alla chez son esthéticienne comme elle le faisait chaque jour, celle-ci lui remit une enveloppe bleue qui lui avait été spécialement adressée (tout le monde savait que son salon servait de boite aux lettres aux femmes qui voulait entretenir une correspondance secrète en dehors de leur mari. Mais qui pouvait bien lui écrire ? Sa première idée fut qu’il s’agissait d’un admirateur qui l’avait vu chanter sur scène et nourrissait pour elle un amour secret. Désespéré de ne plus pouvoir aller l’entendre au théâtre il utilisait ce moyen pour lui déclarer sa flamme. Mon Dieu ! que tout cela est romantique, se dit-elle. Mais quelle ne fut sa surprise en constatant qu’il s’agissait d’une lettre anonyme, maladroitement écrite à la main en lettres capitales et qui était signée comme toutes les lettres anonymes : Un ami qui vous veut du bien. La lettre lui disait que l’instrument de son mari possédait des secrets propres à l’intéresser et lui conseillait d’aller voir de plus près ce que contenait son étui. C’était certainement la lettre d’un fou ou une simple plaisanterie. L’idée que l’instrument de son mari pût posséder des secrets susceptibles de l’intéresser lui paraissait particulièrement incongrue. Elle avait d’abord songé à lui en parler et puis au dernier moment s’était retenue, mue peut-être par le désir inconscient que sa vie contînt enfin une part de mystère dont elle était maintenant bien dépourvue. Tout était conçu en effet depuis son « accident » pour que devant elle les obstacles s’aplanissent. Son mari était d’une complaisance inlassable pour assurer son bonheur, il la traitait en infirme. Et ne l’était-elle pas d’une certaine manière ? Elle avait l’impression d’être amputée de son passé comme on l’aurait été d’un bras ou d’une jambe et peut-être plus encore car un bras, une jambe ont une réalité objective, on sait ce qu’on a perdu tandis qu’elle ignorait tout de ce dont elle était privée qui lui demeurait insaisissable malgré tous les efforts qu’elle faisait pour s’en ressouvenir. Pourtant son passé était là, elle en était certaine, il n’était pas loin, elle le sentait si près d’elle. Parfois dans ses rêves des images lui en revenaient mais elle était incapable de les retrouver au réveil. Parfois en plein milieu de la journée, pendant qu’elle était en train de lire ou de parler à son mari, un souvenir lui traversait l’esprit, ou plutôt tout se passait comme si elle avait l’impression qu’il venait de lui traverser l’esprit mais au moment où elle en prenait conscience c’était déjà trop tard, il s’était envolé, comme si son passé jouait à cache-cache avec elle, se plaisait à se moquer d’elle… Mais rien n’y faisait, elle avait beau le supplier de la laisser tranquille elle ne pouvait s’empêcher de le rappeler de toutes ses forces, et c’était justement quand elle le rappelait qu’il s’enfuyait. Alors elle ne savait plus si elle tentait de le chasser ou de le retenir. Fatiguée de toutes ces contradictions, fatiguée d’elle-même, elle prenait plaisir finalement à se laisser dorloter par son mari. Il était si charmant, si attentionné, ne lui refusant jamais aucun caprice, attentif au moindre de ses désirs. Une chose étrange aussi était le rapport qu’elle entretenait avec la musique. Elle n’avait pas oublié qu’elle avait été cantatrice, elle se rappelait même très précisément les étapes de sa carrière, bien que les dernières années lui demeurassent obscures. Mais quand elle essayait de chanter de nouveau, les sons qui sortaient de sa bouche lui faisaient horreur, elle était prise d’un dégoût incommensurable qui allait jusqu’à la nausée. Et elle s’aperçut qu’il en était de même pour toute musique. La première fois que Paolo avait voulu travailler son basson, comme il le faisait chaque jour en musicien scrupuleux, elle l’avait supplié d’attendre qu’elle soit sortie parce qu’elle ne pouvait pas supporter ce son pleurnichard qui emplissait toute la maison de ses accents lamentables et le pauvre Paolo était obligé maintenant de profiter des moments où elle s’absentait pour prendre son instrument. Du coup, elle sentait bien que quand il jouait il avait l’impression de faire quelque chose de mal et d’un peu honteux. Ainsi, le fait que cette lettre anonyme lui dise que le secret qui devait tant la bouleverser se trouvait dans l’étui de son instrument prenait à ses yeux une valeur symbolique. Quel était ce mystère ? Son trouble était si grand qu’elle resta plusieurs jours sans oser vérifier ce que la lettre disait ni non plus lui en parler. Elle était convaincue que ce secret, si secret il y avait, devait concerner son passé, cette part de son passé qui lui échappait - comment aurait-il pu en être autrement ? - et cela redoubla sa peur de découvrir ce qu’elle avait oublié. Elle avait fini par se persuader qu’elle avait commis un crime et qu’on le lui cachait, qu’un complot existait autour d’elle visant à lui dissimuler le monstre qu’elle était. Du coup tout lui devenait suspect : les sourires de son mari qui était toujours tellement empressé autour d’elle, sa bonne humeur de commande et cette affectation de bonheur qu’il exhibait comme s’il avait voulu en convaincre le monde entier. Et ces deux femmes qu’on lui avait présentées comme de vieilles amies, qui étaient-elle vraiment et quel rôle jouaient-elles dans sa vie ? Elle n’en avait aucun souvenir avant de les avoir découvertes après son « accident », elles semblaient avoir surgi de nulle part comme si elles avaient part au mystère qui entourait sa vie, mais elle n’arrivait pas à comprendre comment.

Elle en était là quand une seconde lettre arriva chez l’esthéticienne (celle-ci ne doutait plus que Mme Moreau avait noué quelque intrigue avec un inconnu et elle aurait bien voulu en recueillir la confidence mais ses efforts auprès d’elle restèrent vains). Cette fois Mme Moreau était décidée à tirer la chose au clair, elle ne pouvait plus continuer à vivre dans l’ignorance. La lettre lui demandait pourquoi elle n’avait rien fait depuis le premier avis qu’elle avait reçu, lui enjoignait de regarder les choses en face. Appréhendait-elle un malheur ? écrivait l’inconnu, c’était peut-être le bonheur au contraire qui l’attendait dans l’étui. Mme Moreau comprenait de moins en moins ce que la lettre voulait dire et se demandait comment son bonheur pouvait l’attendre dans l’étui de son mari mais enfin une chose était sûr il fallait bien qu’elle finisse par en avoir le cœur net et elle décida d’agir au plus tard le lendemain.

NB:Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Rideau" en haut de l'écran à droite.