une petite ville située au bord d’un lac où ils devaient donner une unique représentation et où elle aurait certainement l’occasion de rencontrer un homme dont elle avait fait connaissance l’année précédente. Il s’agissait du conseiller général, préposé aux affaires culturelles et à ce titre chargé d’accueillir la troupe et d’organiser la réception prévue en son honneur. C’était une figure connue à V°°° où il faisait la pluie et le beau temps et qui avait la réputation de ne pas détester le beau sexe, malgré le grave défaut que constituait sa petite taille. Car il était presque nain, ce que ne parvenait pas à compenser les talonnettes qu’il portait et la raideur de maintien par quoi il parvenait à gagner quelques centimètres mais qui lui donnait un air faussement hautain. Cet air en effet était étranger à sa vraie nature car il était intelligent et sensible et si éperdument désireux de plaire aux femmes qu’il en devenait pathétique. C’est ainsi qu’elle avait sympathisé avec lui lors de leur première rencontre, il y avait un an de cela, au cours d’une réception qui avait eu lieu dans le foyer du théâtre juste avant la représentation, la même exactement que celle qui serait certainement donnée cette fois encore car les choses se passaient toujours exactement de la même façon. Ce jour-là ils avaient bavardé longuement un verre à la main et il avait même eu l’infini plaisir de la voir éloigner quelques importuns pour rester en tête-à-tête avec lui, ce qu’on n’avait pas manqué de remarquer. C’est qu’elle avait éprouvé ce jour-là le besoin de s’épancher, étant d’une humeur mélancolique. Elle désirait se sentir sincèrement aimée, fût-ce par un nain, et il lui avait fait la cour avec beaucoup d’ardeur et de discrétion. Mais le nain avait une femme et trois enfants et des convictions religieuses profondément ancrées dont il l’avait du reste longuement entretenue durant leur conversation. Sa femme d’ailleurs était présente elle aussi. C’était une belle blonde allant sur ses quarante ans, un peu languide et qui avait une tête de plus que lui. Lucie avait apprécié la façon dont elle les avait laissé bavarder ensemble, sans manifester la moindre jalousie – question d’habitude sans doute puisque ces mondanités après tout faisaient partie pour son mari des obligations de sa fonction, mais aussi peut-être pour lui laisser le loisir de profiter des plaisirs bien innocents que celle-ci lui procurait. Lucie avait cru deviner beaucoup d’indulgence et de douceur dans la façon dont cette femme gardait un œil sur lui – car par ailleurs, une maladie de foie, qui lui faisait le teint d’une couleur vieux cuir, l’obligeait à ne boire que d’une certaine eau minérale dont elle veillait à ce que le buffet soit toujours abondamment pourvu. Ils étaient restés ainsi un long moment, au total très agréable, à parler de leurs métiers respectifs, lui le responsable politique et elle la saltimbanque, comparant l’un à l’autre, cliché classique mais inépuisable qui leur avait permis de se répandre en propos mélancoliques sur l’impossibilité d’établir avec les autres un rapport authentique dans un monde soumis à la dictature de l’image. Ils avaient un peu parlé aussi de leur enfance, de leur entrée dans la vie et s’étaient quittés avec le vague regret de ne pouvoir poursuivre cet intéressant échange. Elle avait senti une fois de plus en partant cette légère pression de la main, accompagnée de ce regard en forme de dard par lequel un homme croit devoir faire savoir à une femme qu’elle ne l’a pas laissé indifférent. Elle avait espéré le revoir mais le lendemain avant son départ il n’était pas revenu.
Cette fois donc, elle prévint Jean-Paul de se tenir prêt et comme prévu. Deux jours avant son arrivée à V°°°, elle reçut l’inévitable carton d’invitation la conviant à la réception qui devait avoir lieu comme la première fois dans le foyer du Grand Théâtre. En outre, comme pour aller au devant de ses désirs elle remarqua que son conseiller y avait ajouté un mot personnel de sa main pour lui exprimer tout le plaisir qu’il aurait de la revoir à cette occasion. Elle se dit alors qu’il n’était pas déraisonnable de nourrir quelque espoir sur la réussite de son plan et expliqua à Jean-Paul que pendant la réception elle s’arrangerait pour amener son conseiller à lui fixer rendez-vous le soir en un lieu et une heure dont elle l’avertirait ensuite par téléphone. « - Et ne crains-tu pas qu’il prenne peur et n’ait pas le courage de courir des risques ? – Ne t’en fais pas. Je m’en charge. » Lucie connaissait assez les hommes pour savoir que pas un ne pouvait résister à ses avances. Bien sûr il y avait l’épouse, qui faisait que les choses n’étaient pas gagnées d’avance, mais elle se faisait fort de relever ce défi, ayant peut-être des comptes à régler avec ce genre de blondasses. Quant à elle, elle se sentait si indifférente qu’elle était prête à user sans remords de toutes les provocations qui seraient nécessaires, certaine au bout du compte de pouvoir spéculer sur cette vulnérabilité inhérente à la nature masculine dont elle continuait sans cesse à vérifier les effets même si elle n’était jamais tout à fait parvenue à se l’expliquer.
Quand le train arriva en gare de V°°° ce fut la première personne qu’elle aperçut sur le quai, à la tête d’un petit aréopage de notables visiblement soudés par une vieille camaraderie et un long usage de ce genre de mondanités. On était venu les attendre en nombre ! Elle ne se souvenait pas que ce fût le cas l’année précédente. Était-ce une attention particulière ou l’effet du souvenir qu’elle avait laissé la dernière fois ? Les autres acteurs étaient flattés et ravis, prenant cet honneur pour eux. « - On se croirait à la Comédie Française ! » s’exclama Mauricet-Lefort, l’ancien compagnon de Dullin… Il y avait là le premier adjoint au maire, le chef de cabinet du préfet et deux ou trois autres personnages qui tentait de dissimuler sous un masque de respectabilité leur ravissement d’être à pareille fête. Tous, la dévorait des yeux tandis qu’on s’empressait autour des valises dans une joyeuse confusion. Le petit conseiller, qui avait mis un costume croisé bleu sombre et une cravate bordeaux se tenait un peu à l’écart et elle remarqua qu’il avait le teint encore plus jaune que la dernière fois. Mais prétextant un sac qu’elle ne parvenait pas à récupérer et qu’elle craignait d’avoir égaré, elle feignait de ne pas l’avoir encore vu et ne lui montrait que son dos, derrière lequel, au garde-à-vous, il attendait qu’elle consentît à se retourner, ce qu’elle fit enfin dans un mouvement étudié pour se retrouver non pas seulement face à lui mais véritablement contre lui dans une proximité que le hasard seul pouvait expliquer. Alors baissant les yeux elle feignit de le découvrir et se penchant vers lui le saisit entre ses bras pour l’embrasser comme si, ne contenant pas sa joie de le retrouver, elle usait de ce privilège que donne à une comédienne l’extrême sensibilité de sa nature qui lui rend impossible de déguiser ses émotions. Du coup elle ne se préoccupait plus du tout du sac enfin retrouvé que lui tendait l’adjoint au maire et saisissant entre ses deux mains les épaules du petit homme comme pour en imprimer l’image dans son esprit elle chercha en vain quelque chose à dire mais finit par y renoncer tant la pauvreté des mots rendait impossible l’expression de ses sentiments. Pendant ce temps il cambrait les reins, faisant front courageusement à cette avalanche de bonheur qui se déversait sur lui et se baignant voluptueusement dans la lumière chaude de ses beaux yeux noirs tels qu’il n’avait jamais eu encore l’occasion d’en voir de si beaux se poser sur lui. Et il se disait en serrant les dents qu’il y avait décidement, au delà de tout, dans la beauté fulgurante des femmes, quelque chose en quoi se révélait l’esprit même du divin. Elle lui sourit alors avec une immense indulgence comme si elle comprenait et partageait la profondeur de cette pensée qui s’exhalait devant elle et comme si elle s’excusait d’être auprès de lui la cause de si grands tourments. Ce n’est pourtant pas ma faute si je suis si belle ! semblait-elle lui dire, Les autres s’éloignaient déjà quand il murmura : « - Puis-je vous amener à votre hôtel, ma voiture est devant la gare. » Il se permit même au passage de lui prendre le bras. C’est dans le sac, se dit-elle. Dès que je suis à l’hôtel je téléphone à Philippe.

NB: Les épisodes déjà parus ont rassemblés sous la rubrique "Rideau"