Sa position dans l’orchestre de l’Opéra était chaque jour davantage menacée par les agissements de son rival, le second basson, qui avait entrepris de l’éliminer, du moins en était-il intimement persuadé. Au moment de « l’accident » de sa femme (on parlait toujours d’accident) il avait raté plusieurs répétitions et à son retour, lors d’une représentation de Tannhäuser il avait fait un couac retentissant. De plus la cohabitation avec un bassoniste de l’école allemande, lui qui défendait l’école française, était à son sens une hérésie. C’est lui ou moi ! répétait-il. Il en faisait une question d’éthique. Le basson allemand était pour lui l’école de la facilité, un signe des temps, mais hélas sa victoire était inéluctable et lorsque le chef vint lui faire de vertes remarques sur ce fameux couac il lui jeta son instrument à la figure en lui disant qu’il préférait péter dans un bazooka plutôt que de continuer comme ça. Il n’avait pas besoin de ce qu’il gagnait et il démissionna donc. Mais ensuite ? Sa femme avait arrêté également sa carrière dont la poursuite avait été rendue évidemment impossible par ses troubles de mémoire et ils se sentaient maintenant l’un et l’autre sans projets, retraités avant l’âge. Paolo s’en ouvrait quelquefois à Lucie à qui il se confiait plus volontiers qu’à Mme Pons, peut-être parce qu’il sentait chez elle plus d’écoute ou parce qu’il se méfiait plus ou moins du caractère intrusif de Mme Pons. Lucie lui parla de ses propres doutes, des difficultés que tout le monde connaissait à un moment ou à un autre de son existence. L’essentiel était d’avoir un but et le sentiment d’être entourés de compagnons qui oeuvrait dans le même sens que vous. Elle développa l’image de l’orchestre où chacun joue sa partie au service d’une œuvre commune dont le sens dépasse chacun des participants. « - C’est de votre orchestre que vous êtes en deuil, mon pauvre ami », lui disait-elle, ne se rendant pas compte qu’elle reproduisait ainsi les discours que lui tenait Richard sur l’importance qu’il y avait à se mettre au service d’une cause. D’ailleurs pour se faire valoir, elle fit quelques allusions à ce vaste mouvement, cette communauté à laquelle elle allait appartenir bientôt et dont l’influence s’étendait sans qu’on le sache sur la planète entière. Paolo, qui était un esprit naïf, l’écoutait les yeux écarquillés. Cette belle histoire lui faisait un peu oublier la sienne et élargissait son horizon qui devenait bien étriqué. Lui qui avait l’habitude de lire des livres sur la kabbale ou le secret des pharaons, il était passionné par ces nouveaux mystères. Du coup Lucie parla aussi de Paolo à Richard, elle lui raconta l’histoire de ce musicien qui vivait dans l’illusion d’avoir reconquis sa femme et avait tout abandonné pour se consacrer entièrement à elle, qui vivait modestement malgré une énorme fortune dont il ne faisait aucun cas. À ces mots Richard dressa l’oreille et Lucie comprit aussitôt l’intérêt qu’il prenait à l’écouter. Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ! Mais oui, bien sûr, pourquoi l’idée ne lui en était-elle pas venue à elle-même ! Ils n’eurent même pas besoin de s’expliquer, ils s’étaient compris. Et à partir de ce jour elle n’eut plus qu’une seule idée en tête : convaincre Paolo de les rejoindre et de mettre ainsi sa fortune au service de leur cause. Seulement, si Paolo écoutait ses histoires avec l’émerveillement d’un enfant, il en avait aussi l’inconséquence et dès qu’elle avait le dos tourné il oubliait complètement ce qu’elle lui avait dit pour repenser à sa femme qui était son unique sujet de préoccupation. Dès que cette dernière manifestait une contrariété quelconque ou se laissait aller à l’un de ces accès de mélancolie dont elle était désormais coutumière, il ne pensait plus qu’à ça et se démenait pour lui rendre sa joie de vivre. Elle s’ennuyait et il s’évertuait à lui trouver des distractions.Tantôt il la menait aux courses pour que l’excitation du jeu lui changeât les idées, tantôt il lui offrait un voyage dans une ville d’eau où elle pourrait se relaxer dans un jacuzzi et se faire masser à l’huile d’olive ou aux pépins de raisin, tantôt ils allaient faire des randonnées en montagne ou des parties de pêche au bord d’un lac. Les semaines passaient et Lucie en était pour ses frais. Elle désespérait de pouvoir l’arracher un jour à cet amour obsessionnel qui l’attachait à elle.
L’occasion pourtant se présenta un jour, au moment où elle s’y attendait le moins : Mme Pons était venue la chercher pour aller à la « Marquise de Sévigné » et elle arriva ce jour-là toute essoufflée, encore émue par l’émotion qui l’avait secouée. L’après-midi même elle venait de découvrir une chose incroyable. « - Je vous raconterai ça quand nous serons arrivées là-bas, vous n’en croirez pas vos oreilles. » Comme d’habitude Mme Pons faisait durer le plaisir et il fut impossible d’en tirer davantage jusqu’à ce qu’elles fussent installées devant leur tasse de thé. Alors, avec mille précautions, en se penchant sur l’oreille de Lucie, l’œil fixé sur le serveur et gardant la main en paravent devant sa bouche pour qu’il ne puisse déchiffrer sur ses lèvres le secret qu’elle allait révéler, elle murmura : « - Notre ami a intercepté des lettres adressées à sa femme. – Comment cela ! – Walter, l’amant de sa femme, lui a écrit, et notre ami lui cache ses lettres, je vous dis ! – Mais comment le savez-vous ? – Je les ai vues de mes yeux. » La chose s’était faite absolument par hasard, du moins à ce qu’elle prétendait. Elle était allé ce jour-là tenir compagnie à Paolo pendant que sa femme s’était rendue, comme elle le faisait maintenant, presque chaque après-midi, dans une institut de beauté. « - Depuis qu’elle ne chante plus elle ne fait plus que ça, drainages, massages et tutti quanti, alors j’en profite pour aller le voir pendant qu’il est seul, ce qui lui permet de me parler d’elle, vous comprenez. Je crois qu’il en a besoin. » Elle s’était instituée la confidente de ses malheurs et avait endossé l’habit de la bonne amie à qui l’on peut tout confier. Paolo en tirait-il autant de plaisir qu’elle d’ailleurs ? c’est ce qui est moins sûr car au fond il préférait, comme on l’a dit, la compagnie de Lucie mais la question était sans importance. Il prenait les choses comme elle venait et pourvu que la présence de l’une de ces deux femmes lui donnât la possibilité de parler de la sienne il était satisfait. Mme Pons usait également d’un autre argument : elle s’était déclaré passionnée par la musique et plus particulièrement par le basson. Prenant fait et cause pour lui dans la querelle qui l’opposait à son collègue, elle s’était découvert un amour immodéré pour cet instrument. Souvent donc, lorsqu’ils étaient en tête-à-tête, elle le suppliait de sortir son instrument. Son répertoire n’était pas très varié car, comme il se plaisait à le dire souvent, la littérature pour basson est très limitée, mais Mme Pons se récriait qu’elle ne se lasserait jamais d’entendre le morceau de sa composition qu’il leur avait joué la première fois et c’était donc à cette occasion que la chose était arrivée : Paolo ayant constaté que l’anche qu’il utilisait était usée il était parti en chercher une autre au fond de l’appartement, la laissant seule un moment dans le salon. C’est là qu’à l’intérieur de l’étui où Paolo rangeait son instrument, dépassant d’une poche ménagée sous le couvercle et destinée aux partitions, elle avait aperçu une petite liasse d’enveloppes qui dépassaient de la doublure. Elle en avait tiré une, comme ça, machinalement, et quelle n’avait été sa surprise de constater que le destinataire n’en était autre que sa femme et que de l’autre côté de l’enveloppe le nom de l’expéditeur était celui de son amant, ce fameux Walter Schneider, que l’on croyait définitivement disparu ! « - Et les autres enveloppes c’était pareil ! et elles étaient ouvertes, ma chère ! toutes ! Je vous dis qu’il lit ses lettres et qu’il les lui cache pour qu’elle ne risque pas de se souvenir de lui. Je suis sûre que tous les matins il descend à la boite pour les prendre avant qu’elle ne les découvre, (mon mari faisait ça autrefois pour me cacher l’existence de sa maîtresse). Et il y en avait toute une liasse ! Évidemment je ne me suis pas permis de les lire… » En réalité elle n’en avait pas eu le temps car Paolo était revenu à ce moment-là.
S’en suivit une longue discussion entre Lucie et Mme Pons sur cette considérable découverte et l’opportunité qu’il y avait de la part de Paolo à cacher l’existence de ces lettres à sa femme. Mme Pons était de l’avis qu’il n’était pas possible de défendre un tel comportement. « - Une lettre c’est sacré, disait-elle. Il la trahit, il se rend indigne d’elle. Mon mari, lui au moins, ne faisait que me cacher des lettres qui lui étaient adressées à lui. Sa maîtresse le harcelait en permanence pour qu’il me quitte ! » La vérité est que Mme Pons aurait bien aimé que la femme de Paolo retrouve la mémoire et parte rejoindre son amant, libérant ainsi une place qu’elle se serait sans doute empressé d’occuper car Walter lui écrivait certainement pour lui exprimer son désir de revenir. « - Évidemment avec sa petite poule ça n’a pas dû marcher et maintenant il voudrait bien se faire pardonner. Tous les hommes sont comme ça ! Moi, je voyais bien que mon mari mourait d’envie de revenir après m’avoir quittée, bien qu’il ne me l’ait jamais avoué, mais je suis restée intraitable. » Lucie était plus circonspecte. Elle comprenait les raisons qui poussaient Paolo à cacher ces lettres. Il voulait à tout prix maintenir l’illusion de son bonheur conjugal. Et puis après tout savait-on ce qu’elles contenaient ? Il voulait peut-être l’épargner. Mme Pons en conclut qu’en tout état de cause, pour continuer à dispenser ses bons conseils il lui devenait indispensable qu’elle en connaisse le contenu. « - N’êtes-vous pas d’accord avec moi, ma chère Lucie ? Ce que j’en dis ce n’est pas par curiosité, vous pensez bien, mais il est parfois indispensable lorsque l’on veut aider ses amis, d’agir dans la discrétion. Sans doute Paolo n’aimerait-il pas savoir que nous avons découvert la mauvaise action qu’il a commise en cachant ces lettres et nous ne devons pas l’exposer à en avoir honte. » Lucie abonda dans le même sens. D’une part cela l’amusait, d’autre part elle était aurait aimé elle aussi savoir ce qu’elles contenaient. Que pouvait-il lui écrire ? De fades proclamations d’amour ? oui, sans doute, mais Lucie adorait contempler chez les autres la dérision de ce qu’elle appelait « le petit théâtre des sentiments » peut-être parce qu’elle s’était toujours sentie incapable elle-même d’éprouver rien de tel, rien qui ressemblât à cette mascarade. Elle n’était donc pas mécontente d’en avoir un exemple à ajouter à sa collection et elle assura son amie qu’elle était prête à l’aider pour qu’elle arrive à ses fins. La solution d’ailleurs était simple. Il suffisait qu’elle l’accompagnât la prochaine fois chez Paolo à l’une de ces nombreuses occasions où sa femme serait sortie et qu’elle exprimât le désir d’entendre elle aussi le fameux morceau (il n’y aurait aucune difficulté à cela, Paolo était toujours disposé à sortir son instrument). Puis Lucie feindrait une subite migraine (elle était sujette depuis quelques temps à ces crises qui nécessitait l’usage immédiat d’un certain médicament dont elle n’aurait pas pensé à se pourvoir) et voilà tout. Il se proposerait tout naturellement pour aller à la pharmacie et pendant ce temps elles resteraient toutes les deux seules.

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