Elle n’avait jamais fait de cinéma et s’en méfiait un peu mais son agent lui avait dit que c’était indispensable pour sa carrière. Elle accepta donc à contrecœur. Le réalisateur était un vieux professionnel habitué au succès, avec qui elle avait eu une liaison éphémère un an auparavant et qui rêvait sans doute d’en tâter encore. Il lui avait concocté un rôle sur mesure avec pour partenaire un de ces jeunes premiers dont la réputation était en train de croître. Elle accepta sans même lire le scénario. Les premiers jours ce travail, nouveau pour elle, l’avait amusé. Le jeune premier, genre gueule d’amour, se trimbalait en permanence avec une fiancée qui s’appelait Patricia, une blonde carénée comme un pur sang dont les élongations allaient chatouiller le creux des reins. Il avait lui-même un charme un peu insolent. Cependant elle ne parvenait pas à se sentir ému par lui. Ils étaient courtois l’un envers l’autre mais chacun restait sur la réserve. Elle lui préférait, durant les longues heures d’attente, la compagnie de quelques uns de ces vieux camarades, habitués aux seconds rôles, qu’elle avait déjà croisés plusieurs fois sur une scène ou une autre et avec qui elle avait déjà bamboché maintes fois. Et puis venait le moment de la « prise », comme on dit, quand on crie « - Silence ! Moteur !… ». La « prise », quel beau mot ! la caméra vous caresse, vous soutient, vous soulève… Elle sentait tous ces regards dans l’ombre, fixés sur elle…Seul son partenaire ne semblait pas ému mais il jouait avec elle, il jouait, au plein sens du terme, car il s’agissait véritablement de cela : c’était à qui prendrait l’autre, tout en sachant très bien qu’aucun des deux n’y parviendrait. Il en résultait une évidente complicité entre eux qui exaltait le vieux metteur en scène persuadé de tenir là son chef d’œuvre. « - Vous êtes sublimes, mes enfants, sublimes ! » La petite fiancée aux élongations platinées, sûre de ses pouvoirs, ne semblait pas s’en inquiéter…
Et puis il y eut ce vendredi où l’on devait tourner la scène du lit. Lucie, qui n’avait même pas lu le scénario, avait appris son texte la veille comme d’habitude, mécaniquement, comptant sur le metteur en scène pour lui donner les indications nécessaires au moment du tournage. Elle comprit de quoi il s’agissait en arrivant dans le studio quand il lui demanda si elle désirait faire évacuer le plateau. « - Ah bon ! parce que… » Il fallait qu’elle soit entièrement nue. Ainsi que lui du reste. Les deux amants, après leur premier rendez-vous, parlaient de leur avenir entortillés dans des draps savamment entremêlés. Le metteur en scène était très fier de cette scène qui apporterait la touche érotique indispensable au succès du film. Il avait su en faire un moment de grâce et d’innocence, disait-il, du « Marivaux à la sauce tartare ». Et il n’était pas mécontent de pouvoir être le premier à obtenir d’elle de se montrer nue (le film en réalité avait été conçu entièrement pour cette scène et jusqu’au bout il n’était pas sûr du tout qu’elle acceptât). Ce fut plus simple qu’il ne le craignait. Elle ne fit aucune difficulté pour se déshabiller et négligea même de faire sortir les machinistes. « - À quoi bon ? Faisons comme d’habitude. » On admira son cran, digne d’une vraie professionnelle, pensa-t-on. À l’intérieur d’elle-même elle était glacée. Elle retrouvait l’émotion qu’elle connaissait au théâtre : l’angoisse de se montrer - une angoisse qui allait jusqu’à l’horreur et qui était en même temps la seule forme de plaisir qu’elle connaissait. Quand le jeune premier la rejoignit sous les draps minutieusement disposés pour découvrir le plus possible tout ce que les convenances ne rendaient pas nécessaire de cacher elle ne sentit rien qu’un discret dégoût au contact de ce corps qui lui demeurait étranger et qu’il lui fallait étreindre. Lui ne quittait pas cet air dégagé sur lequel était fondé sa manière d’être. Ils jouèrent ensemble, une fois de plus, durant les essais successifs, ils jouèrent à ravir et le metteur en scène se sentait soulagé intérieurement de voir comment il allait passer ce cap difficile. J’avais raison décidemment de lui faire confiance, se disait-il, quelle professionnelle ! Et puis vint le moment de la première prise et de la fameuse formule magique : « - Silence. Moteur… » Alors, dès le début elle sentit que quelque chose se passait. En elle ? En Lui ? C’était impossible à dire. Comme si leurs deux épidermes s’innervaient au contact l’un de l’autre Quand elle accomplit à la troisième réplique, ce mouvement tournant par lequel elle devait s’abattre sur sa poitrine, elle sentit soudain sous le drap se presser contre sa cuisse cet objet dur et brûlant semblable à celui qu’elle avait empoigné autrefois, aux Bains Militaires, quand le beau Raoul la serrait sur le flanc de la barque renversée et elle comprit que le sentiment qu’elle avait éprouvé ce jour-là elle ne l’avait jamais éprouvé depuis mais qu’il était resté en elle et que c’était exactement cela qu’on pouvait appeler le plaisir. Et par provocation, par fidélité aux images anciennes et pour exprimer la joie qui venait de l’envahir, elle glissa son bras sous le drap et du même mouvement qu’elle avait eu jadis dans l’eau, elle empoigna l’objet. Le temps d’un éclair elle vit un imperceptible sourire se dessiner sur les traits de son partenaire mais il n’en continua pas moins à jouer comme si de rien n’était. Elle avait envie de lui murmurer à l’oreille : « - Tiens bien le coup, mon loup, sinon tu seras ridicule ! » et elle riait intérieurement, c’était tellement comique, et lui, qui avait très bien compris ce qu’elle cherchait en riait aussi et leur complicité était à son comble, elle en avait la chair de poule. « - Génial, mes enfants ! génial ! On la refait. » C’était léger, drôle, charmant, eux seuls savaient quel était l’enjeu du combat sous le drap. « - Encore une fois, mes enfants, c’est superbe !… » Le metteur en scène exultait, tressait des couronnes à ses comédiens. Quel talent !… Patricia, la blonde platinée, riait un peu jaune mais s’efforçait de surenchérir sur l’enthousiasme ambiant en poussant de petits hennissements et elle alla même jusqu’à sauter au cou de son fiancé quand, après cinq ou six prises, on déclara que c’était parfait et qu’il n’y aurait plus rien à retoucher. Lucie ne ressentit aucune jalousie à cette intrusion d’une rivale entre son partenaire et elle, sa seule préoccupation étant désormais de savoir à quel moment ils coucheraient ensemble puisqu’elle savait que de toutes façons ça se ferait.
Lucie repense à tout cela ce soir dans son lit pendant que Paolo Moreau et Mme Pons doivent être à l’Opéra. Mais pourquoi y repense-t-elle ? les images s’enchaînent d’elles-mêmes dans sa tête. Elle est épuisée par son voyage et comme toujours quand elle est fatiguée elle souffre d’une sorte d’incontinence de la mémoire. Paolo et à Mme Pons doivent être à cet instant serrés l’un contre l’autre, en train d’apprendre à faire connaissance dans la pénombre de la salle. Elle en rit toute seule en s’endormant. Et peu à peu ses rêves se substituent aux vagues songeries. Dans son sommeil c’est Mathilde qui réapparaît, elle la voit surgir devant elle entourée de bandages comme l’homme invisible, mais quand elle l’aperçoit l’homme invisible s’enfuit laissant traîner derrière lui de longues bandes de gaze qui se déroulent et se confondent avec des lambeaux de brouillard. Il pleut, il fait nuit, elle court dans des rues désertes à la poursuite de ce fantôme qui se dérobe et qu’elle croit apercevoir à chaque carrefour. Elle crie : « - Mathilde ! Mathilde ! » mais Mathilde ne l’entend pas. Il n’y aurait qu’un pas à faire pour la rejoindre car Mathilde prend bien soin de ne pas se laisser distancer, d’ailleurs ces bandelettes qu’elle déroule derrière elle, ne sont là que pour se laisser attraper, seulement elle ne peut faire une geste, elle ne peut avancer d’un pas, elle est comme paralysée, transformée en bloc de pierre. Elle tente de le lui expliquer mais l’autre ne comprend pas, fait toujours semblant de fuir, dans le seul but d’être rejointe. C’est bien le moment de se livrer à ces coquetteries ridicules ! Viens plutôt me délivrer. Je t’attends, tu ne vois donc pas que je t’attends !… Mais elle ne comprend toujours pas, elle continue à jouer les Loy Fuller avec ses pansements, je vous demande un peu ! « - Mathilde ! Mathilde ! je t’en supplie, ne m’abandonne pas !… »
Le lendemain matin Lucie s’est réveillée épuisée par ses rêves et encore sous le coup des fatigues de la veille. Elle a envie de téléphoner tout de suite à Dunkerque, mais à quoi bon ? C’est fini désormais, elle sait qu’elle n’y retournera plus, que Mathilde est morte, disparue à jamais, et que l’autre s’est instituée gardienne du cadavre. Grand bien lui fasse ! Lucie préfère ses souvenirs. Elle s’applique à revoir en pensée la villa de Mathilde, là-bas, à El Biar, les massifs de roses, de lauriers blancs et de bougainvilliers, son père qui peignait dans le jardin avec son chapeau de paille pour se protéger du soleil, et sa mère, petite, cambrée, dans sa robe de soie grise, attentive au bien-être de son mari, toujours sur le qui-vive. « - Elle est jalouse comme une teigne, lui avait dit Mathilde, jalouse des modèles de mon père, jalouse de moi, elle me déteste. » L’était-elle d’elle aussi ? Lucie ne s’en était jamais aperçu, la mère était toujours à son égard d’une gentillesse froide et appuyée. Pourtant si elle avait su ! Un jour Lucie était venue voir Mathilde – c’était tout au début, elle devait avoir treize ou quatorze ans – sa mère était allé rendre visite à une amie dont le mari était collectionneur de tableaux et Mathilde avait dû sortir elle aussi pour acheter des tubes de couleur. Son père était en train de travailler dans le jardin et elle était restée derrière lui à le regarder peindre en attendant qu’elle revienne. Il mettait la dernière main à une toile commencée la veille et qui représentait une grosse femme noire, mollement avachie sur des coussins devant un joueur de flûte. Elle admirait la façon dont le pinceau caressait la masse puissante des cuisses entrouvertes. Penchée au dessus de lui elle ne voyait que sa main, parsemée de taches de rousseur au dessous du chapeau de paille qui cachait son visage, et elle se laissait enivrer par l’odeur d’huile de lin. Il faisait chaud. On devinait la mer à travers les arbres et le bourdonnement des insectes donnait à l’air une consistance lourde. Au bout d’un moment le père avait relevé la tête vers elle et elle avait découvert ses yeux, des yeux très clairs – elle n’avait jamais remarqué jusqu’à présent à quel point ses yeux étaient clairs, contrairement à ceux de sa fille. Il l’avait regardée un moment en souriant et puis lui avait dit : « - Ça te plait ? ». Comme dans les rêves elle aurait voulu répondre mais aucun son n’était parvenu à sortir de sa gorge. Alors, tout à coup elle avait senti un bras qui entourait sa taille et qui l’attirait vers lui et elle s’était retrouvée assise sur ses genoux comme une petite fille. Le geste pouvait paraître naturel car elle était encore en effet presque une enfant et après tout n’était-il pas le père de son amie ? mais elle se sentait affreusement mal à l’aise. Elle ricanait niaisement tout en faisant semblant de s’intéresser à la toile lorsque tout à coup elle avait senti quelque chose de dur sous ses fesses. De plus en plus mal à l’aise elle n’osait plus bouger, prisonnière de ce bras qui enserrait sa taille. Vouloir se dégager c’était révéler son trouble et donner à un geste peut-être bien innocent un sens qu’il n’avait pas. Elle était devenue toute rouge et parvenait à peine à respirer. Son cœur battait… Cela n’avait duré que quelques minutes car soudain elle avait senti comme un choc électrique qui la repoussait violemment en arrière et elle s’était retrouvée debout. Quand elle s’était retournée elle avait aperçu Mathilde qui s’avançait vers eux : « - Tu es arrivée ! Excuse-moi, il y avait un de ces mondes dans le magasin. Papa, tu aurais pu lui servir à boire ! » S’était-elle aperçu de quelque chose ? Lucie ne put jamais le savoir car il ne fut plus jamais question de rien. Quand elle revit le père de Mathilde, quelques jours plus tard, tout se passa comme s’il n’était rien arrivé et son comportement lui parut parfaitement naturel. D’ailleurs il était comme toujours plus intéressé par son travail que par ce qui se passait autour de lui, aimable et lointain. Elle fuyait son regard sans savoir s’il cherchait le sien et peu à peu l’incident était tombé dans l’oubli.

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