parce qu’il faudrait bien que ça finisse un jour, parce qu’il faudrait bien qu’elle sache s’arrêter avant que son succès décline, avant que l’âge ne vienne ternir sa beauté. À quel signe sentirait-elle que la fin était proche ? Aujourd’hui c’était pareil : cette même lassitude à peine douloureuse, cette même impression qu’il faudrait bien que ça finisse un jour. Que deviendrait Mme Pons quand elle ne serait plus là ? elle serait sans doute soulagée, elle garderait Paolo pour elle toute seule. Elle, elle irait rejoindre Philippe et Mathilde quelque part dans l’au-delà (elle se représente le paradis comme une sorte de villégiature où l’on retrouverait les compagnons de sa jeunesse). Et Richard, manquerait-il à l’appel ? Les attendait-il déjà là-haut ? Peut-être est-il arrivé le premier ! se dit-elle. Et soudain cette idée de ne pas savoir s’il est encore vivant lui est insupportable. Bien qu’elle ne l’ait plus revu depuis quarante ans elle a l’impression qu’elle ne pourrait plus vivre en sachant qu’il est mort, qu’elle en éprouverait un insupportable sentiment de solitude. C’est la vieille blessure qui se réveille quand elle guettait l’arrivée d’une lettre de lui dans son petit hôtel de la rue Villedeau. Bien sûr elle ne recevait rien mais au moins elle savait qu’il existait quelque part. Et alors les mots de Marie Moulins lui reviennent à l’esprit : « - Il m’a raconté qu’il était bijoutier à Montluçon. » Et si c’était pour cela qu’elle était allée à Dunkerque ! pour cela seulement : recueillir cette petite phrase. Mais oui, bien sûr, c’est vers lui que la mènent tous les chemins, c’est à sa recherche qu’il faut qu’elle parte maintenant. Ma dernière tournée ! se dit-elle en riant. Richard a changé de nom mais il ne doit pas y avoir en avoir tant que ça des bijoutiers à Montluçon !
Et la journée se passe dans l’impatience de ce nouveau voyage à préparer. Car cette fois pas moyen de trouver l’adresse sur l’annuaire, il faudra qu’elle aille voir successivement tous les bijoutiers de Montluçon, en admettant qu’il n’ait pas changé de ville, en admettant qu’il ne soit pas encore mort. Mais qu’y a-t-il d’autre à faire ? Elle est convaincue maintenant que ce voyage est l’ultime étape de sa dernière tournée dont elle constituera la conclusion indispensable, celle par laquelle elle aura renoué avec les éléments constitutifs de sa jeunesse, et qu’il était inévitable qu’elle termine par Richard. Comment cela ne l’a-t-il pas frappé quand Marie a parlé de lui ? Sur le moment elle n’y a pas prêté attention, elle était trop préoccupée par Mathilde sans doute, mais au fond c’est lui et lui seul que, depuis le début, elle désirait revoir. Elle l’a toujours su. Quoi qu’il se passe elle saura après cela que désormais il n’y a plus rien d’autre à attendre et que sa vie est accomplie. C’est lui qu’elle attendait déjà - et avec quelle ferveur ! - quand elle était arrivée à Paris, et puis les petits événements qui nourrissent l’existence l’en avait éloignée et elle avait fini par l’oublier ou plutôt par ne plus l’attendre, mais toujours il était resté là, comme un vide, comme une béance et maintenant enfin !… L’après-midi elle se précipite à la poste, une fois de plus - Ils vont me prendre pour une folle ! – afin de consulter l’annuaire. Les bijoutiers de Montluçon sont un petite dizaine. Après tout, ce n’est pas la mer à boire : les maisons Harpillon, Pélissier, la Gerbe d’or, le Régent Bleu… En une journée on peut tout faire. Elle se renseigne aussi sur les horaires des trains. Elle aimerait partir dès demain. Que va penser encore cette pauvre Mme Pons ! Je ne sais trop quelle explication je vais lui donner !…Mais il n’y a aucune explication à donner, sinon la soumission à cette exigence intérieure qui la pousse à accomplir sa vie dans un dernier geste au terme duquel plus rien d’autre n’aura d’importance.
Le reste de la journée se passe comme un rêve : aller réserver son billet, préparer sa valise… Il n’y a plus maintenant qu’à attendre Mme Pons pour lui annoncer la grande nouvelle. Elle qui compte me raconter sa soirée à l’Opéra, j’aurai des choses plus passionnantes à lui servir !…
À l’heure dite Lucie entend le tintement de la sonnette. C’est elle, il n’y a pas de doute, c’est elle !… Elle se sent insouciante et légère, presque joyeuse. Je vais en avoir des choses à lui dire !… elle descend, traverse le jardin, ouvre la grille, prête déjà à prononcer les premiers mots du texte qu’elle a préparé… mais le visage qui surgit devant elle n’est pas celui qu’elle attendait : c’est bien le visage de Mme Pons mais une Mme Pons défaite, haletante, comme si au moment où elle entrait en scène elle s’était trompé de rôle (Lucie se souvient d’André Gornès à un concours du conservatoire, quand il était entré en scène habillé en Néron pour une scène du Misanthrope ! ) : « - Eh bien ma pauvre Hélène, qu’est-ce qui vous arrive ? – Ah ! Lucie, si vous saviez !… J’ai failli vous téléphoner, je ne savais pas si j’aurais la force de venir. – Mais que se passe-t-il ? – La soirée d’hier, a été épouvantable. – Mais comment ? vous n’êtes pas allé à l’Opéra ? – À l’Opéra ! Ah ! il était bien question d’opéra ! » Mme Pons halète ce qui lui permet de ménager des silences et de souligner ses effets (en réalité elle est au comble de la jubilation et si elle n’a pas téléphoné à Lucie c’est uniquement afin de ménager ses effets). Lucie se résigne donc à être patiente, légèrement agacée tout de même que son amie lui ait ainsi coupé l’herbe sous les pieds. Le jour où elle avait justement tant de choses à lui raconter ! Mais c’est toujours comme ça, tout tombe en même temps ! « - Que s’est-il passé ? Racontez-moi enfin ! – Oh ! c’est tout une histoire. Mais vous, ma pauvre amie, à propos, où étiez-vous hier ? Je n’ai pas compris ce que vous me disiez dans votre mot. » C’est cela, se dit Lucie, elle veut me faire jouer les levers de rideau. Si elle croit que je vais me laisser faire ! Mais du coup elle se prive elle-même de la joie qu’elle comptait tirer de son récit. Décidemment la soirée sera désastreuse. « - Je suis allé à Dunkerque dans l’espoir de revoir mon amie Mathilde mais finalement j’y suis allé pour rien, je vous expliquerai… » Elle attend tout de même une réaction de sa part mais Mme Pons se contente de soupirer : « - Vous devez être épuisée ! Il n’y a rien de plus fatigant que le train. Moi je prends toujours un cachet avant de partir quand je vais en voyage, ainsi je m’endors tout de suite et je ne vois pas le temps passer. Mon mari me disait qu’il pourrait m’emmener faire le tour du monde je ne verrais jamais que la gare du départ et celle de l’arrivée. Mais il n’était pas voyageur, lui non plus, son rêve c’était de rester dans son chalet à contempler ses montagnes… » Lucie doit donc se contenter de cette évocation du mari et de ses instincts contemplatifs tout en rongeant son frein jusqu’à ce que les deux femmes soient arrivées à la Marquise où leur théière est déjà sur la table. Elles s’installent, comme d’habitude, l’une à côté de l’autre. « - Je vous sers ? Pardonnez-moi, je crois que je verse à côté, c’est l’émotion.. – Mais enfin ? racontez-moi tout. Vous me faites mourir d’impatience. » Mme Pons jette un coup d’œil vers garçon qui se tient debout un peu plus loin, prêt à bondir à la moindre alerte, ce qui justifie qu’elle se penche à l’oreille de Lucie et parle sur le souffle afin de conférer un surcroît de pathétique à ce qu’elle dit. Lucie laisse poindre une légère irritation. « - Ne vous occupez donc pas du garçon, de là où il est il ne peut nous entendre. Parlez clairement, je n’entends rien. » Mais Mme Pons garde le regard fixé vers lui pendant qu’elle parle, sans cesser de verser le thé pour se donner une contenance. « - Sa femme… – Quelle femme ? – Eh bien Marguerite, la femme de notre ami Paolo !… À mon avis elle doit être un peu… (et là elle imprime à sa main demeurée libre un geste de rotation qui signifie des choses peu rassurantes concernant son équilibre mental) – Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? – Vous savez que Paolo devait venir me chercher pour aller à l’Opéra hier soir (il n’a pas de voiture mais il en commande toujours une avec chauffeur quand il en a besoin - il dit qu’il est riche mais je crois qu’il a encore beaucoup plus d’argent qu’on ne pense). - Oui, oui, je sais. Alors, que s’est-il passé ? – Eh bien à cinq heures il m’a téléphoné pour me dire que la représentation était annulée. Je lui ai répondu que j’en étais désolée mais que ça n’avait aucune importance et que nous pourrions nous retrouver ici à défaut. Je pensais n’est-ce-pas que puisque vous n’étiez pas là… - Oui, oui, mais enfin ?… – Je sentais bien qu’il avait l’air ennuyé en me parlant. Il voulait visiblement me dire quelque chose mais il tournait autour du pot et ne savait comment le faire. Alors j’ai fini par lui demander franchement : « - Ne me cachez rien, mon ami, ça ne va pas, n’est-ce-pas ? Confiez-vous à moi, je peux tout savoir… » J’ai entendu qu’il se mettait à pleurer à l’autre bout du fil, il ne parvenait pas à articuler un mot. Alors j’ai fini par lui dire de ne pas bouger et de m’attendre, que je serais chez lui dans une demi-heure tout au plus, le temps d’arriver. Il a bredouillé : « - Merci, oh ! merci !… » Vous savez, moi, je fonctionne à l’intuition. Comment avais-je compris que cet homme avait besoin de moi ? je ne saurais vous le dire exactement mais peut-être que si je n’étais pas accouru il ne serait plus de ce monde à l’heure qu’il est. Mes enfants m’appelaient toujours « Maman Saint-Bernard », il me disaient : il faut toujours que tu te mêles des affaires des autres. Eh bien oui, je crois que dans la vie, si l’on ne se rend pas service de temps en temps… »
Bref, toutes affaires cessantes, elle avait couru comme une folle jusque chez lui. Elle doit être amoureuse, se dit Lucie, à moins que ce soit à cause de son argent. Qui peut savoir ? Le sait-elle elle-même ? Lucie l’écoute tout en buvant son thé à petites gorgées et en s’efforçant de prendre une tête de circonstance. Ses histoires à elle ont tout de même plus de gueule ! Mais au fond, qui sait ? On trouve toujours ses propres histoires intéressantes et celles des autres dérisoires, c’est dans la nature des choses. Toujours est-il que lorsque Mme Pons était arrivée chez Paolo elle l’avait trouvé dans un état lamentable. Il était en robe de chambre en train d’éplucher des légumes. « - Il faudra qu’elle mange des légumes quand elle reviendra, vous comprenez, c’est ce qui peut lui faire le plus de bien. – Mais de qui parlez-vous ? – De Marguerite. » Il y avait aussi des boites de médicaments sur la table. « - Elle est malade ? – Si ce n’était que ça ! – Que voulez-vous dire ? » C’est là qu’il lui avait appris, dans un sanglot, que pas plus tard que ce matin, elle avait tenté de se suicider. Vers midi comme il n’entendait aucun bruit au dessus il avait commencé à s’inquiéter. D’autant que Marguerite devait chanter le soir et il savait que ces jours-là elle restait toute la journée chez elle pour chauffer sa voix. Normalement il aurait déjà dû l’entendre faire ses exercices. Donc, selon le code convenu, comme chaque fois qu’il avait quelque chose à leur communiquer il avait frappé deux coups au plafond. Mais aucune réponse n’était venue. La chose devenait franchement inquiétante et c’était à ce moment-là qu’il était monté chez eux pour voir ce qui se passait. Il l’avait trouvée inerte sur son lit. « - Et lui qu’est-ce qu’il faisait ? – Qui ? – Eh bien Walter, l’amant de sa femme ? - Il n’était pas là. » Paolo avait compris tout de suite ce qui s’était passé quand il avait aperçu une lettre ouverte sur le lit au milieu des boites de cachets vides où il lui annonçait qu’il était parti et qu’il avait décidé de la quitter. C’est là qu’il avait appelé les pompiers qui étaient venus tout de suite et avaient emmené sa femme à l’hôpital.

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