Ce que l’on appelait « les événements », c’était comme une plaie qu’on avait cru d’abord inoffensive et puis qui s’était envenimée peu à peu et qu’on n’arrivait plus à guérir. Comme si cette perfection du bonheur qu’elle avait connue jusqu’ici dans l’innocence de l’enfance était en train de partir en quenouille et de disparaître à jamais. Elle avait dix-huit ans, c’était tout juste deux ans après son entrée au Conservatoire. À quoi ressemblait-elle alors ? Elle aurait voulu en parler aujourd’hui avec Philippe, lui demander ce qu’il pensait d’elle à cette époque. Il lui disait que dans Antigone elle était « pure comme une lame ». Oui, c’est cela, elle se souvenait de son expression : « pure comme une lame ! ». La finesse de ses traits, l’éclat de son regard et puis cet air altier qu’elle avait, ou plutôt hiératique, comme le buste de Néfertiti. Son professeur de théâtre, qui ne quittait jamais son chapeau à aigrette, la comparait à Rachel. « - Un jour, tu seras plus tard l’ambassadrice du théâtre français à l’étranger », lui disait-elle. Elle savait que les hommes la désiraient mais Philippe et Richard lui suffisaient. Pourtant ils n’étaient pas beaux, ni l’un ni l’autre, mais elle ne voyait pas quels autres auraient pu lui plaire. Le petit Azzopardi ? Mon Dieu quelle horreur ! avec ses yeux bleus et son visage de poupée… Elle l’appelait « Domino », c’était encore un enfant !… André Gornès ? Oui, il était plus impressionnant avec sa belle voix de basse, mais il était si maigre ! et sa pomme d’Adam montait et descendait quand il parlait. Non, le seul homme qui l’ait troublée, vraiment troublée, à cette époque c’était le beau Raoul Riéra. Mais cela datait déjà de deux ou trois ans. Après ce malaise ridicule qui l’avait saisie dans ses bras en dansant elle n’avait plus osé d’abord retourner aux Bains Militaires. Elle prétendait qu’elle se sentait encore trop fragile, inventait des prétextes, mais il faisait si chaud cet été-là ! alors au bout de quelques jours il avait bien fallu. La première personne qu’elle avait aperçue en arrivant c’était lui évidemment. Il s’était approché d’elle en la voyant pour lui demander de ses nouvelles. Elle aurait aimé disparaître sous terre à cet instant d’autant qu’elle sentait que les autres l’observaient. Il était en train de mettre à l’eau une de ces grosses barques en bois à fond plat qu’on appelait des « pasteras » et qui servaient pour aller pêcher. Il portait un maillot de bain bleu orné d’un crocodile et restait devant elle sans trop savoir quoi dire. Se souvenait-il du baiser qu’ils avaient échangé ? Comment devait-elle se comporter maintenant ? Voilà les questions qu’elle se posait et auxquelles elle ne parvenait pas à trouver de réponse. Elle avait mis ce jour-là son bikini rose et se sentait vaguement gênée de se trouver ainsi à peu près nue en face lui, qui par contre ne semblait pas gêné du tout et la regardait avec cette franche simplicité qui était dans son caractère. Ses lèvres étaient rose buvard et sa barbe naissante faisait sur ses joues comme une fine poudre d’or. Après être restés ainsi un moment l’un en face de l’autre il lui avait dit : « - Tu veux venir pêcher avec moi ? viens, je t’emmène. » En général on allait jusqu’à deux petits rochers qui se trouvaient à quelques kilomètres du rivage et qui s’appelaient Sainte Marthe et Sainte Marguerite. Là, on pouvait prendre des rascasses et des rougets autant qu’on en voulait. « - Je ne peux pas, je suis avec mes amis. – Va leur dire que tu pars avec moi. Il peuvent tout de même bien se débrouiller sans toi !… » Et sans attendre sa réponse il avait déjà embarqué tout le matériel. D’un coup de rein il avait arraché la barque du rivage et il avait sauté à l’intérieur en s’emparant des avirons. Il ramait avec une puissance impressionnante et très vite ils se retrouvèrent au large. Il faisait un temps radieux ce jour-là et la surface de la mer était lisse comme de l’huile. Au fond de la barque clapotait des flaques d’eau croupissantes qui dégageaient une forte odeur de sel. Raoul en face d’elle se penchait alternativement en arrière et en avant, et avec ses bras en croix prolongés par les deux avirons il ressemblait au Christ. Il ne cessait de la regarder en souriant, gonflant sa poitrine pour chercher de l’air et comme il avait calé ses pieds de chaque côté du banc où elle était assise, chaque fois qu’il se penchait en avant leurs genoux se touchaient. Elle tentait en vain d’éviter ce contact mais ne pouvait détourner la vue de ses cuisses écartées. Des filets de transpiration coulaient le long des muscles de son ventre dont la peau était couverte d’une fine mousse de poils roux. Son maillot se tendait sous l’effet d’un phénomène que ses connaissances peu étendues pourtant en la matière lui permettaient d’identifier facilement. Il dut s’en apercevoir car il se mit à rire en suivant son regard avec ce parfait naturel qui était toujours le sien et, lâchant alors les rames sous prétexte qu’on était arrivé, il entreprit d’aller chercher le matériel de pêche qui se trouvait au fond de la barque. En passant à sa hauteur il se pencha sur elle afin de ne pas rompre l’équilibre et s’appuya sur sa nuque. Elle se recula instinctivement et fit pencher l’embarcation qui se mit à se balancer dangereusement tandis que, feignant de prendre la chose à la plaisanterie, il la saisissait par les épaules et l’attirait vers lui. Elle se mit alors à se débattre en poussant des cris jusqu’à ce que la barque se retourne d’un seul coup, répandant à la surface de l’eau toutes les affaires qu’ils avaient emportées, épuisettes, seaux, masques et tubas tandis qu’ils se retrouvaient tous les deux barbotant et recrachant des paquets d’eau. « - Ça va ? – Oui, oui, ça va. » Il riait toujours comme si tout cela n’était qu’une bonne plaisanterie, entreprenant de redresser la barque en pesant de tout son poids sur la quille retournée mais cela s’avéra bien vite impossible. Restait à l’abandonner pour rentrer à la nage ce qui faisait tout de même un bon bout de chemin. Auraient-ils la force de tenir jusqu’au bout ? Elle sentit qu’à cet instant il commençait à trouver que la plaisanterie n’était peut-être pas aussi drôle qu’elle en avait l’air et qu’une vague inquiétude commençait à l’envahir. Mais elle, bizarrement, n’éprouvait aucune peur. Elle se sentait tout au plus un peu honteuse d’être responsable de ce qui se passait mais elle savait qu’ils parviendraient toujours à s’en sortir. En attendant ils s’accrochaient tous les deux tant bien que mal à ce qu’ils pouvaient attraper, lui la tenant à plein bras et la serrant contre l’épave et elle se laissant faire, s’abandonnant à lui, s’accrochant à son épaule tandis qu’elle sentait toujours cet objet dur, impérieux, se presser contre son ventre. Alors, mue par une force qui lui semblait indépendante de sa volonté, elle lâcha son épaule, laissa glisser sa main tout le long de son torse tandis qu’il la soutenait par la taille et s’empara de cette chose dont la consistance à la fois dure et fragile lui procura une sensation inoubliable. Elle la serrait dans sa paume, la caressait, la tirait, la tordait, la sentit palpiter jusqu’à ce que soudain une matière tiède et gluante lui giclât entre les doigts. Et lui pendant ce temps continuait à rire.
Ce que j’ai pu être gourde tour de même ! pense-t-elle. Dire qu’il ne s’est rien passé de plus ce jour-là !… Il ne s’était rien passé de plus en effet. Un zodiac qui les avait aperçu était venu à leur secours. Ils en avaient été quitte pour une bonne engueulade. Richard était furieux, il l’avait traité de gourde. Comment avait-elle pu se laisser embarquer par un taré pareil ! Elle n’avait pas essayé de se défendre et n’avait rien objecté quand ils avaient décidé d’abandonner les Bains Militaires pour aller désormais à la piscine du R.U.A. Elle gardait de ce contact fugitif le souvenir de quelque chose qui n’aurait pas appartenu à la vie réelle, quelque chose qui se serait passé dans un rêve. Elle ne revit jamais le beau Raoul.
Non, aucun autre homme ne l’attirait. Ses amis étaient son armure. Philippe, Richard, Mathilde. Rien n’existait en dehors d’eux. Si elle avait éprouvé une passion dans sa jeunesse c’était pour eux, pour eux trois collectivement et c’est peut-être pour cela aujourd’hui qu’elle n’avait pas vraiment retrouvé Philippe, parce que les autres n’étaient pas là.
« - Alors ! vous l’avez revu votre ami ? Comment cela s’est-il passé ? » Mme Pons a hâte de savoir. Son rêve secret c’est qu’ils se revoient et que cette fois elle puisse être de la partie. Elle a lu dans le journal que Philippe Assayas était l’un des penseurs français les plus reconnus dans le monde. Elle regrette un peu maintenant de ne pas avoir accepté d’accompagner Lucie et se dit que comme toujours elle s’est montrée trop discrète. Il y en a d’autres, allez !… « - Vous avez pu bavarder avec lui ensuite ? L’avez-vous reconnu ? L’avez-vous trouvé changé ? » Lucie laisse se déverser sur elle cette avalanche de questions. Quand elles sont arrivées à la Marquise de Sévigné leur théière était déjà sur la table et le garçon est venu les saluer comme d’habitude. Lucie se dit en elle-même qu’elle est vraiment lasse de ces sempiternelles soirées et de la conversation de Mme Pons et de ce cette comédie quotidienne. Ainsi donc tout continuera comme s’il ne s’était rien passé ! tout continuera demain, après-demain, jusqu’à ce que cette rencontre avec Philippe ne devienne elle-même qu’un souvenir insignifiant à ajouter aux autres !… Bien plus, un souvenir nocif car il fera écran au passé. Le Philippe d’aujourd’hui lui cachera désormais celui d’autrefois et ce Philippe-là, s’efforçant de sourire et cherchant quoi lui dire en roulant entre ses doigts son mégot refroidi, elle aurait bien voulu pouvoir l’oublier.
« Oui, nous avons convenu de nous revoir, répond-elle. Il m’a dit qu’il m’écrirait. - C’est étrange, insiste Mme Pons, vous n’avez pas l’air si heureuse que ça de l’avoir retrouvé. Il vous a semblé vieux, n’est-ce-pas ? Moi, je me souviens, quand j’avais revu Lucien… - Lucien c’était un ami d’enfance, un ancien camarade de lycée que j’avais retrouvé par hasard un été à la Baule - Nous étions en vacances avec mon mari. Lucien m’avait fait la cour autrefois, quand nous étions jeunes et que j’étais au lycée, je me souviens que je le trouvais assez séduisant. Eh bien, il était devenu énorme, figurez-vous. Énorme ! vous ne pouvez pas vous imaginer ! Et il a recommencé à me faire la cour exactement comme avant. Après vingt ans, vous vous rendez compte ! Ah, si j’avais voulu !… Mais je n’ai pas voulu. Je suis fidèle, on ne se refait pas. Est-ce que vous pouvez vous imaginer, Lucie, que je n’ai connu qu’un seul homme dans ma vie !… »
Moi aussi, se dit Lucie, j’aurais pu n’en connaître qu’un seul. Après tout le beau Raoul était le premier… Mais l’histoire n’avait pas eu de suite et quelques temps après il y avait eu Richard. Ah Richard évidemment ! il fallait bien que ça arrive. C’était à la piscine du R.U.A. que tout avait commencé quand ils étaient allé se baigner tous les deux de l’autre côté de la jetée. Richard l’avait entraînée dans une sorte de grotte qu’il venait de découvrir, une excavation ménagée entre les blocs de béton. On y accédait en s’y glissant à plat ventre et là, du diable si personne au monde aurait pu parvenir à vous découvrir ! Il était fier de sa trouvaille, il l’avait appelé « le confessionnal» parce que le bruit que faisaient les vagues en s’y engouffrant était si terrible qu’il aurait empêché quiconque de surprendre votre conversation et qu’il fallait hurler pour s’entendre. « - Tu te rends compte ! lui avait-il dit. Ici, Dieu est le seul témoin de ce que nous disons. Inutile de tricher. » Lucie se sentait mal à l’aise. Comme d’habitude avec Richard on ne savait pas s’il plaisantait ou s’il était sérieux. Il semblait très excité, et elle aussi du reste. Leur présence dans ce lieu où ils échappaient au reste du monde, le grondement furieux de la mer qui jetait sur eux des paquets d’écume chaque fois qu’une vague venait frapper les blocs de béton, l’odeur de pourriture et d’immondices qui remontait d’excavations plus profondes, tout poussait à l’exploration de secrets inavoués. « – Qu’est-ce que tu veux que je te dises ? demanda-t-elle. Vas-y, pose-moi des questions. – Je veux découvrir les secrets que tu cherches à te cacher. – Mais je n’ai aucun secret. Pose-moi des questions, tu verras bien. » Elle pensait au beau Raoul. Oserait-elle lui raconter ce qu’elle avait fait ? Qu’en penserait-il ? Il se moquerait d’elle évidemment… Ils s’étaient assis tous les deux côte à côte sur le rebord d’un bloc, les pieds dans l’eau saumâtre et en face d’eux des crabes sillonnaient la surface granuleuse de la paroi par brefs mouvements discontinus et rapides. Elle le sentait respirer à côté d’elle, penché sur son épaule tandis qu’elle suivait des yeux le ballet des crabes. « - Dis-moi. Est-ce que tu as couché avec Mathilde ? – Comment ça ? – Est-ce que tu as fait des choses sexuelles avec elle, je veux dire. – Tu es fou ! » Alors là, vraiment ! c’était la dernière idée qui lui serait venue, elle en était toute suffoquée. Mais en même temps elle sentait qu’elle devenait toute rouge et ne parvenait pas à reprendre sa respiration. « - Est-ce que tu te masturbes ? » Elle ne savait pas exactement ce que ça voulait dire mais elle était à peu près certaine de ne pas mentir en disant non. « - Et est-ce que tu as déjà couché avec un homme ? – Jamais ! (son empressement à répondre était d’autant plus vif qu’elle n’en était plus tout à fait sûre maintenant après ce qui s’était passé avec le beau Raoul) – Alors tu es vierge ? – Évidemment ! – C’est embêtant. – Pourquoi ? – Parce que ce genre de choses c’est comme les oreillons, plus on attend plus c’est embêtant. »
C’est comme ça qu’il l’avait décidée à venir chez lui. Dans la seule intention de régler ce problème. Il le lui avait proposé tranquillement, comme une chose naturelle, en lui expliquant longuement, qu’il convenait de faire cela dans les conditions les plus favorables au futur épanouissement de sa féminité et sans que la chose soit altérée par les détestables parasites d’une sentimentalité qui n’avait pas sa place dans ce genre d’affaire. Elle entendait sa voix qui s’insinuait en elle au milieu du fracas des vagues. Il lui avait fait valoir que c’était une chance pour elle d’être tombée sur un garçon comme lui et qu’il aurait beaucoup à lui apprendre, en toute amitié, cela va sans dire, et de la façon la plus désintéressée parce que le lien déjà si ancien qui les unissait la garantissait absolument de tous les dangers qu’on était menacé de rencontrer en pareil cas. Il interviendrait comme un grand frère ou mieux encore comme un prêtre, dans le secret le plus absolu et il lui avait fait jurer de n’en rien dire aux autres. Ceci demeurerait leur secret dont jamais personne d’autre ne se douterait. Pour cela il l’amènerait chez lui un soir, ils auraient tout le temps et la tranquillité nécessaire. Sa mère ne s’occupait pas de ses affaires et ne lui demandait pas de compte sur les amis qu’il faisait venir à la maison ; quant à son père il était toujours en voyage. « - Nous avons une conception très libre de la famille » précisa-t-il avec un pointe d’orgueil et il laissa entendre qu’elle ne serait pas la première à venir le voir. Elle n’avait jamais eu l’occasion encore d’aller chez lui et elle s’était toujours étonnée du reste qu’à son âge – il avait plus de vingt huit ans – il habite encore chez ses parents. D’ailleurs elle ne connaissait rien de sa vie amoureuse et pour tout dire ne l’avait jamais vu jusqu’ici avec une autre fille que Mathilde qui semblait suffire à combler sa vie bien qu’elle fût certaine qu’il ne se passait rien entre eux. Il lui écrivait des poèmes passionnés, mais elle savait que cette relation n’avait jamais dépassé le stade des mots et qu’il n’y avait même jamais eu entre eux l’échange d’un baiser. Cependant, ne pouvait-on considérer qu’elle allait la trahir en devenant la maîtresse de Richard, lui voler son amoureux en quelque sorte ? Quand elle lui avait fait valoir cet argument Richard était parti d’un grand rire et s’était exclamé que décidemment elle n’avait rien compris. Le sentiment qu’il éprouvait pour Mathilde était d’ordre mystique et il ne voyait pas en quoi ce qu’ils allaient faire ensemble tous les deux pouvait le remettre en cause. Ce qui se passerait entre elle et lui demeurerait un grand secret. « - L’union du physiologique et du cérébral ! » conclut-il sans qu’elle comprenne très bien ce qu’il voulait dire. Mais elle sentait malgré tout que quelque chose en elle souhaitait se laisser convaincre et elle se résolut à accepter.

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