(Mme Pons parle d’un ton qui augure qu’elle aborde maintenant la partie la plus passionnante de son récit) - Mais vous y êtes allés comme ça, sans vous faire annoncer ? – Nous n’avions que vingt-quatre heures, je vous l’ai dit. Il fallait convaincre Walter de revenir avant qu’elle ne se réveille. – Et comment aviez-vous l’adresse de cette fille ? – Vous pensez bien que Paolo s’était débrouillé. Il prévoyait ce qui allait se passer, ça leur pendait au nez depuis un moment, alors il avait pris ses précautions. Il m’a expliqué que cela faisait trois mois que cette Magali (elle s’appelle Magali) avait commencé à venir prendre des leçons. Paolo s’était méfié dès le début, il avait dit à sa femme de faire attention, que cette gamine allait briser leur couple, mais sa femme se moquait de lui, elle prétendait, qu’elle était délicieuse, fraîche, spontanée, qu’elle la considérait comme son enfant (tout ça c’est parce qu’il n’a pas réussi à lui en faire un d’enfant, évidemment Paolo pense que c’est de sa faute !) Quand il l’entendait chanter à travers le plafond, il était exaspéré, il ne pouvait pas la supporter. Il l’avait croisée une fois dans l’escalier. Une petite garce ! m’a-t-il dit. Enfin bref, il avait son adresse et nous sommes donc allés chez elle. Une sorte de cité dans les quartiers nord. Il a fallu que nous prenions un taxi. De grandes barres d’immeuble. Moi, je n’étais pas trop rassurée. C’était au huitième étage, ascenseur en panne évidemment. Nous sommes arrivés totalement essoufflés. En fait c’était l’adresse de la mère. La fille n’habitait plus avec elle. Enfin c’est ce qu’elle a prétendu. La mère… je ne vous dis pas ! Elle voulait savoir ce que nous voulions à sa fille, comment nous la connaissions, etc.. Elle avait l’air de se demander si nous n’étions pas de la police. Enfin elle a consenti à nous laisser entrer. Vous imaginez comme j’étais à l’aise ! Un appartement tout petit avec des meubles comme on en trouve chez ces gens-là. Une poupée espagnole sur le fauteuil !… enfin bref, je ne vous dis pas. Paolo avait l’air totalement désespéré. Alors il a eu une idée formidable. Il a sorti des billets de banque de sa poche et il a dit à la mère : « - Je lui dois de l’argent, une somme assez importante… Vous auriez vu les yeux de la mère ! ils se sont mis à briller et elle s’est écrié : « - Donnez, donnez, je pourrai les lui remettre moi-même. » Paolo a répondu qu’il ne les lui laisserait qu’en main propre. Seulement c’était vrai que la mère ne savait pas où était sa fille, elle nous a dit qu’elle dormait à droite à gauche, chez des amis, que c’était comme ça avec les jeunes d’aujourd’hui. Elle nous a parlé d’un copain chez qui elle allait souvent. Il pourrait peut-être nous renseigner. Elle est allé fouillé dans un tiroir pour retrouver son numéro. Aussitôt repartis nous sommes allés téléphoner d’un taxiphone en bas de l’immeuble. Le copain n’avait aucune nouvelle, il avait même l’air de franchement rigoler au téléphone (j’avais pris l’écouteur pour suivre la conversation. Paolo était complètement désespéré mais il ne se résignait pas à renoncer, il était là à piétiner sur le trottoir, j’ai vu le moment où il allait se mettre à pleurer. Alors je lui ai suggéré que nous pourrions peut-être rentrer, que de toutes façons il n’y avait rien d’autre à faire à l’heure qu’il était. Il a fallu encore appeler un autre taxi. Bref, quand il nous a déposé devant chez lui. J’ai compris que je ne pouvais pas le laisser seul. – Et vous êtes restée avec lui. – Comment l’avez-vous deviné ? – Je connais votre générosité. »
En écoutant Mme Pons Lucie repense au père de Patricia, la pauvre fille dont elle avait pris la place auprès de Jean-Paul Bachelet. Elle avait vu un jour cet homme débarquer dans la brasserie où elle avait pris l’habitude de souper avec Jean-Paul à la sortie du théâtre (on avait dû lui dire qu’il pourrait le retrouver là chaque soir). Il venait le supplier de ne pas abandonner sa fille. On aurait pu imaginer la même scène entre Paolo et Walter. Tous les cocus se ressemblent. D’ailleurs ils se ressemblaient effectivement, Paolo et le père de Patricia, il se ressemblaient physiquement, la même manière de porter beau et en même temps de ne pouvoir « se tenir » en face du malheur. Le père de Patricia était médecin ou quelque chose comme ça. Il suppliait Jean-Paul de ne pas abandonner sa fille. Il lui avait même dit : « - Je vais vous casser la gueule si vous ne revenez pas vers elle ! » Il ne supportait pas de la voir souffrir. Et Jean-Paul qui répétait avec son air arrogant et courtois : « - Je suis désolé, Monsieur, vraiment désolé, mais qu’est-ce que je peux y faire ? » Et le père qui continuait à crier : « - Mais vous n’allez tout de même pas me dire que vous ne l’aimez pas ! » Car il ne parvenait pas à comprendre, cet homme, qu’on puisse ne pas aimer sa fille. Et c’était vrai au fond, que d’un certain point de vue elle était adorable cette petite gourde qui avait à peine vingt ans. Lucie ne s’était pas sentie très à l’aise ce jour-là, mais elle aurait pu dire, elle aussi, comme Jean-Paul Bachelet : Qu’est-ce que je peux y faire ? Ce n’était tout de même pas de sa faute s’il l’avait préférée à elle ! si une fois de plus elle se retrouvait dans le rôle de la garce. « - Tu es une fille minable ! » lui avait dit Philippe. Oui, c’était peut-être vrai après tout qu’elle était une fille minable, et certes, elle aurait pu ne pas accepter d’entrer si facilement dans les plans de Jean-Paul Bachelet quand il lui avait demandé de lui servir d’appât. Peut-être que je l’aimais, au fond, se dit-elle… Mais non, elle ne l’aimait pas ! elle avait pour lui une forme d’admiration et cette estime qu’elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver pour la canaille, et puis c’est tout. Elle se serait méprisée si elle ne l’avait pas suivi. Peut-être était-ce aussi en souvenir de Richard. Oui, sans doute, c’est pour Richard qu’elle l’avait fait, une forme de fidélité en quelque sorte, une façon de lui rendre hommage. Car il s’était développé en elle à cette époque un fond de caractère qu’elle peinait à comprendre aujourd’hui : Il lui semblait qu’elle avait un esprit à la fois profondément épris de morale et en même temps irrésistiblement attiré par la part d’ignoble qu’il y avait chez les autres. Quant à ce Jean-Paul Bachelet, il comptait pour rien, il n’était que l’occasion qui fait le larron. Lui aussi n’avait fait que se servir d’elle. Il lui demandait de séduire un homme pendant sa tournée, un homme respectable, avec femme et enfants de préférence, et ensuite de l’attirer dans un endroit propice à prendre des photos compromettantes. Scénario classique. Mais il exultait depuis qu’il avait eu cette idée, comme s’il avait été le premier à l’avoir. Pendant le mois qui avait suivi il attendait de plus en plus impatiemment le départ en tournée. « - Il faudrait que ça se passe dans une maison où il y aurait un parc, par exemple, tu comprends ? Tu l’attirerais sur la terrasse… ou bien tu laisserais la fenêtre ouverte, tiens ! ce serait encore mieux…» On était en Juin. La tournée durerait tout l’été. Cela laissait toute opportunité pour avoir de longues soirées chaudes. Lucie de son côté passait mentalement en revue les hommes qu’elle avait rencontrés les années précédentes. Il y en avait deux ou trois en particulier qui auraient pu être des proies faciles. Jean-Paul avait décidé de faire appel à un camarade pour prendre les photos. « - Tu comprends, on m’a trop vu à l’écran pour que je prenne des risques. On me reconnaîtrait tout de suite. » Elle était un peu déçue, elle avait espéré qu’il l’accompagnerait dans sa tournée mais il avait raison, il était trop connu. « - J’ai un ami en qui j’ai toute confiance. Comme ça, tu ne t’apercevras de rien. Il suffira que tu me téléphones à Paris pour m’avertir de l’heure et du lieu et je m’occuperai du reste. »

NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique " Rideau" Roman de pierre Danger.