Sa femme va se coucher et elle nous laisse tous les deux seuls, à la cuisine… Ce soir-là son menton tremblait comme s’il était en proie à une violente émotion. Il s’est versé plusieurs fois du whisky en oubliant de me servir, il a écrasé sa cigarette avant d’en rallumer une autre, je voyais bien qu’il n’était pas dans son assiette et puis à un moment il m’a regardé et il m’a dit : « - Il m’est arrivé quelque chose de bizarre l’autre jour. » Il y a eu un long silence et puis il a continué à voix basse : « – J’étais dans le hall d’une boite où j’avais rendez-vous pour des papiers, j’attendais qu’on m’appelle… la cloison en face du comptoir d’accueil était constituée par un grand miroir avec une rangée des plantes vertes, enfin tu sais ce genre de trucs modernes… Eh bien à un moment je regardais machinalement par là… et je me suis aperçu que je ne voyais pas ! – Comment cela ? – Je ne me voyais pas, je te dis ! là où j’aurais dû me voir il n’y avait personne ! Ça m’a fait un choc sur le moment, et puis je me suis dit que c’était sûrement que ce que j’avais pris pour un miroir était une paroi en verre qui donnait sur un second hall. Mais à ce moment-là une femme est passée devant moi, une femme en manteau noir avec un col de fourrure, je m’en souviendrai toujours. – Et alors ? – Eh bien, je l’ai vue aussi de l’autre côté ! des deux côtés à la fois, tu comprends !… ce qui veut dire que c’était donc bien un miroir. – Tu es fou ! – C’est ce que j’ai pensé. Là dessus l’hôtesse d’accueil – une très jolie fille - m’a appelé et je suis monté à mon rendez-vous. En redescendant, tu me croiras si tu veux, mon vieux ! je n’osais pas regarder du côté du miroir. Je suis passé tout droit. J’avais une de ces trouilles ! l’hôtesse m’a regardé d’un drôle d’air… – Et alors ? – Écoute un peu la suite. Je suis revenu chez moi à pieds. En marchant je glissais un œil de temps en temps vers les vitrines, comme ça, mine de rien… je ne me voyais toujours pas ! je me disais que ça pouvait être à cause de la lumière, il faisait trop jour… Mais je savais que juste en bas de la maison, il y a une glace. Je la connais car souvent j’en profite pour me recoiffer en sortant. Alors quand je suis arrivé devant je me suis arrêté et je suis resté là les yeux fermés un bon moment sans oser les ouvrir, je pouvais à peine respirer… et puis enfin j’ai risqué un œil et là !… tu me croiras si tu veux : Personne ! Personne !… J’avais l’impression tout à coup que je n’existais plus, que j’étais mort… non plus que ça encore : que je n’avais jamais existé. Rayé de la carte, tu comprends, gommé, effacé !… Je suis resté complètement prostré. À la fin j’ai trouvé la force de remonter. Heureusement Irène n’étais pas encore là. J’ai attendu son retour. Quand j’ai entendu sa clé dans la serrure la première chose que je me suis dite c’est qu’il ne fallait surtout pas que je lui en parle, que ça ne regardait que moi. Et puis je me suis demandé alors si elle n’allait pas s’en apercevoir elle-même, si pour elle aussi mon reflet dans la glace n’aurait pas disparu. Alors j’ai voulu tenter une expérience. Je l’ai appelé dans la salle de bain et en me penchant j’ai fait semblant de me regarder dans le miroir au dessus du lavabo. Évidemment je ne me voyais pas mais je lui ai dit : « - Tu as vu le bouton que j’ai là sur le menton ? Elle a regardé en même temps que moi et elle m’a répondu : « - Tu n’as rien. Ce que tu peux être chochotte, tout de même ! » J’étais sauvé, elle m’avait vu ! Tu ne peux pas savoir ce que j’étais soulagé. »

Je me suis moqué de lui, je lui ai dit qu’il avait été trop impressionné par les films de vampires mais il m’a répondu que justement ce n’était pas du tout la même chose parce que les vampires, eux, c’étaient les autres qui ne les voyaient plus dans le miroir tandis que lui c’était lui seul. Il avait l’air de tenir beaucoup à cette différence. « - De toutes façons, a-t-il ajouté, j’ai décidé de faire comme si de rien n’était. Après tout ce n’est pas la mer à boire, n’est-ce-pas, de vivre sans son reflet. » Visiblement il tentait de se rassurer. J’ai abondé dans son sens et nous avons continué à boire en plaisantant sur la difficulté qu’il aurait maintenant à faire ses nœuds de cravate. Et puis quand je suis parti il m’a remercié en me disant que je l’avais beaucoup aidé et qu’il était content d’avoir pu en parler à quelqu’un, et sur le pas de la porte il m’a fait jurer de ne le répéter à personne.

Le lendemain j’avoue que j’ai peu repensé à lui, d’une part parce que j’avais beaucoup de travail, d’autre part parce que je trouvais cette histoire à vrai dire un peu ridicule. Je sais qu’il a toujours eu une certaine tendance à la paranoïa mais là, tout de même… Bref je pensais laisser passer quelques jours avant de retourner le voir quand le soir - il était près de minuit - j’ai reçu un coup de téléphone. C’était lui ! « - Tu sais, il faut que je te raconte. Ce soir nous sommes allés au restaurant Irène et moi, à l’Ermitage, tu connais ? Il y a des glaces partout, sur les murs, sur les colonnes, et puis un de ces monde !… Eh bien à un moment… je suis sûr que je me suis aperçu ! – Comment cela ? - Oui, oui, je me suis vu de loin je suis sûr que c’était moi, j’étais assis juste en face d’Irène. J’ai compris que c’était un jeu de miroir qui renvoyait mon reflet d’un mur sur un autre par l’intermédiaire d’une colonnes, enfin tu connais ce genre de chose, quand on surprend son reflet de loin, au café ou au restaurant. Enfin j’étais là, c’était moi ! – Eh bien ? – Ça n’a duré qu’une seconde et puis Irène m’a demandé à quoi je pensais parce que j’avais le regard ailleurs alors là comme un idiot j’ai tourné les yeux vers elle, et quand j’ai essayé de retrouver mon reflet il avait disparu. Je le cherchais désespérément mais à un moment elle m’a dit qu’elle en avait marre que je regarde les filles alors j’ai laissé tomber. Voilà. Après nous sommes rentrés. – Et alors ? - Mais c’est formidable, tu comprends ! ça veut dire que mon reflet existe toujours quelque part. Il me fuit, je ne sais pas pourquoi, il me fuit mais il est là ! et c’est à moi de le retrouver. Peut-être qu’il ne me trouve plus digne de lui, peut-être qu’il ne veut plus entendre parler de moi, mais je saurai le reconquérir !… » Je lui ai dit de prendre un bon somnifère et de se reposer, que nous en reparlerions plus tard.

Le lendemain nouveau coup de téléphone. Cette fois il était six heures à peu près. Il avait l’air totalement affolé. Il m’a raconté que cet après-midi il avait voulu faire une expérience. Il était allé dans une cabine de photomaton pour savoir si son image s’imprimerait sur la pellicule. Évidemment dans le miroir il ne se voyait toujours pas, mais il s’est placé au juger et il a glissé sa pièce dans l’appareil… Les minutes à attendre ensuite ont été insupportables. Il pressentait déjà ce qui allait arriver. Et comme de juste, quand les photos sont tombées dans le tiroir, elles étaient blanches ! c’est-à-dire qu’on ne voyait que les plis du rideau derrière lui, comme s’il avait été tout simplement transparent. Un client qui passait derrière lui l’a regardé comme s’il le prenait pour un fou. Après cela il était rentré chez lui. « - Et maintenant, m’a-t-il dit, j’ai une dernière expérience à faire. Je t’en supplie, ne me laisse pas tomber. Est-ce que tu peux venir dîner chez nous ce soir ? » Je n’ai pas osé dire non.

En arrivant je ne savais pas ce qu’il avait dans la tête et j’étais curieux de voir ce qui allait se passer. Au début tout a été normal. Irène m’a bien demandé si je ne trouvais pas que son mari avait l’air un peu fatigué en ce moment mais elle n’a pas insisté, et lui, visiblement, faisait tous ses efforts pour paraître en forme. Il a ouvert successivement deux bouteilles de bordeaux. Il riait, il racontait des histoires et puis à un moment il a mis la conversation sur des vacances que nous avions passées ensemble il y a quelques années, il nous a demandé si nous nous souvenions d’untel et d’untel, et comme nous ne nous en souvenions pas il a prétendu que nous n’avions aucune mémoire et il a voulu aller chercher l’album qu’il gardait de ces vacances. C’est là que j’ai compris où il voulait en venir !… Il est revenu avec l’album et nous nous sommes mis à le feuilleter ensemble. Des photos banales, que j’avais déjà vues cent fois et qui ne m’inspiraient rien de particulier. Je n’aime pas les photos de vacances. Irène riait en se revoyant, elle disait : « - Ce que j’étais jeune à l’époque ! » Mais lui était totalement livide, il feuilletait nerveusement toutes les pages de l’album : « - Et celle-ci, hein ! et celle-ci… Qu’est-ce que vous en pensez ? » Je ne voyais pas ce qu’il leur trouvait. Il a fini par refermer son album à mon grand soulagement et nous avons parlé d’autre chose. Mais je voyais bien qu’il se sentait mal, qu’il transpirait, qu’il était pâle. Si bien qu’assez rapidement j’ai trouvé un prétexte pour m’en aller. Il a tenu à me raccompagner lui-même sur le palier et dès qu’Irène n’a plus été là il s’est jeté sur moi et m’a pris au collet : « - Pourquoi, hein ! dis-moi, pourquoi tu n’as rien dit. Tu as bien vu, n’est-ce-pas, que je n’étais pas sur les photos ! soufflé ! effacé ! Et tous les deux vous avez fait semblant de ne pas vous en apercevoir ! Pourquoi ? pour me ménager ? Ou plutôt pour me faire croire que je suis fou n’est-ce-pas ? »

J’ai compris alors qu’il ne s’était pas vu sur les photos. Pas plus sur les anciennes que sur celles qu’il était allé se faire faire l’après-midi et il était persuadé que nous ne l’avions pas vu non plus et que nous lui mentions. Pourtant j’atteste qu’il était bel et bien sur les photos mais toutes les assurances que j’ai pu lui en donner n’ont servi de rien. Il m’a dit que puisque c’était comme ça il ne voulait plus me revoir. Que de la part de sa femme il pouvait comprendre mais que de la part d’un ami c’était insupportable.

Et voilà, toute cette histoire date d’une quinzaine de jours et je me demande souvent ce qu’il devient, sans oser prendre de ses nouvelles puisqu’il m’a dit clairement qu’il ne voulait plus me voir. Pauvre garçon ! je pense qu’il est devenu complètement fou et j’espère qu’Irène l’aura convaincu d’aller voir un psychiatre, mais qui peut pénétrer le mystère des êtres ?

…………………………………………………………………………………………………...

Ce matin nouveau coup de téléphone. Cette fois c’était elle. À sa voix j’ai tout de suite compris qu’il s’était passé quelque chose. Hier soir, en rentrant chez elle, elle m’a dit qu’elle avait trouvé deux cars de police devant sa porte. Il s’était jeté par la fenêtre.

Je suis allé à la cérémonie d’incinération. Il avait laissé des instructions précises pour que son corps ne soit pas conservé. Nous étions seuls Irène et moi, elle n’avait voulu prévenir personne. Pendant que l’acte s’accomplissait nous sommes allés prendre l’air dehors, une fumée grise s’échappait de la cheminée et je me suis dit qu’il accomplissait ainsi le dernier terme de sa dématérialisation, c’était ce qu’il voulait sans doute, rejoindre son image. Ensuite j’ai raccompagné Irène chez elle. Elle répétait sans cesse qu’elle ne comprenait pas pourquoi il avait fait ça. J’ai compris qu’il ne lui avait toujours rien dit ! Et moi je brûlais de lui raconter ce qu’il avait enduré mais je ne me suis pas senti le droit d’en parler. Nous sommes remontés chez elle, nous nous sommes mis à table dans la cuisine et nous avons mangé sans appétit ce qui restait dans le frigidaire. Cela faisait vraiment un drôle d’effet qu’il ne soit plus là. À un moment elle s’est levé et elle m’a dit : « - Attends, il faut que j’aille chercher quelque chose. » Et elle a disparu dans la chambre. Au bout d’un moment j’ai entendu qu’elle poussait un cri et je me suis précipité. Elle était assise sur son lit, les yeux hallucinés, sur ses genoux reposait l’album que nous avions regardé la dernière fois quand j’étais venu dîner chez eux. Elle m’a tendu l’une des photos et elle m’a dit : « - Regarde ! - Et alors ? – Tu ne vois donc pas ? – Mais quoi ? – Qu’il n’est plus là ! » C’était une photo qui avait été prise, je m’en souvenais maintenant, par un client de l’hôtel où nous étions, une photo où ils figuraient tous les deux enlacés. Elle était seule !… Elle a dit qu’elle avait repensé tout-à-l’heure à cette photo et qu’elle avait voulu aller la chercher pour l’épingler sur le mur et maintenant… Elle répétait en sanglotant : « - Pourquoi m’a-t-il quitté ! pourquoi m’a-t-il quitté ! » Elle est allé chercher un carton qui se trouvait dans le haut de la bibliothèque, l’a vidé d’un seul coup sur le lit. « - Regarde ! regarde ! j’en étais sûre !… » Sur le lit il y avait une photo de mariage, la mariée en robe blanche, un bouquet à la main… seule !

Je n’ai pas revu Irène depuis des mois. Je crois qu’elle est allé se reposer chez sa mère. Mais depuis cette histoire, c’est drôle ! je ne peux plus supporter de voir mon image dans une glace ou sur une photo. Je trouve ça obscène. Au fond, c’est formidable de vivre sans laisser de trace, sans s’incarner autrement que dans la conscience de ceux qui vous aiment. Pourquoi aurait-on besoin d’autre chose ? La vie, ce n’est rien qu’un reflet qui disparaît, un jeu de lumière, une simple illusion d’optique. Pourquoi y aurait-il quelque chose plutôt que rien ?


                                                                       Poitiers, octobre 2007