Pourquoi s’étaient-elles inscrites si précisément, au moindre détail près, dans sa mémoire ? Était-ce l’éloignement du temps qui les avaient magnifiées ou bien étaient-elles chargées dès l’origine d’une valeur intrinsèquement supérieure à tout ce qu’elle avait vécu ensuite ? Ce qu’elle ignorait alors c’est que jamais plus ce qu’elle était en train de vivre ne lui serait donné une seconde fois parce que justement cette fois-là était unique du fait que c’était la première. Car c’est là en effet qu’est l’énorme escroquerie de la vie : elle vous projette dans un futur qu’on veut croire toujours plus beau alors qu’elle est toute entière rassemblée dans un présent qui ne vous sera jamais redonné. C’est ce dont Richard avait tenté de la persuader ce jour-là. Hélas ! Elle ne l’avait pas cru. Elle ne cessait de lui répéter qu’elle ne l’aimait pas, qu’elle voulait se garder intact pour celui qu’elle aimerait un jour et que ce n’était pas cela l’amour, ces abominations auxquelles il la contraignait. Comment pouvait-elle imaginer que ce premier contact avec la sublime horreur du sexe aucune autre expérience par la suite ne pourrait lui en restituer l’émotion, jusqu’à qu’à ce que cet acte devenu banal et un peu ennuyeux ne fût plus pour elle qu’une façon de brader ses illusions perdues. Elle avait connu ensuite beaucoup d’autres d’hommes. C’était comme au théâtre où un rôle succède à un autre sans qu’on ne parvienne plus tout à fait à les distinguer entre eux. Se rappelait-elle tous les auteurs qu’elle avait successivement joués ? Il y en avait de bons, de moins bons, des classiques et des modernes, des tragiques et des comiques, et puis tous ceux qu’elle avait oubliés, tous ceux qui n’avaient aucune importance. Elle relisait parfois une pièce qu’elle avait jouée autrefois en ayant l’impression de la découvrir. Était-il possible qu’elle en eût un jour connu le texte par cœur, qu’elle en eût restitué chaque soir les sentiments, les émotions, s’identifiant à une héroïne dont elle ne se rappelait même plus le nom aujourd’hui ? L’amour est ainsi : on se coule dans un rôle quelque temps et puis on se débarrasse de cette peau pour une autre, mais le premier homme, quel qu’il fût, restait à tout jamais le seul. Le premier homme qui l’avait contrainte à faire ces choses dont elle n’avait même pas eu l’idée auparavant… Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur…
La mère de Richard s’était retournée quand elle l’avait vu apparaître sur la terrasse. « - Venez, approchez. Comment vous appelez-vous, mademoiselle ? Vous êtes ravissante ! Mon fils décidemment est d’une cruauté insupportable, il s’arrange toujours pour me mettre en présence de ravissantes jeunes filles avec lesquelles la vieille femme que je suis ne peut rivaliser. Venez donc vous asseoir près de moi. Embrassez-moi. Ah ! Ce parfum qu’elles ont, ces jeunes filles !… un parfum d’amour et d’eau fraîche… » Lucie, qui venait de prendre hâtivement une douche, s’était assise auprès d’elle. Quel âge pouvait bien avoir cette femme ? Elle paraissait sans doute beaucoup plus jeune qu’elle ne l’était en réalité. Richard parlait souvent de sa mère, la citait à tout propos, l’appelant le plus souvent par son prénom, Solange, dont il prétendait par une fausse étymologie qu’il voulait dire « sol ange » c’est-à-dire l’ange du soleil. Il parlait également souvent de son père, et disait que c’était un parfait salaud parce qu’il laissait sa femme toute seule et que si elle prenait des amants il l’avait bien mérité. Ainsi cette femme avait des amants ! Elle faisait avec d’autres hommes ce qu’elle-même venait de faire avec son fils ! Cette idée la troublait pendant qu’elle la regardait et que celle-ci pendant ce temps continuait à lui faire des grâces. Elle ne pouvait s’empêcher de se dire qu’elle avait certainement dû l’entendre crier la veille et qu’elle devait la trouver parfaitement ridicule. Où donc Richard avait-il passé la nuit ? Était-il allé se réfugier auprès d’elle ? Il avait peut-être dormi dans sa chambre ! Lui avait-il tout raconté ? Ah ! Ils avaient bien dû rire ensemble ! Amenait-il ainsi souvent de la fille chez lui ? Faisaient-ils ensuite ensemble des comparaisons ? Il disait que ses rapports avec sa mère étaient très libres… Toutes ces idées lui tournaient dans la tête quand il était apparu sous la pergola une cafetière à la main. Il l’avait embrassée familièrement sur les cheveux avant de remplir sa tasse, puis avait rempli celle de sa mère. Rien ne de ce qui s’était passé la veille ne transparaissait sur son visage. Il semblait parfaitement reposé, rafraîchi, parfaitement naturel et heureux. Il s'était installé entre elles et la conversation avait repris son cours. Il avait demandé à sa mère ce qu’elle avait fait la veille. Elle était allée à une soirée à l'hôtel Saint-Georges. « - Les Lacoste mariait leur fille, tu sais, c’était une grande soirée. Il y avait de ces décolletés ! La petite Sérigny montrait sa poitrine jusqu’au bout des seins. » Lucie se sentait de plus en plus mal à l’aise. Ces deux êtres-là étaient complices, c’est l’évidence. Elle repensait à ce qui s’était passé la veille, son corps en gardait encore les sensations. Elle s’étonnait de ne jamais avoir eu même l’idée que ces choses-là pouvaient exister, c’était dégoûtant ! Et en plus, ce qui lui avait semblé étrange c’est qu’il n’avait pas l’air d’y prendre plus de plaisir qu’elle. Il l’enjôlait par ses discours et la forçait à se laisser faire, jusqu’au moment où il semblait se fatiguer et se remettait à parler au lieu d’agir, au point qu’elle se demandait si elle n’était pas encore vierge. Elle doit me prendre pour une idiote, se dit-elle. En tous cas il apparaît clairement que Richard ne lui a jamais parlé de moi… Lucie au contraire passait son temps à parler de ses amis à ses parents mais ici seul Philippe revenait souvent dans la conversation. La mère de Richard semblait avoir pour lui une grande admiration. « - Il a le génie des juifs, disait-elle. Avec eux, c’est tout ou rien. Einstein ou Ben Couscous ! Et vous, de quelle origine êtes-vous, Mademoiselle ? – Italienne. – Ah ! L’Italie ! La patrie des arts !… » Lucie avait honte de ses parents et elle avait honte d’en avoir honte. Quand elle lui demanda ce qu’ils faisaient elle répondit en bredouillant qu’ils étaient « dans le commerce ». Et quand elle lui demanda où elle habitait elle eut bien du mal à répondre : « rue Bab-el-Oued ». Ce nom lui écorchait la bouche. La mère s’exclama : « - Pourtant, c’est drôle, vous n’avez pas d’accent ! » Richard ne perdait rien du trouble dans lequel il voyait Lucie, il était bien trop malin pour ne pas s’en être aperçu mais il avait l’air d’y prendre plaisir. D’ailleurs lui si bavard d’habitude, se contentait d’écouter. Une fois seulement il s’adressa à sa mère, en l’appelant par son prénom, pour lui offrir une cigarette. Car ils fumaient tous les deux, dès le petit-déjeuner ! On sentait la pratique bien ancrée dans leurs habitudes. D’ailleurs la scène du petit déjeuner devait se répéter tous les matins. Avec d’autres jeunes filles sans doute, ou en tête-à-tête. On sentait que c’était pour eux le meilleur moment de la journée, celui que l’on prolongeait le plus longtemps possible. Lucie n’osait pas dire qu’elle voulait s’en aller et qu’elle n’attendait qu’un moment favorable. Et il fallait encore qu’elle remette sa robe de la veille qui devait être toute chiffonnée !… À la fin Richard avait eu pitié d’elle et il lui avait proposé de la ramener. Au retour, ils n’avaient pas échangé un mot durant tout le trajet et quand elle s’était retrouvée chez elle, elle ne savait plus où elle en était. Ses parents lui avaient demandé : « - Alors cette fête, c’était bien ? – Oui, oui. – Et Mathilde ? Elle était là, elle aussi ? – Non, elle n’était pas invitée. » Ils n’avaient pas insisté. Les parents de Lucie étaient d’une grande discrétion avec leur fille, il lui faisait confiance et se disaient que les histoires des jeunes ce n’étaient pas les leurs. Et puis ils étaient flattés sans doute de ses relations et espéraient au fond d’eux-mêmes qu’elle leur annonce un jour la promesse d’un beau mariage. Lucie était remontée dans sa chambre sous prétexte qu’elle était fatiguée et elle avait pleuré dans son lit pendant des heures avant de s’endormir.
« - Un basson ? Quelle forme ça a un basson ? Est-ce que ce sont ces gros machins qui s’enroulent autour de la poitrine. – Mais non, vous confondez avec les cors !…Le basson c’est un gros tube qui se tient tout droit. On souffle dedans par un petit biquet. » Elles s’amusent à se le représenter soufflant dans son instrument. Elles en ont les larmes aux yeux. Quelle doit être sa vie ? Non, décidemment il n’est sûrement pas marié. Il vient ici parce qu’il ne sait pas où aller. La saison d’opéra est si courte ! Il a dû lui en falloir du courage pour leur donner cette invitation. « - Vous avez envie d’y aller, vous ? - Pourquoi pas ? – Mais comment ferons-nous ? – Regardez. Ils disent qu’il y aura une navette qui prendra les gens place Coligny et les ramènera au retour. » Madame Pons est déjà toute excitée à l’idée de cette sortie, d’autant qu’ainsi ils deviendront certainement amis ensuite. Ils parleront du spectacle quand ils se reverront… Lucie, elle, pense au théâtre. Cela fait si longtemps qu’elle n’y est plus allée, depuis qu’elle a abandonné sa carrière… plus de trente ans maintenant ! Quel effet cela lui fera-t-il de retrouver la chaleur d’une salle, le bruit du public avant le lever du rideau, l’odeur du velours ?

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