Elle repense à ce fameux jour où elle entendit des violons pour la première fois. C’était à l’occasion de cette figuration dans Mireille. L’après-midi elles avaient répété avec une pianiste. Et là tout à coup, surprise ! C’était autre chose, un autre monde qu’elle ne soupçonnait pas, qu’elle n’aurait jamais imaginé, un continent inconnu, immense, infiniment doux, infiniment triste et fluide, à la fois totalement désincarné et qui pourtant vous prenait au corps, vous emportait comme une vague, une caresse… Elle en était restée muette au milieu de ses petites camarades qui s’agitaient autour d’elle. Elle se souvient du pompier qui se tenait debout dans les coulisses en face d’elle. Elle le contemplait sans bouger complètement subjuguée par le son des violons et à un moment il lui avait fait un clin d’œil de complicité mais elle continuait à rester là sans bouger jusqu’à ce que Mathilde la tire par le bras. « - Allez, dépêche-toi, c’est à nous ! » Mathilde ne semblait pas ressentir la même émotion. La musique, elle n’y faisait pas attention. Ce qui l’avait frappée surtout c’était Lucie en costume de paysanne. Toute la journée ensuite, elle lui avait répété qu’elle avait l’air d’une fée. Non, Mathilde n’était pas sensible à la musique. Lucie en concevait un vague sentiment de supériorité. Elle possédait un sens que son amie n’avait pas, quelque chose qu’il aurait été vain de vouloir lui communiquer et qu’elle gardait pour elle comme un jardin secret. Car la musique, pour Lucie, avait toujours été le principe de tout. Au fond elle était devenue actrice faute d’être musicienne. Pour elle les vers de Racine étaient un chant. Ce que Philippe se refusait à comprendre, qui lui disait qu’elle avait un style démodé. Démodé peut-être ! mais il en subissait bien le charme tout de même puisqu’il ne cessait d’écrire des rôles pour elle…
Ainsi cet homme est musicien ! se dit-elle, en regardant leur ami. J’aurais dû le deviner. Sa façon de marcher ! sa façon de sourire !… Il est musicien dans ses ridicules mêmes, dans sa maladresse, dans sa timidité. Et tout en laissant vagabonder sa pensée elle parvient en écoutant l’orchestre à isoler le son de son instrument, de leur instrument plutôt car ils sont deux qui jouent à l’unisson et qu’elle ne parvient pas à distinguer l’un de l’autre. Et d’être deux ils en sont encore plus émouvants. Elle a l’impression que leur voix, au milieu de toutes les autres, s’adresse spécialement à elle. Ils ont beaucoup de mal à se faire entendre d’ailleurs mais tout de même ils y parviennent de temps en temps, et elle aurait envie de les encourager. L’orchestre par moments se déchaîne comme les vagues en fureur qui s’engouffraient entre les cubes de béton le jour où Richard l’avait amenée dans son fameux confessionnal, mais toujours celles des deux bassons finissent par reconquérir leur place et par parvenir de nouveau à se faire entendre comme celle de Richard qui continuait à s’insinuer en elle au milieu de tout ce fracas. Il y a des voix auxquelles on ne peut résister. Ainsi se souvient-elle aussi de celle du père de Mathilde, les rares fois où il consentait à lui parler en la regardant un peu par en dessous d’un air ironique, d’un air d’en penser plus qu’il n’en disait. Mais on ne captait pas facilement son attention. Très vite il retournait à sa toile et vous oubliait complètement. Sa mère au contraire était une petite brune à la cambrure nerveuse - Mathilde tenait d’elle son nez bourbonien -. une femme impérieuse et qui semblait détester sa fille. D’ailleurs Mathilde la détestait aussi, elle disait qu’elle empoisonnait la vie de son père par sa jalousie intempestive. Quand il peignait un modèle il fallait toujours qu’elle trouve un prétexte pour aller le déranger dans son atelier. Pourtant il n’était absolument pas intéressé par l’attrait physique de ses modèles. Pourvu qu’elles fussent capables de tenir la pause, il prenait n’importe qui. Il les installait sur des brocards qu’il était allé acheter lui-même à cet intention, disposait autour d’elles quelques uns de ces objets que Lucie avait vus la première fois qu’elle était venue : la mandoline, la pendule en écaille, et ensuite restait enfermé avec elles des journées entières, ne sortant que pour prendre une bouffée d’air ou boire une tasse de café. Mathilde s’introduisait alors sans faire de bruit et s’essayait à peindre elle aussi. Son père ne s’occupait pas d’elle. Il faisait comme si elle n’était pas là et ne lui demandait jamais de lui montrer ce qu’elle faisait. Ensuite elle emportait sa toile dans son propre atelier, sur la terrasse, pour la retravailler et c’est là que son imagination se mettait en branle et qu’elle transformait quelquefois complètement ce qu’elle avait fait. À la fin, elle l’autorisait à voir le résultat et alors il restait songeur comme s’il avait eu soudain la révélation de ce qu’il aurait fallu faire. Lucie était subjuguée par la façon naturelle dont Mathilde lui parlait de la supériorité de son talent sur celui de son père et de la façon dont celui-ci la reconnaissait et l’acceptait. « - Mais il n’est pas jaloux de toi ? » lui demandait-elle. « - Quand je partirai en France il m’a dit qu’il me ferait une lettre pour Picasso. Et moi, quand je serai célèbre, j’organiserai une exposition de ses œuvres. Parce que si on ne devait compter que sur ma mère !…Elle ! pourvu qu’il trouve des acheteurs !… » Souvent, en effet, quand elle était là, il y avait des inconnus en visite, des clients potentiels. Ils échangeaient des propos mondains en buvant une tasse de thé. Quand Mathilde et Lucie revenaient de leurs promenades souvent Lucie remarquait les yeux des visiteurs qui se posaient sur elle. C’était l’époque où elle prenait conscience du pouvoir qu’elle avait sur les hommes. D’ailleurs Mathilde l’avait remarqué, elle aussi et elle lui avait dit : « - Tu as vu comme ils te regardent ! – Mais non, tu es folle. Qu’est-ce que tu vas chercher ! » Lucie n’aimait pas parler de ces choses-là, non tant par préjugés moraux que par une sorte de gêne instinctive qu’elle aurait été incapable d’expliquer mais qui tenait à une sorte de peur d’elle-même, de ce pouvoir qu’elle sentait naître en elle et qui était quelque chose qui lui échappait, qui la rendait étrangère à elle-même. Rien ne la mettait plus mal à l’aise que quand on lui disait qu’elle était belle. Elle ressentait aussitôt l’auteur du compliment comme un ennemi. Elle était d’une innocence incroyable pour son âge. Comment imaginer aujourd’hui qu’elle n’était même pas très exactement au courant de ce qu’on pouvait faire entre un homme et une femme avant que Richard ne se soit chargé de le lui enseigner ! Elle sentait bien que Mathilde aurait souhaité avoir avec elle des conversations plus longues sur ce sujet, mais elle les évitait. Qu’aurait-elle eu à lui dire ? Elle avait vaguement honte. Elle ne souhaitait pas non plus que Mathilde lui déballe ses petits secrets, elle préférait parler d’autre chose.
Or un jour - c’était au retour d’une de leurs promenades, elles étaient allé cueillir une grosse brassée de dahlias que Mathilde était en train de disposer dans le vase où elle avait coutume de composer ses bouquets - et Lucie avait encore le feu aux joues parce qu’en revenant elles venaient de croiser dans le jardin un homme qui parlait avec les parents, encore un acheteur, sans doute, à qui comme d’habitude on l’avait présentée. Quand elle s’était approché pour lui serrer la main (c’était un homme assez grand et de belle allure, dont on devinait tout de suite qu’il était riche) elle avait senti que par une discrète pression des doigts il tentait de conserver sa main dans la sienne et il lui avait même semblé sentir son pouce la caresser tandis qu’il la regardait avec une insistance ironique. Elle s’était dégagée avec horreur mais elle sentait qu’il la suivait encore des yeux pendant qu’elle s’éloignait. « - Je déteste ce genre d’homme ! s’était-elle écriée dès qu’elles avaient été dans la maison – Pourtant il a dit à mon père qu’il te trouvait très belle. – Comment a-t-il pu lui dire ça puisque c’est la première fois qu’il me voit ? » Mathilde restait sans répondre et regardait Lucie avec des yeux brillants. « - Eh bien explique-toi ! Tu as l’air de me cacher quelque chose. Que veux-tu dire ? » Mathilde continuait à se taire en la regardant. « - Ce que tu peux être agaçante ! Explique-moi comment cet homme qui ne m’a jamais vue a pu dire à ton père qu’il me trouvait belle. À moins d’être devin !… - Viens. Je vais te montrer quelque chose. » Elles étaient montées sur la terrasse et avaient pénétré dans la petite cabane de verre qui servait d’atelier à Mathilde. Et là celle-ci avait arraché un drap blanc qui recouvrait une des toiles appuyées contre la cloison et ce que Lucie avait aperçu alors l’avait soulevée d’effroi : la toile représentait une jeune fille entièrement nue, à demi couché sur le dos, fondue dans des reflets de pourpre, dont le visage, renversé en arrière, noyé dans une épaisse chevelure noire, fixait le vide d’un regard sans expression. Et ce visage, sans aucun doute possible… c’était le sien ! cette femme lui ressemblait avec une exactitude que seule Mathilde était capable d’atteindre. « - Et c’est cela que tu lui as montré ! – Vendu. – Comment cela ? – Vendu, je te dis. C’est ce tableau qu’il est venu chercher. »
Lucie en avait éprouvé un sentiment d’horreur. Se voir ainsi exposée, profanée, violée dans son intimité !… Elle ne savait que dire, elle aurait voulu s’enfuir mais elle se sentait incapable de bouger et regardait son amie avec des yeux hallucinés en répétant : « - Pourquoi ? pourquoi ?… » Mathilde avait voulu s’approcher d’elle mais elle avait bondi en arrière en criant : « - Ne me touche pas ! » Alors Mathilde lui avait expliqué doucement : « - Mais ce n’est pas un crime. Je n’ai pas osé te proposer de poser pour moi parce que j’étais sûre que tu refuserais. Alors je t’ai faite de mémoire. Je t’ai tellement regardée quand nous allons nous baigner que je n’ai pas eu beaucoup de mal. Avec tes grands yeux, ta maigreur, tes cheveux noirs comme de la toile cirée, on dirait que tu as un corps de suppliciée. Je ne sais pas pourquoi, je te vois toujours en martyre chrétienne, j’aurais voulu te peindre avec une auréole au milieu des lions. Tu es tellement belle à certains moments qu’on a envie de se mettre à genoux devant toi. » Lucie pleurait en l’écoutant. La voix de Mathilde lui faisait horreur et en même temps elle lui était douce, consolatrice. Elle l’avait trahie, violée, vendue à un homme. Qu’aurait-il pu lui arriver de pire ! « - Mais non, lui répétait-elle, je ne t’ai pas trahie, ce n’est pas toi que j’ai vendue, c’est une image que tu m’as inspirée, c’est comme quand tu joues un rôle. C’est Phèdre qui meurt, ce n’est pas toi. »
« C’est Phèdre qui meurt, ce n’est pas toi. » La phrase n’avait cessé ensuite de lui tourner dans la tête. De ce jour datait la décision qu’elle avait prise de faire du théâtre, parce que le théâtre était le garant de son invulnérabilité et qu’il lui ouvrait de ce fait tous les possibles. Le théâtre, c’était la libération de tout ce qui était resté bloqué en elle jusqu’ici et c’est pourquoi, malgré le ressentiment qu’elle continuait à éprouver à l’égard de son amie elle lui était restée reconnaissante en même temps de l’avoir fait naître à elle-même. Elle comprenait aussi que pour Mathilde rien d’autre ne comptait que son art et qu’elle n’existait pour son amie que dans la mesure où elle pouvait l’inspirer. Dès le premier jour de leurs relations, dans ce spectacle où elle étaient déguisées en paysanne, elle n’avait vu en elle que le personnage. Et c’était très bien ainsi, Mathilde ne désirait rien d’autre d’elle. Sa nudité sur la toile était elle-même un costume de théâtre et si elle lui avait proposé de jour-là de poser réellement pour elle, elle l’aurait fait sur le champ. Mais Mathilde n’avait pas osé. Elle était toute confuse, elle s’était excusée en lui répétant mille fois qu’elle regrettait vraiment et qu’elle pouvait détruire sa toile sur le champ si elle le voulait. Mais Lucie savait ce que cela représentait pour elle et elle lui avait répondu que ça n’avait aucune importance, qu’elle pouvait la garder et même la vendre si ça lui faisait plaisir. Et quelques mois plus tard elle était allé s’inscrire au conservatoire.

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