôle principal. Pour une fois elle avait accepté car le personnage lui plaisait et sur les gradins en ciment qui dominaient le bassin il passait des heures à lui expliquer ce qu’il avait en tête et ce qu’il voulait faire, et elle l’écoutait d’une oreille distraite tout en se faisant bronzer. La piscine était à cheval sur la jetée de l’autre côté du port ; derrière c’était le large. On pouvait s’y baigner aussi mais la mer y était dangereuse et froide. Les vagues vous soulevaient pour vous déposer doucement sur les gros blocs de béton qui servaient de brise-lames. C’est là qu’elle allait avec Richard quand elle voulait échapper aux discours de Philippe et celui-ci se retrouvait alors tout seul avec Mathilde et continuait à lui expliquer ce qu’il avait voulu dire en écrivant cette pièce… La sono pendant ce temps jouait toujours la même rengaine. Comment était-ce déjà ?… Une bande de thon descendant la rivière… tcha tcha tcha des thons… tcha tcha tcha des thons…
Elle revoit les gradins de la piscine recouvert d’un patchwork de serviettes multicolores, les corps étalés déclinant toutes les nuances de brun, de caramel, de beurre fondu… elle sent encore cette chaleur sur sa peau… Là-bas on était protégé de tout, dans une sorte d’état d’innocence. En face la ville scintillait. On pouvait y reconnaître la Préfecture, la Grande Poste, le Gouvernement Général, tout ce qui constituait le cadre de leur existence quotidienne et qui vu de là se réduisait aux minuscules proportions d’un diorama. De l’autre côté, du côté de la mer, on ne voyait que l’horizon. La première fois, Lucie avait eu très peur quand Richard l’y avait entraînée. On se sentait soudain extraordinairement seul. Si quelqu’un s’était noyé dans ce remue-ménage de vagues qui s’entrechoquaient, personne ne serait venu le sauver. Mais les vagues, elle avait vite appris à les apprivoiser, à s’en faire des alliées pour se hisser sur les blocs. C’est Richard qui lui avait appris cela car l’eau était son élément. Dans l’eau il n’avait peur de rien. Il disait que c’était parce qu’il avait vécu toute son enfance au bord de la mer, dans un cabanon construit sur les rochers, et qu’il s’amusait, quand il était petit, à plonger depuis sa fenêtre. Et c’est vrai qu’il plongeait bien !… quand il plongeait il était impressionnant. Rien à voir avec ce pauvre Philippe dont l’unique tentative avait abouti à se casser un pied ! Lui, il faisait le singe, prenait des positions extravagantes mais s’arrangeait toujours au dernier moment pour se retrouver dans une position impeccable juste avant de percer la surface de l’eau, droit comme une dague. Lucie en avait des frissons. Elle avait fini par apprendre elle aussi à plonger le corps tendu, parfaitement verticale en faisant le moins d’écume possible et ils s’observaient l’un l’autre pour juger de leur style. Lucie n’éprouvait aucune gêne à se retrouver en tête à tête avec lui, même lorsque leur corps se frôlaient pour s’aider mutuellement à escalader les blocs de béton. C’est qu’il n’y avait aucune ambiguïté dans leurs rapports, elle le considérait à peine comme un homme, plutôt comme un grand frère. Il était plus âgé qu’elle et il lui apparaissait à la fois rassurant et drôle. Ensuite ils restaient couchés tous les deux côte à côte à se faire sécher au soleil avant de retourner rejoindre les autres. « - Alors qu’est-ce que vous nous ramenez ? » demandaient ceux-ci quand ils les voyaient réapparaître en haut de l’échelle. Ils ramenaient des oursins, des coquillages et quelquefois un poulpe que Richard avait arraché au rocher et dont les tentacules s’enroulaient autour de son bras. Ils reprenaient leur place à côté de leurs amis et se commandaient à boire. Richard une anisette, Lucie son éternelle menthe à l’eau. Et la musique jouait toujours : Une bande de thons descendait la rivière… tcha tcha tcha des thons… tcha tcha tcha des thons…
Antigone !… Ce devait être leur premier spectacle. Philippe les avaient entraînés dans cette aventure où il était certain de connaître la gloire. On répéterait tout l’hiver et puis les représentations auraient lieu au printemps. Mathilde parviendrait à obtenir, grâce à son père, qu’ils puissent jouer dans la cour de l’école des Beaux-Arts, un lieu magnifique, digne de l’Antique avec une colonnade qui s’ouvrait sur la mer. Pour les autres rôles Lucie avait demandé à des camarades du Conservatoire : André Gornès qui jouerait Créon, Dominique Azzopardi Hémon et la pulpeuse Anne-Marie Fleishmann pour le rôle d’Ismène. L’été n’avait jamais été aussi chaud que cette année-là et il y avait eu pendant plusieurs jours une invasion de sauterelles. Elle se souvenait que cela faisait comme un véritable brouillard jaune et qu’on marchait sur un tapis gluant d’insectes écrasés. Chaque enfant avait le sien qu’il promenait attaché au bout d’une ficelle et faisait voler derrière lui avant de le torturer en lui arrachant les ailes. Lucie était un peu dégoûtée de voir toutes ces sauterelles, jaunes, grasses, encore vivantes, joncher le sol, s’accumuler dans les ruisseaux, les gouttières, sur les voitures, mais il y en avait tellement qu’on finissait par s’y habituer. La chaleur, elle, on ne s’y habituait jamais, elle vous faisait fondre littéralement la cervelle, elle vous ramollissait les membres, elle vous brûlait les poumons. Lucie se souvenait des serviettes trempées dans l’eau qu’ils s’enroulaient sur la tête pour traverser le port au retour et qui étaient raides quand ils arrivaient en ville ; elle se souvenait de la délicieuse sensation de fraîcheur qu’ils éprouvaient ensuite quand ils passaient devant le porche d’une maison. Ils se séparaient à la Grande Poste. Richard et Mathilde remontaient vers El Biar, Philippe et elle se dirigeaient vers le square Bresson. Philippe habitait rue Bab-Azoun et elle un peu plus loin, rue Bab-el-Oued. Quand elle arrivait chez ses parents, ils finissaient de déjeuner dans l’arrière boutique et il y avait une bonne odeur d’aïoli ou de chichouta. Après avoir saucé son assiette le père ouvrait son journal et commentait l’actualité : nouveau massacre en Kabylie, trente rebelles abattus dans les Aurès, une famille égorgée à Aumale… « - Tu te rends compte Ali ! criait-il à travers la porte. Tu nous ferais ça, toi ? » Ali mangeait de l’autre côté, dans le magasin au cas où il serait venu des clients. Il se contentait de rigoler et la mère ajoutait : « - Il en serait bien capable, tel que je le connais ! » Elle disait ça sans plaisanter car elle ne se faisait nulle illusion. Elle savait que quand on adopte un chien il peut toujours attraper la rage. Pourtant elle l’aimait bien son brave Ali. Depuis le temps qu’il était là !… « - Seulement qu’est-ce que tu veux, ils se montent la tête entre eux. Hein, Ali que tu en serais bien capable ?… - Sur la vie de ma mère, Madame Bellochio… – C’est ça ! c’est ça !… » Le père était partagé entre ses convictions communistes et son patriotisme. Il était fier de sa nationalité française, qu’il avait obtenue à l’âge de dix ans, et il ne jurait que par la France. Mais la France pour lui c’était ici, il n’avait jamais rien connu d’autre. Il aurait bien aimé aller en métropole mais il n’avait pas le temps et puis les français de France, il s’en méfiait plutôt. Qu’est-ce qu’il pouvait y comprendre à tout ça ? « - Qu’ils viennent d’abord voir ce qui se passe chez nous et après ils pourront causer, va, va !… » Les parents de Lucie adoraient parler politique. Elle, épuisée par sa matinée, elle montait faire la sieste, elle ne comprenait rien à toutes leurs histoires. Tout ce qu’elle savait c’est qu’elle n’aimait pas les arabes qui la dégoûtaient un peu et qu’elle aurait voulu vivre dans un quartier où il y en aurait eu moins, comme Mathilde ou Richard, c’est tout ce qu’elle savait. Dans sa chambre, dont la fenêtre donnait sous les arcades, il y avait un peu de fraîcheur. Elle s’allongeait à plat ventre sur son lit ou parfois à même le carrelage. De là elle les entendait qui continuaient à discuter en bas. Leurs voix se brouillaient, se mêlaient à ses rêveries. Elle se voyait en Antigone, toute vêtue de noir, devant la colonnade des Beaux-Arts, tandis que Philippe la contemplait, faisant peser sur elle son regard sévère.
NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Rideau" de Pierre Danger