Richard lui avait dit qu’il viendrait la chercher devant l’Otomatic et qu’il fallait qu’elle prévienne ses parents qu’elle ne pourrait pas rentrer avant le lendemain (c’était l’avantage du couvre-feu d’obtenir plus facilement des parents une permission de nuit). Quand ils étaient arrivés chez lui, sur les hauteurs d’Hydra, elle avait d’abord été éblouie par la splendeur du lieu : une grande villa toute blanche avec un parc descendant en pente douce jusqu’à une terrasse qui dominait la baie, une pergola qui croulait sous les roses, des buissons de lauriers, un petit bassin de marbre où gazouillait un jet d’eau… À l’intérieur, les pièces étaient fraîches et sombres, séparées les unes des autres par des colonnes torsadées. Les hautes fenêtres protégées par des volets aux motifs ajourés projetaient de fins pinceaux de lumière sur les meubles en bois d’ébène qui se détachaient sur les murs blancs et une grande toile du père de Mathilde, représentant le port, en couvrait la plus grande partie de la surface au dessus d’un canapé de cuir noir. Dès qu’ils étaient entrés il avait glissé une main dans l’échancrure de sa robe et s’était penché sur elle pour l’embrasser. Elle s’était laissé faire passivement, décidée à tout accepter puisqu’après tout elle était venu pour ça. Autant valait en finir tout de suite, se disait-elle. Mais elle s’étonnait de ne ressentir aucune émotion.
« - Un jour, j’étais en train de me changer dans ma cabine… Lucie, vous m’écoutez ? – Excusez-moi, je ne vous ai pas entendue. – Je vous parlais de Lucien, mon amoureux que j’avais retrouvé à la Baule. J’étais en train de me changer dans ma cabine, j’ai entendu frapper à la porte. C’était lui ! Il était tout congestionné… – Lucien ? - Décidemment vous ne m’écoutez pas, Lucie. Je vous parle de mon amoureux qui était devenu énorme, vous savez ! Il s’est mis à me faire des propositions indécentes, il n’en pouvait plus, me disait-il, ça faisait des années qu’il m’aimait… Moi j’étais enceinte de ma fille, à l’époque. Ça datait de deux mois et ça ne se voyait pas encore, mais enfin… Alors je le lui ai dit tout à trac : J’attends un enfant… Vous auriez vu sa tête ! Il n’arrêtait pas de s’excuser et de répéter : Si j’avais su, si j’avais su !… comme si je lui avais dit que j’étais atteinte d’une maladie honteuse. Le lendemain il était reparti et je ne l’ai plus jamais revu. »
Mme Pons d’ordinaire si discrète, si réservée, paraît toute prête aujourd’hui à se laisser aller aux confidences. On dirait que la rencontre de Lucie avec Philippe a réveillé en elle des démons assoupis. « - Regardez ! Voilà notre représentant de commerce qui arrive. Oh oui ! je suis sûre qu’il est représentant de commerce, il doit travailler dans le joaillerie. » L’homme au blazer moutarde (il porte aujourd’hui un foulard de soie feuille morte) vient de franchir la porte du salon de thé. Il se dirige vers sa table habituelle, son éternel livre à la main. En passant devant elles il s’incline légèrement et leur adresse un petit sourire qu’elle lui renvoient avec la retenue qui convient à leur dignité. Peuvent-elle feindre de l’ignorer ? Ses cheveux font de larges vagues argentées. « - Il a tout de même bel allure cet homme ! » glisse Mme Pons à l’oreille de Lucie. Moi, je ne sais pas pourquoi, mais je pencherais plutôt pour dire qu’il est célibataire. – Mais vous avez vu son alliance ? – Oh ! vous savez, ces choses-là ! ça ne signifient rien. » De toutes façons, se dit Lucie, marié ou pas, qu’est-ce que ça peut bien me faire ? Jamais autant qu’aujourd’hui ne lui est apparu le piège dans lequel elle s’est enfermée : Mme Pons, ce représentant de commerce en blazer moutarde, ce salon de thé, ces angelots entrelacés au dessus de la glace, tels sont désormais les éléments de l’enfer dans lequel elle est condamnée à finir ses jours. Elle envie soudain la vie de Philippe, les hôtels, la solitude. C’est la vie qu’elle avait menée durant sa trop courte carrière théâtrale. Elle se rend compte aujourd’hui à quel point elle l’aimait. Mais elle n’était pas allé jusqu’au bout de son ambition. Contrairement à ce que lui avait prédit son professeur elle n’était jamais devenue l’ambassadrice du théâtre français à l’étranger. Durant sa courte période de notoriété elle était déjà une actrice démodée, bonne pour les tournées en province. Et puis les circonstances avaient fait qu’elle avait dû mettre un terme à cette carrière plus tôt que prévu, mais ce devait être surtout par manque de foi : elle était déjà fatiguée de vivre dans l’illusion. Elle avait à peine trente ans quand elle était venu se retirer ici et elle avait l’impression aujourd’hui que tout avait été à l’envers dans sa vie. Avant, elle pensait que la vie était une lente ascension vers le sommet, alors que le sommet, c’est le point de départ. On ne fait jamais que descendre. À vingt ans, le bonheur lui était aussi naturel que l’air qu’elle respirait. Au fond c’est Richard qui avait raison quand il lui avait expliqué ce jour-là, quand elle était venue chez lui pour la première fois, que rien n’était ni bien ni mal et que l’homme est libre de prendre son plaisir comme il l’entend. À un moment elle lui avait dit : « - Laisse-moi ! », quand ses caresses étaient devenues trop pressantes, trop précises et il s’était reculé avec un rictus en lui demandant si elle voulait quelque chose à boire. Il était revenu avec un plateau : « - Ma mère a laissé ceci pour nous, elle m’a dit qu’elle rentrerait tard. – Et ton père ? – Il est au Sénégal. Il construit un nouveau palais pour le Gouverneur. – Alors tu es seul ? – Ça te fait peur ? – Non, mais je trouve que ça doit être un peu triste, dans cette grande maison… Ça t’arrive souvent d’être seul ? – Ma mère mène une vie de patachon. Que veux-tu ! il faut bien qu’elle compense les insuffisances de son mari, pauvre chatte ! Mais ses amants, c’est de la frime. En réalité elle n’aime que moi. » Lucie avait été scandalisée par sa désinvolture quand il parlait de sa mère. On aurait dit qu’il parlait d’une de ses maîtresses et elle se sentait de plus en plus mal à l’aise. Il était allé chercher dans une armoire à liqueurs de vieilles bouteilles dont son père, disait-il, faisait collection. « - Mais cet imbécile ne boit jamais. Elles s’éventeraient si je n’étais pas là. À la tienne ! » C’était des liqueurs rares, exotiques, aux noms compliquées, qu’il avait entrepris de lui faire goûter, une par une, dans des verres de cristal. Et il continuait, tout en buvant, à lui parler de sa philosophie. Elle se sentait dériver comme sur un radeau, s’abandonnant doucement au rythme de ses phrases. Mais bien sûr, il avait raison ! Tout ce qu’il disait était frappé au coin du bon sens !… Le son de cette voix un peu nasillarde s’insinuait en elle et elle voyait son sourire flotter dans la pénombre de la pièce comme s’il s’était détaché du reste de son corps, et elle se sentait prise d’un immense désir, d’un urgent désir qu’il la prenne de nouveau dans ses bras et qu’il recommence à la caresser. Mais lui, semblait au contraire trouver un malin plaisir maintenant à continuer de parler et à la faire attendre. J’ai dû le vexer, se disait-elle, il se venge. Au lieu de se rapprocher d’elle il s’en était éloigné, parcourant la pièce son verre de cristal à la main tout en continuant à proférer d’interminables discours comme s’il s’adressait à une vaste assemblée. Et elle le regardait aller et venir éblouie, jusqu’à ce qu’enfin il s’arrête. « - Tu as faim ? – Pas vraiment. – Alors viens. »
« - Mesdames, de la part du monsieur qui est assis là-bas. » Le garçon s’est approché de leur table et leur tend un carton. Il s’agit d’une invitation pour une représentation de la Traviata à l’opéra de Monte-Carlo. Elles se tournent vers l’expéditeur qui guettait leur réaction et qui aussitôt soulève son postérieur en s’inclinant à demi. Puis, s’autorisant de leur mimique interrogative, il abandonne sa place et s’approche d’elles afin de leur fournir les explications nécessaires : « - Pardonnez-moi, mesdames, de mon intrusion, j’ai pensé que ceci vous intéresserait. Il s’agit d’une représentation exceptionnelle qui doit avoir lieu la semaine prochaine, uniquement sur invitations. – Mais… à quel titre… ? – Je travaille à l’Opéra. – Ah ! vous êtes chanteur ? – Hélas non, mesdames ! Je ne suis que basson. – Comment cela ? – Je suis premier basson dans l’orchestre, c’est la raison pour laquelle j’ai pu avoir ces places… » Il a dit cela comme s’il s’en excusait, comme s’il confessait une tare inavouable. Il se retire déjà à reculons tandis qu’elles répriment une irrésistible envie de rire qu’elles compensent par de chaleureux remerciements dont à son tour il les remercie. Puis revenu à sa table et n’osant y demeurer dans la situation qui s’est ainsi créée car désormais ils ne peuvent plus feindre de s’ignorer, il appelle le garçon pour régler sa note et avant même d’avoir fini son verre il s’en va en s’inclinant à nouveau lorsqu’il passe devant elles, mimant le geste de regarder sa montre afin de leur signifier qu’il ne peut hélas rester plus longtemps, ceci à seule fin qu’elles ne puissent penser que c’est à cause d’elles qu’il s’en va. « - Ah ! quel numéro ! » conclut Mme Pons. En quelques minutes toutes les idées qu’elles s’étaient faites sur lui ont été balayées. Ainsi ce physique avantageux, cette toison argentée, ce blazer moutarde n’appartenaient pas à un voyageur de commerce mais à un musicien et sa superbe cachait une timidité un peu ridicule. « - Dire qu’il doit passer sa vie dans une fosse ! s’exclame Mme Pons, quel destin ! Ça ressemble à quoi un basson ? »
Le lendemain quand elle s’était réveillée elle avait mis un moment avant de réaliser qu’elle était dans la chambre de Richard. elle était seule dans le lit, toute nue mais il avait pris soin de lui laisser un peignoir en peau de cygne blanc au pied du lit qu’elle avait revêtu pour aller ouvrir les volets. Dehors le soleil brillait et toute la baie était étincelante. Quelle vue magnifique on avait d’ici ! Dans le parc, le long de l’allée qui menait jusqu’à la pergola, il y avait deux rangées de petits ifs dont l’ombre se découpait sur la blancheur du sol. De part et d’autre, des lauriers, des orangers, des bougainvilliers, des lilas mélangeaient leurs couleurs comme sur la palette d’un peintre et donnaient une impression de profusion presque oppressante. Juste sous sa fenêtre il y avait une petite terrasse dallée de marbre et entourée de colonnes où une femme en peignoir de satin rose prenait son petit déjeuner. Elle était blonde, d’apparence juvénile et les cheveux défaits. Lucie comprit qu’il devait s’agir de sa mère, cette fameuse mère qu’il attendait la veille avec tant d’anxiété jusqu’au cœur de leurs ébats. Quand il l’avait entendu rentrer, fort tard, il en avait aussitôt perdu tous ses moyens, suppliant Lucie de faire moins de bruit. Mais qu’y pouvait-elle ? Depuis qu’ils s’étaient retrouvés tous les deux dans sa chambre, elle ne pouvait maîtriser les réactions de son corps. Elle avait découvert avec stupéfaction ce en quoi consistait ce qu’il est convenu d’appeler l’amour. Cela n’avait aucun rapport avec l’idée qu’elle s’en était faite. Pourtant elle s’y était soumise avec une sorte de satisfaction désespérée qui tenait du défi envers elle-même et de la peur de le décevoir. Était-il question de plaisir dans tout ça ? On était bien loin en tous cas de ce qu’elle pensait qu’on entendait par là et pour quoi elle se savait peu douée, mais il s’agissait pourtant d’un plaisir spécial, d’une qualité supérieure et qui était fait du sentiment de sortir de sa condition ordinaire, de s’affranchir de quelque chose. Bien souvent, plus tard, elle se demanderait sur quoi pouvait se fonder ce sentiment et en quoi pouvait le justifier des pratiques dont l’expérience plus tard lui dévoilerait la banalité, mais il n’en demeurerait pas moins que cette soirée resterait pour elle à tout jamais le moment le plus déterminant de sa vie et ce jour-là elle n’avait pu maîtriser ses réactions de surprise, de colère, d’indignation, de dégoût ou de joie ou tout ceci mêlé et ses cris, ses soupirs, ses gémissements, ses râles avaient eu de quoi effrayer le pauvre garçon quand il avait entendu sa mère qui revenait. N’était-ce pas à elle d’ailleurs que ces débordements sonores s’adressaient ? comme si par une volonté sadique elle avait voulu par là lui signifier qu’elle était en train de lui prendre son fils. Peine perdue d’ailleurs car le fils avait aussitôt abandonné la place, la laissant seule dans la chambre en lui disant qu’il était temps de dormir et qu’il viendrait la retrouver le lendemain matin. « - Mais toi, où vas-tu dormir ? – Ne t’en fais pas, il y a de la place. » Elle avait fini par s’endormir dans un sommeil agité de rêves et voici que maintenant, au réveil, la réalité lui sautait à la gorge. Elle sentait tout son corps et transir et brûler comme disait Phèdre dans la scène qu’elle travaillait en ce moment au conservatoire) comme si on l’avait lavée à l’acide. Et pourtant cette chaleur avait quelque chose de délicieux, elle avait envie de la retenir en elle et en même temps de l’offrir aux premiers rayons du soleil. Hélas la mère l’avait aperçue au moment où elle ouvrait les volets et elle venait de lui faire signe de descendre : « - Venez, Mademoiselle, venez. Richard est allé nous faire du café. » Il était trop tard pour se dérober, elle s’était résolue à descendre.

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