La migraine de Lucie, parfaitement jouée, l’empressement de Paolo à aller chercher le médicament. Dès qu’il fut sorti elles se précipitèrent sur la grosse boite noire contenant les lettres et constatèrent qu’elles y étaient toujours. Les voici qui s’empressent d’extraire la première de son enveloppe et commencent à la lire, toutes deux en même temps, épaule contre épaule. La lettre commençait de la plus charmante façon, d’une écriture bleue, large et satisfaite :
« Mon tendre oiseau des îles
Enfin un signe de moi, diras-tu. Je sais, tu dois me maudire. J’imagine ce qu’ont dû être tes cris, tes pleurs quand tu as découvert le petit mot que je t’avais laissé en partant. Tu l’as trouvé trop court n’est-ce-pas ? tu attendais d’autres explications, d’autres justifications. Mais crois-tu que je cherche à me justifier ? Je ne veux pas te cacher ma honte. Si je te disais que j’ai pleuré toute la nuit après mon départ, que je me dégoûtais moi-même, que je ne pouvais même plus supporter mon image dans la glace. Jamais je ne t’avais trouvée plus digne des éloges dont on te couvre chaque jour. Tu es une grande artiste, ma pauvre chérie, nous sommes tous les deux des artistes. Et là est la cause de nos malheurs. Tu es la première à savoir que nous avons le droit – je dirai même le devoir - de rester fidèle aux injonctions de notre coeur parce qu’il est en quelque sorte notre instrument de travail. À quoi serions-nous donc réduits si nous renoncions à l’entendre ! Or mon coeur m’a enjoint à cet instant de m’envoler de la cage, si dorée fût-elle, dans laquelle mon bonheur demeurait enfermé. Quelque chose en moi me commandait de partir. Je sais que je ne suis parti qu’à la poursuite d’un rêve mais il me fallait suivre ce rêve. Tu connais cette jeune fille dont je tairai le nom, tu as été la première à apprécier sa voix, son sens artistique. Non, je ne veux pas t’en faire l’éloge mais je sais que tu me comprends. Certes je suis conscient de ne courir qu’après une abstraction métaphysique, un fantôme d’idéal que seul l’art peut permettre d’atteindre. Ce n’est pas avec une femme que je suis parti c’est avec la Fiordiligi de Mozart, la Marguerite de Faust, la Mimi de Puccini. Mais au fond de mon cœur tu sais que tu restes… etc. etc.
« - Quel faux jeton ! s’exclame Mme Pons qui ne savait pas exactement qui était la Fiodiligi de Mozart. – Attendez, vous n’avez pas vu le plus beau ! » ajoute Lucie qui lit plus vite qu’elle et qui en est déjà au bas de la page. Et à la fin, en effet, il y avait un petit paragraphe propre à attirer l’attention : Walter s’y excusait d’avoir usé d’une procuration qu’elle lui avait signé au début de leur rencontre (ce joli geste par lequel tu me signifiais alors la communion de nos âmes) pour faire face à quelques frais relatifs à son départ. Or comme ce compte était un compte conjoint également au nom de son mari il lui demandait de bien vouloir prendre sur elle la responsabilité de ce débit provisoire si Paolo venait à s’en inquiéter (Je régulariserai dès que possible, bien entendu). « - C’est évidemment la seule raison pour laquelle il lui a écrit », en conclut Lucie qui doit expliquer longuement à Mme Pons les subtilités d’un compte conjoint et la signification du mot procuration. « - Moi, vous savez, c’est mon mari qui s’occupait de tout ça, je n’ai jamais su exactement à combien s’élevait sa fortune. Je pense d’ailleurs qu’elle était assez coquette parce que le chalet que nous possédions dans les Alpes… » Lucie l’interrompt pour tirer les autres lettres de leur enveloppe. L’angoisse sourde, confuse, à peine perceptible, qu’elle a ressenti à la lecture de la première lettre ressemble au sentiment que l’on éprouve quand un danger immédiat vous menace.
Il apparaissait dans les lettres suivantes que le silence persistant que sa maîtresse lui opposait ne faisait qu’accroître l’inquiétude de Walter au fil des jours et il se demandait pourquoi celle-ci s’obstinait à ne pas lui répondre. D’autant que les prélèvements provisoires s’étaient renouvelés. Ses lettres étaient postées de Genève ou apparemment il s’était installé avec son égérie et il apparaissait aussi que ses relations avec « Fiordiligi » étaient au beau fixe, le signe le plus patent en étant ce besoin de plus en plus pressant de finances qui le mettait dans l’obligation de multiplier ces prélèvements : Tu ne peux pas t’imaginer ce que la vie peut être chère en Suisse. Je voudrais que tu sois là pour pouvoir t’en rendre compte toi-même mais aussi pour pouvoir apprécier à quel point ce pays est magnifique ! Je crois que notre décision est prise : nous allons nous y installer. Pourquoi ne viendrais-tu pas nous y rejoindre ?… Il semblait que le silence de Marguerite apparaissait à Walter comme une acceptation et le rendait de plus en plus audacieux au fil des lettres. Son cynisme, sa goujaterie étaient peut-être révélateurs aussi d’une forme de relation déjà ancienne entre les deux amants où la femme de Paolo apparaissait totalement dépendante de cet homme dont elle avait pris l’habitude de tout accepter et en particulier le partage avec une autre femme. Au fond, elle ressemble à son mari, se disait Lucie en lisant ces lettres. Ce sont deux imbéciles dont la naïveté n’a d’égal que la faiblesse. Quelle est la part de l’un et la part de l’autre dans cette fascination qu’il exerce sur eux ? Ils la partagent largement. Était-ce la raison pour laquelle Paolo laissait ces lettres sans réponses et cependant les conservait comme si elles avaient été des lettres d’amour à lui-même adressées. Et qui sait si Walter, là-bas, en Suisse, ne se doutait pas plus ou moins que le mari lisait ses lettres et si ce n’était pas à lui aussi qu’il écrivait ainsi en étalant ses turpitudes ! Quand il racontait les charmes de la vie en Suisse et qu’il disait regretter qu’elle ne soit pas là pour en profiter, peut-être était-il sincère, peut-être regrettait-il en effet l’absence de ces deux personnages devant lesquels depuis des années il avait pris l’habitude de parader, par qui il avait l’habitude d’être admiré. S’il se sentait autorisé à vivre ainsi à leur crochet c’est qu’il devait savoir que les autres en tiraient aussi leur plaisir. Paolo jouissait de se voir dépouillé. Et la meilleure preuve c’est que son silence valait réponse. « - Vous allez voir, s’exclame Lucie, que bientôt il va accepter de payer la maison qu’ils voudront s’acheter en Suisse. Toute sa fortune finira par y passer. – Quelle preuve d’amour, soupire Mme Pons : se ruiner pour conserver sa femme ! » Lucie renonce à lui donner de plus amples explications sur la nature de cet amour. Le plus important c’est que la fortune de Paolo est en train de lui échapper, de leur échapper plutôt car elle pense à Richard dans cette affaire, elle ne pense même qu’à Richard. Et maintenant qu’elle lui a fait miroiter le pactole elle ne doute pas que si cet argent lui échappe elle passera à la trappe. Elle ne supporterait pas du reste de lui apparaître sous le jour si peu flatteur de celle qui se serait laissé avoir par les malversations d’un bellâtre de bas étage. Si cette fortune lui échappe Richard lui échappe et cela au moment où elle sentait qu’elle commençait à gagner la confiance de Paolo. Il l’écoutait, il partageait ses vues mélancoliques sur le devenir de l’humanité. Et pendant ce temps il recevait les lettres de l’autres, et il éprouvait cette jouissance ignoble de se laisser plumer par lui sans rien en dire ! C’est un peu comme s’il l’avait trompée, elle ressentait une haine monter en elle contre cet homme, contre cet être ignoble qui cachait son ignominie sous de grands sentiments. Et cette Mme Pons qui n’y comprenait rien. Que pouvait-elle comprendre ! Elle était gluante elle aussi, ils étaient tous gluants de bons sentiments. Richard lui au moins était une canaille mais une canaille vraie, sans détours, sans faux-semblants, et elle comprenait maintenant ce qu’elle aimait en lui. À cet instant elle aurait tellement aimé être auprès de lui, dans cette ville sans charme, dans ce petit entresol misérable, comme elle aurait aimé être à Dunkerque aux côtés de Mathilde qui, inconsciente et muette montait la garde en attendant la mort, ou aux côtés de Philippe qui dans une chambre d’hôtel attendait la mort lui aussi en faisant des conférences ineptes devant des imbéciles. Non, elle ne regrettait pas les amis de sa jeunesse, elle s’en sentait digne et ni elle ni eux n’avaient démérité.
« - Qu’allons-nous faire maintenant ? demande Mme Pons – Que voulez-vous que nous fassions. Nous allons remettre ses lettres dans leur étui et ne parler de rien. Après tout ce sont ses affaires. – Je crois tout de même, insiste-t-elle, que je lui parlerai quand l’occasion s’en présentera. Je parviendrai bien à le convaincre de réagir contre cet aigrefin. Nous irons voir son notaire ensemble… » Mme Pons voit s’ouvrir devant elle un horizon lumineux. La voici responsable des intérêts économiques de Paolo Moreau, spécialement chargée de veiller sur sa fortune, il lui confie tous ses secrets, elle se lance dans une grande bataille contre l’escroc, finit par la gagner bien sûr, comment pourrait-il en être autrement puisque Paolo Moreau est dans son bon droit !… Lucie ne dit rien. La haine oblitère son esprit, elle a un voile rouge devant les yeux, sent sa gorge se nouer, ses tempes bourdonner, elle respire par saccades et repose sa tête sur le dossier du canapé en fermant les yeux à demi tandis que dans le vestibule on entend la voix de Paolo qui revient. « - Voilà, j’ai ce qu’il vous faut, ma chère Lucie. Comment allez-vous ? Ah ! ces crises, ce doit être terrible. Voici vos cachets. Je vous apporte aussi de l’eau… »

NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Rideau" en haut de l'écran à droite