Avoir l’idée de la toile ne suffit pas, il faut la voir. Et n’approcher la future toile qu’en présence de celle imaginée.Avant de commencer quoi que soit, il faut que l’image qui nous tient ait cessé de varier, que ses traits soient constants, son obsession unique, son esquisse définitive.
Il faut que la toile en ait fini de décliner son histoire et sa préhistoire. Il faut que le travail mental ait cessé et qu’on puisse la « voir en peinture », que la vision ait en quelque sorte le cœur net. Il nous faut un désir « à l’œil nu », une mémoire résolue, une intrigue achevée, il faut que la toile ne bouge plus, que soit reconnaissable d’un jour sur l’autre le même éclat d’éclair. Il nous faut un objet estampé, une matrice indélébile à partir de laquelle on pourra couler la peinture par étapes et repentirs successifs.

PUIS

Préparer longuement le matériel tout en éprouvant la solidité et la consistance de l’illusion. Commencer à géométriser, à hasarder au plus juste tel un stratège dans son désir de vaincre. Il faut avoir les yeux partout, s’emparer en même temps des angles et des centres, songer aux quadratures, fixer des frontières pour mieux les franchir, enfouir les traces pour mieux les révéler, cadrer pour décadrer, suivre les voies des effractions.
Toujours improviser dans la soumission aux règles de l’original. L’amorce de gouache ou d’aquarelle est à la fois l’appât et le flux prédateur.
Passer d’une zone à l’autre, disposer les détonateurs sur la partie déliée des courbes et dans le creux des fragments jusqu’à ce que des veines percent. Ecorcher vif. Ne pas avoir peur non plus du vide.
Il faut peindre directement d’après la « nature » de sa vision pour éviter de se perdre dans les calculs. Il faut être rigoureux : encorder, obtenir des aplombs, maintenir les ellipses, être ferme dans ses couleurs. Sans être rigide : ménager l’âcre et le fruité, jouer de caresses et de coups, abstraire et concrétiser.
Toucher au terme. Eviter les toiles de pénélope

SURTOUT

Le chevalet n’est pas une table de maquillage mais le support d’une résurrection. Eviter de couvrir ou voiler le sujet de couleurs, servir le modèle, mettre à jour la carcasse, faire « monter » de la chair, acharner l’ensemble.
Faire en sorte que l’œuvre ait un « genre », une sapidité : décider de l’appétit, décerner les pincées de poivre, de vanille, d’anis, de safran ; permettre l’amolli des détrempés et fixer le pigment comme un clou de girofle.
Rendre perceptibles les lignes de faille, la rotation magnétique des couleurs, les correspondances entre équateurs et pôles. Faire en sorte que le regard puisse se rendre naturellement des clairières aux orées. Que le premier plan soit payé de profondeur et que le fond soit aussi substantiel qu’une mer de mercure.

ENFIN

Arriver à ce que la forme prenne couleur en faisant que la couleur prenne forme et garder en mémoire qu’ « un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves… [car]… seules les traces font rêver » (1)

(1) René Char