C’était la première fois depuis bien longtemps. Sans doute parce que Mathilde allait mourir. Lucie avait le sentiment du début jusqu’à la fin de l’avoir trahie. « Tu es une fille minable ! » lui avait dit Philippe et lâchement elle cultivait avec complaisance ce sentiment de culpabilité qui l’habitait maintenant qu’il était trop tard, qui l’avait toujours habitée. Savait-elle que Mathilde l’aimait, l’aimait d’amour, la désirait ? Au fond elle aurait pu s’en douter depuis le début. La façon dont elle s’était connues quand elles avaient fait ensemble cette figuration à l’Opéra et que Mathilde lui disait qu’elle la trouvait si belle dans sa robe de paysanne ! Elles n’étaient alors que deux petites filles et leurs sentiments étaient pures mais déjà toute la suite était contenue dans cet instant où Lucie se laissait chatouiller par les compliments de son amie tout en faisant semblant de ne pas comprendre ce qu’ils signifiaient. D’ailleurs étaient-elles encore des petites filles ? Lucie confondait les âges, les époques, afin de brouiller les pistes. Toute sa vie n’avait été au fond qu’un gigantesque échafaudage de mauvaise foi où elle avait fait semblant de ne pas comprendre ce qui la dérangeait, comme elle affectait de ne rien comprendre aux écrits de Philippe pour échapper à son emprise. Elle avait fait de sa bêtise une alliée, sa meilleure arme contre les autres, et le résultat était brillant, comme on voit !…
Elle descend dans son jardin admirer ses rosiers. Ce sera une belle journée aujourd’hui ! La lumière est vive dans un ciel sans nuage et l’air est plus léger. C’est l’été de la Saint-Martin. Rien à voir avec ce temps pourri qu’il faisait à Dunkerque. Princesse à ses pieds se roule voluptueusement sur le gravier, puis changeant soudain d’idée s’en va dans les fourrés cueillir quelque brin d’herbe qu’elle choisit du bout de son museau avec d’infinies précautions. Lucie a décidé de prendre son petit déjeuner dehors. Bientôt ce ne sera plus possible, il faut en profiter. Mais pourquoi cette irrésistible envie de pleurer ? À cause de Mathilde ? Cela fait quarante ans que je ne l’ai pas vue ! Qu’est-ce que ça change ? Mathilde est là cependant, à côté d’elle, à la fois morte et vivante. Tu te souviens, Mathilde ! nous nous moquions de tous ces garçons qui tournaient autour de moi parce qu’ils me trouvaient belle, au conservatoire, à la piscine, à la sortie du lycée, toujours, partout, comme des mouches. Toi tu disais que tu t’en fichais d’être moche, que c’était bien plus agréable de ne pas plaire aux hommes parce qu’on est plus tranquille et tu t’inquiétais de l’effet que ça me faisait à moi d’être ainsi tout le temps désirée, sollicitée, et tu n’arrivais pas à le croire quand je te disais que ça ne me faisait rien, que c’était comme si ce n’était pas à moi que ça s’adressait, et tu me demandais si je n’éprouvais jamais moi-même aucun désir pour les hommes. Et quand je te disais non, ça te faisait rire !…
Et pourtant c’était vrai, elle n’en éprouvait aucun. Elle ne leur en voulait pas non plus de s’intéresser à elle, elle n’avait pas à leur en vouloir, c’était naturel, mais c’était leur affaire, ça ne la concernait pas. Plus tard à Paris elle n’avait éprouvé de même aucune aversion à l’égard des sollicitations dont elle était l’objet, elle n’était même pas opposée à l’idée de les satisfaire, à condition qu’on ne lui en demande pas davantage car elle ne se sentait nullement astreinte pour autant à tomber amoureuse. Et pourtant c’était la seule chose au bout du compte qu’ils lui demandaient, d’être aimés. Richard, au moins, ne le lui avait jamais demandé. Que n’en faisaient-ils de même tous ceux qui avaient le privilège de l’avoir dans leur lit et avaient l’outrecuidance de ne pas s’en satisfaire. Très vite elle en vint par défi, par ennui, par dégoût, à accepter ce qu’elle refusait au début : les occasions que lui procuraient ses tournées en province. C’était sa façon à elle, là encore, de rester en relation – une relation purement imaginaire bien sûr - avec Richard. Le premier homme qu’elle avait rencontré ainsi était un chef d’entreprise, directeur d’une usine de cosmétique, qui voulait l’installer dans une somptueuse villa sur la côte normande à condition qu’elle abandonne sa carrière. Ensuite elle avait tout connu dans le genre : un président de conseil général qui voulait divorcer pour l’épouser, un avocat du barreau de Marseille qui, pour obtenir d’elle l’aveu de ses sentiments, roulait à pleine vitesse sur les routes du Lubéron en clamant qu’il préférerait se fracasser contre un arbre plutôt que de vivre sans son amour (elle avait été obligée de descendre précipitamment au premier arrêt). Leurs visages se confondaient aujourd’hui dans sa mémoire, ils avaient tous la même tête de chien et le même regard éploré. Quelques uns, rarissimes, étaient arrogants. C’est ceux-là qu’elle préférait. Elle ne s’entendait bien qu’avec les canailles. Et c’est à cette espèce qu’appartenait son partenaire, ce Jean-Paul Bachelet dont elle avait admiré l’insolence, le détachement et la façon dont il traitait sa fiancée, la petite Patricia aux si longs cheveux. Elle savait qu’ils coucheraient ensemble un jour ou l’autre, mais ignorait encore où et quand. Ça n’avait aucune importance. Le tournage étant terminé ils n’auraient plus maintenant l’occasion de se voir avant la sortie du film. En attendant, elle avait accepté de jouer dans une pièce ridicule, une sorte de mélodrame mystique où une jeune religieuse venait témoigner dans un procès en faveur de l’homme qui l’avait violée, et tout ceci dans le cadre de la guerre civile espagnole (l’auteur comptait sur l’effet du scandale et quelques scènes un peu scabreuses pour assurer le succès de sa pièce). Elle répétait tous les jours au théâtre de la Madeleine dans cette atmosphère délétère qui s’installe entre les acteurs quand ceux-ci sont conscients qu’on va droit à la catastrophe. On se disputait avec le metteur en scène, on faisait caprices. L’auteur seul semblait y croire encore. Il pensait visiblement qu’il avait écrit un chef d’oeuvre. Sa foi indélébile en son talent était émouvante. Il lui rappelait Philippe et elle s’était dit que s’il lui faisait la moindre avance elle ne dirait pas non. Mais hélas il n’avait jamais essayé. Il paraissait même parfois animé d’une sorte d’hostilité contre elle. Et en cela aussi il lui rappelait Philippe. « - Il t’en veut d’être une trop grande actrice pour lui, lui expliqua l’un ses partenaires, tu donnes à son texte une dimension qui en dévoile la médiocrité. Il aurait préféré une comédienne plus obscure. Dans son ombre il se serait caché. » Celui qui disait cela était un vieil acteur, qui avait joué autrefois avec Dullin. Lucie l’adorait. « - Mais alors à quoi ça sert ce que nous faisons, lui disait-elle, si être en lumière devient un défaut ? Je ne sais plus où j’en suis, moi. Parfois j’en ai assez ! » Et c’était vrai qu’elle en avait assez. Son métier n’avait plus de sens. Les spectacles à la mode étaient ceux où seul le metteur en scène se mettait en valeur et plus c’était long et ennuyeux plus le public était content. Certains pièces duraient plus de dix heures. Tout en se moquant de cette mode elle se sentait vaguement humiliée qu’on ne fasse jamais appel à elle pour ce genre de choses. Quand elle posait la question on lui répondait : « - Ce n’est pas ton style, c’est tout à ton honneur. Il faut laisser passer la vague. » Oui, bien sûr, mais en attendant elle était fatiguée de cette vie, fatiguée de ce qu’elle jouait. Elle repensait à Antigone, à leur foi, à leur enthousiasme. Et Philippe, qu’était-il devenu ? Elle n’entendait jamais parler de lui ? N’écrivait-il plus rien ? Elle aurait voulu qu’il arrive, comme ça, un jour, à l’improviste, lui proposer une de ses pièces !… Elle racontait au vieux comédien ce qu’ils avaient fait là-bas et il l’écoutait en souriant ; cela lui rappelait, disait-il ce que racontait Dullin quand il parlait du Vieux Colombier, les séjours à la campagne avec Copeau, la Nuit des Rois et tout le reste. Ainsi de génération en génération il y avait un enthousiasme, une jeunesse qui se perpétuait… Au terme des répétitions la pièce avait été un four comme on pouvait le prévoir et après une brève série de représentations les tournées en province avait recommencé. De nouveau les hôtels, de nouveaux ces soirées plus ou moins officielles où les édiles locaux tiennent à se faire photographier en votre compagnie, de nouveau les doigts qui se glissent dans l’échancrure de votre manche, les baise-main appuyés d’une façon qui se veut « significative » (« vous avez reçu le message ? très chère, votre prix sera le mien ») les propositions scabreuses entre deux verres, la plupart du temps négligées, quelquefois acceptées, parce qu’il faut bien leur montrer tout de même, n’est-ce-pas, de quoi on est capable ! Elle retrouvait parfois dans l’une ou l’autre de ces villes où elle passait d’anciens amants qui vivaient encore dans le souvenir de son passage précédent et alors les retrouvailles avaient le charme des souvenirs que l’on ravive. C’était délicieux à jouer ces : « - Te souviens-tu de nos folies ? » En vérité elle ne s’en souvenait guère. Elle se disait qu’il aurait fallu qu’elle se fasse des fiches comme dans ces grands hôtels où l’on note le goût des clients et leurs exigences, leurs petites manies, mais en vérité cela n’avait pas beaucoup d’importance parce que leurs goûts étaient toujours les mêmes. Seul le cadre changeait, à la mer ou à la montagne, dans les villes d’eau ou dans les chefs-lieux de département, à Lyon ou à Limoges, à Besançon ou à Bordeaux, il lui suffisait de refaire les mêmes gestes, ceux que Richard lui avait enseignés et dont l’audace et la charge d’érotisme provoquaient chez tous le même ravissement. L’amour offrait cette différence appréciable avec le théâtre que le programme était toujours le même, on n’avait pas besoin d’apprendre son rôle. C’était moins fatigant, mais aussi plus ennuyeux. De temps en temps elle repensait au partenaire de son film, ce Jean-Paul Bachelet. Pourquoi ne l’avait-il pas rappelé ? Dommage ! on se serait bien amusé, se disait-elle. Ce sera sans doute pour la rentrée, quand le film sortira. Et quand elle quittait un de ses amants de passage, elle lui disait : « - À bientôt, n’est-ce-pas, à la prochaine fois. Je vais vivre d’ici là dans l’attente de mon retour. » C’était sa façon à elle de leur être fidèle.

NB: L'intégralité des épisodes publiés est dans la rubrique "Rideau, Roman de Pierre Danger".