C’est sans doute la dernière chose à laquelle elle s’attend. Peut-être qu’elle refusera de lui répondre. Au fond elle préfèrerait ça car alors cela voudrait dire que le passé n’est pas mort ! ou bien qu’elle lui réponde en crachant sur elle son mépris, son indignation : « - Comment peux-tu m’écrire après ce qui s’est passé ! Tu savais que Richard m’appartenait, tu savais que nous étions fiancés !… »
« - Mais vous n’avez offensé personne, ma chère Lucie, c’est moi qui vous le dis. Votre amie sera certainement très heureuse d’avoir de vos nouvelles. » Mme Pons est passionnée par ce que Lucie lui raconte le lendemain à la Marquise. « - Moi, autrefois, j’étais d’une jalousie féroce. Il faut dire que dès qu’une femme faisait l’œil de biche à mon mari il devenait complètement idiot. Ah ! mais c’est que je ne me laissais pas faire. Je les mettais en pièce !… Vous, ma chère Lucie, je suis sûre que vous étiez trop bonne, incapable de vous défendre. Et c’est vous maintenant qui vous sentez coupable ! Mais quel mal lui avez-vous fait ? j’aimerais bien le savoir. »
Elle aimerait bien le savoir en effet ! Elle est friande de confidences mais Lucie reste dans le vague. D’ailleurs que s’était-il vraiment passé ? qu’aurait-elle eu à lui raconter ? Mathilde devant la porte de l’hôpital avec ses pansements aux poignets ? « - Qu’est-ce que tu fais là ? – Je suis venu donner mon sang. » Elle n’avait pas compris sur le moment, elle l’avait crue. Il y avait des raisons de donner son sang en ce temps-là, avec tous ces attentats qui ensanglantaient la ville, des dizaines de blessés tous les jours. Son père, lui, en avait réchappé de justesse. « - Une simple égratignure, dans une semaine il sera sur pieds. » Mais il avait compris la leçon, il avait décidé de partir, toutes affaires cessantes. Ne pas tenter le destin une seconde fois. Déjà, dans les jours qui avaient suivi, ils n’étaient plus là. Une seule obsession : qu’il n’arrive plus rien maintenant avant qu’ils s’en soient tirés. Pour la première fois de sa vie elle avait eu peur pendant ces derniers jours où ils étaient restés, peur quand elle marchait dans la rue de passer au moment où une bombe éclaterait, peur d’aller faire des courses au marché, peur d’aller au café. Alors Mathilde avec ses pansements ! sur le moment elle n’y avait pas pensé. C’est plus tard, bien plus tard, qu’elle avait compris, qu’un jour, en y repensant elle s’était dit : Mais oui, bien sûr, que je suis bête !…Et la phrase de Philippe : « -Tu es une fille minable ! » Comme un vieux film qu’on se repasse, un film qu’on n’a pas pu terminer parce que le tournage en a été interrompu par les circonstances. Dire qu’ils avaient mis tant d’espoirs dans cet Antigone, tant d’enthousiasme ! les costumes étaient prêts, elle connaissait déjà son texte par cœur, on devait faire un premier filage dès le début de l’automne. Ils en avaient parlé encore, Philippe et elle, lors de cette fameuse rencontre devant le mur du stade : « - Dès que je saurai les jours où l’on peut répéter je te préviendrai. » Et puis elle ne l’avait jamais revu.
« - Vous savez Hélène, nous étions tous fous à l’époque, c’était ces événements qui rejaillissaient sur nous. Nous vivions dans l’exaltation. Mathilde était ma meilleure amie. Les autres prétendaient même qu’elle était amoureuse de moi. C’était une façon de parler. Moi je crois que c’est surtout de Richard qu’elle était amoureuse. En tous cas je crois qu’elle avait peur qu’aucun autre homme ne veuille d’elle à cause de son nez qui lui donnait des complexes. Tandis que Richard ! il lui disait qu’elle était sa reine, sa déesse !… - Moi, Lucie, rétorque Mme Pons en portant sa tasse à ses lèvres, dans ma Normandie c’était moins compliqué. Quand les parents avait trouvé un mari pour leur fille on s’arrangeait pour inviter le jeune homme à la maison et puis on laissait parler la nature !…Seulement dans mon cas la nature s’est trompé de cible. Mon mari s’est intéressé à moi au lieu de s’intéresser à ma sœur. Remarquez que ma sœur n’en a pas fait une maladie, elle a épousé ensuite un négociant en vin. C’était bien mieux pour elle. À part qu’elle est morte à quarante ans, la pauvre, d’un arrêt du cœur. Mais ça, on ne pouvait pas le prévoir. » Elles papotent ainsi. Ce soir à la « Marquise » l’ambiance est un peu triste parce qu’elles savent que leur ami ne viendra pas car il a une répétition. La représentation a lieu dans deux jours et leur grande préoccupation est de savoir ce qu’elle mettront pour y aller. Une robe ordinaire suffirait, agrémentée d’une écharpe de soie. Lucie a une garde-robe très fournie qui date du temps où elle recevait des élèves mais elle n’a plus guère l’occasion de s’habiller. Elle a même un manteau de vison qu’elle s’oblige à sortir de temps en temps pour l’aérer. Mme Pons, quant à elle, possède un magnifique astrakan. « - Ne craignez-vous pas qu’il ne fasse trop chaud ? – Vous savez, en ce moment… »
Deux jours plus tard. La façade de l’opéra entièrement illuminée. Atmosphère de féerie mais Lucie est maussade. Toute la journée elle n’a guère pensé qu’à Mathilde dont elle n’a reçu encore aucune réponse. Ça ne va pas recommencer comme avec Philippe ! Dans quelques jours il sera trop tard pour en espérer une mais pour l’instant elle est encore dans cette insupportable période d’incertitude dont l’espoir se nourrit, cette période qu’elle n’avait déjà que trop connue à l’époque, dans les semaines qui avaient suivi son départ. Mais ce n’était pas des nouvelles de Mathilde alors qu’elle attendait, mais de Richard. Pendant des jours et des jours, cette attente insupportable d’une lettre qui ne venait jamais !… Mme Pons lui fait remarquer qu’elles avaient bien tort de se faire du soucis pour leur toilette. Elle est un peu déçue parce qu’elle s’attendait à des paillettes et il n’y a que des gens simples, par groupes de deux ou trois, qui se précipitent pour ne pas être en retard et présentent à l’entrée leur carton d’invitation.
Lucie se souvient des concours au conservatoire… Chaque printemps c’était l’événement là-bas, la foule stationnait sur les marches de l’Opéra, des heures à l’avance, pour être sûre d’avoir les meilleures places. Les concours durait une semaine entière, un jour les instruments à vent, le lendemain les instruments à corde et puis le piano, la comédie, la tragédie, le chant, et enfin le samedi la danse, la reine des épreuves, le jour où il y avait le plus de monde. Chaque matin on lisait dans le journal le compte-rendu du concours de la veille, avec les résultats, la photo des lauréats. Il y avait des habitués qui venaient tous les jours parce que c’était gratuit. On faisait la queue (là-bas on disait la chaîne) plusieurs heures à l’avance. Dès que les portes étaient ouvertes il fallait traverser le hall dans toute sa longueur, moitié courant moitié marchant pour ne pas perdre sa dignité. Il y avait de vieilles habituées qui s’en était fait une spécialité…Quand Lucie entre dans la salle elle retrouve cette odeur de vieux velours qu’elle n’a jamais pu oublier, cette odeur qui est la même dans tous les théâtres du monde. Elle retrouve ce bruit feutré que font les portes des loges qui se referment et ce bruit sec des strapontins que l’on rabat, et ce murmure continu qui enfle peu à peu, à la fois doux et contenu. Elle se revoit des années plus tôt lorsqu’elle allait dans la salle pour « sentir le public » avant que ça commence, « prendre la température » comme elle disait. Elle apercevait sa mère au balcon qui ne manquait jamais de venir la voir (son père, lui, prétendait qu’il ne pouvait pas quitter son magasin mais en réalité c’était parce qu’il avait bien trop peur ; il était fier d’elle au delà de tout ce qu’on pouvait imaginer). Un jour, dans le magasin, elle lui avait joué sa scène exprès pour lui. Il en avait les larmes aux yeux . Il répétait : « - Si ton grand-père voyait ça ! lui qui savait à peine parler français ! Tu te rends compte Ali ! » Et Ali rigolait en répétant : « - Parole d’honneur, sur la vie de ma mère, c’est vraiment joli ! (il prononçait jouli) » et il embrassait le bout de ses doigts pour exprimer son enthousiasme.
Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur,
J’allais voir Octavie et non point l’Empereur.
Son professeur, madame Blachet, disait qu’elle avait une voix qui jaillissait comme une source dans un bois. Son partenaire favori s’appelait André Gornès, un grand brun, excessivement maigre, affecté d’un long cou, dont la pomme d’Adam montait et descendait tandis qu’il psalmodiait ses alexandrins d’une voix de baryton tout en roulant des yeux. Il se croyait habité par le génie du théâtre. Dans le civil il était employé des postes. Quand il avait concouru dans les fureurs d’Oreste il portait une petite tunique à la grecque dont sortaient deux cuisses maigres comme des allumettes. Cette année-là le sort ne lui avait pas été favorable et il n’avait obtenu qu’un second accessit. Alors, quand il avait été appelé sur scène pour entendre son résultat, il s’était avancé vers la rampe, face au jury qui se tenait lâchement tapi dans l’ombre des loges, et il avait lancé : « - Je vous remercie, messieurs ! » au grand plaisir du public qui avait pris fait et cause pour lui et trépignait d’enthousiasme.
« - Regardez, Lucie, l’orchestre se met en place. Est-ce que nous parviendrons à reconnaître notre ami ? » De là où elles sont en effet on ne voit pas toute la fosse mais seulement le haut des têtes qui dépassent. Elles se haussent du col pour apercevoir quelque chose. Chacun s’emploie à accorder son instrument. Sous l’uniformité de l’habit il y a les silhouettes les plus diverses, des gros, des maigres, des jeunes, des vieux, et une énorme harpiste en robe de satin sur une petite estrade. Soudain : « - Regardez ! là, à droite, au second rang, c’est lui ! » C’est bien lui en effet avec son casque de cheveux argentés, le nœud papillon légèrement de travers. C’est la première fois qu’elles le voient en habit au lieu de son blazer moutarde. Qu’il a l’air drôle ainsi ! Elles guettent toutes deux le moindre de ses gestes, quand il tire un mouchoir de sa poche pour s’essuyer le front, quand il règle le bec de son instrument « - Pourvu qu’il ne fasse pas de fausses notes ! » Il leur semble qu’une seule fausse note du basson mettrait toute la représentation par terre, elles prient le ciel pour qu’il ne lui arrive rien. « - C’est tout de même un peu ridicule, cet instrument, vous ne trouvez pas ! Cet énorme tube avec son petit biquet. On dirait une anse de théière. » Dans la cacophonie de l’orchestre qui s’accorde on ne parvient pas à l’entendre. Les cors, les trombones à coulisse font un fracas épouvantable. « - Il n’y en a que pour eux, ma parole ! » La salle est pleine maintenant, pleine à craquer. Enfin un sexagénaire grisonnant à la silhouette élégante bondit sur l‘estrade du chef d’orchestre, salue le public puis se retourne vers l’orchestre tandis que les lumières de la salle s’éteignent. Après un bref instant de silence, le flot puissant de la musique s’élève soudain et prend possession de l’espace.

NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Rideau" de Pierre Danger