Princesse l’a accueillie avec mille démonstrations d’amitié. Depuis combien de temps est-elle partie ? Deux jours ? Trois jours ? Non, depuis une éternité semble-t-il, car celle qui revient n’est plus la même. Elle sait que désormais elle ne fera plus de vieux os ici, elle ira le rejoindre dès qu’elle aura réuni les fonds nécessaires pour se faire accepter de lui. Son projet est de vendre sa villa et de rassembler ses économies. Elle ne gardera que ce qui lui est strictement nécessaire et le reste constituera certainement un attrait suffisant pour qu’il veuille bien l’accueillir. Il faudra que Mme Pons apprenne à se passer de moi ! se dit-elle en souriant. Mais maintenant elle a son Paolo !… À propos, que deviennent-ils ces deux-là ? C’est vrai, quand je suis partie il venait de récupérer sa femme ! Ah ça, par contre, ce doit être une mauvaise nouvelle pour elle !…
C’était une mauvaise nouvelle en effet, comme Lucie allait s’en rendre compte le lendemain soir en retrouvant son amie après lui avoir téléphoné pour lui dire qu’elle était rentrée. Les voici de nouveaux toutes deux réunies, devant leur thé de Chine, à la Marquise de Sévigné et Mme Pons raconte à Lucie les derniers développements de son incroyable histoire : Paolo s’est employé à tout remettre en place chez lui avant que se femme ne sorte de l’hôpital afin qu’elle retrouve son appartement exactement comme il l’était quand elle l’avait quitté il y a cinq ans. Plus question maintenant de courir après ce Walter qui est parti au diable et dont au contraire désormais le retour serait une catastrophe. Il a demandé à Mme Pons de l’aider à redescendre chez lui toutes les affaires de sa femme, qu’il a soigneusement rangées, jusqu’à son tube de dentifrice qu’il a posé sur le rebord du lavabo. On dirait qu’elle a quitté les lieux deux jours avant, ce qui est la thèse qu’il faudra accréditer : une attaque cérébrale a nécessité son transport d’urgence à l’hôpital et la voici maintenant de retour chez elle malgré quelques petites séquelles qui disparaîtront progressivement. Car c’est cela l’idée de Paolo : ne pas cacher à sa femme qu’il y a bien des séquelles à son accident, que sa mémoire n’en est pas sortie intacte mais déplacer les symptômes de cette amnésie sur autre chose que son véritable objet. Par exemple on lui fera croire que Mme Pons est une amie du couple avec qui celui-ci entretient des relations régulières depuis bien longtemps mais qu’elle l’a complètement oubliée. Lucie comprend que cette idée est en réalité de Mme Pons elle-même qui a ainsi trouvé un moyen de conserver un rôle dans cette histoire. Elle s’amuse en l’écoutant mais quand Mme Pons lui demande comment son voyage s’est passé elle reste dans les généralités et néglige de lui faire part de ses projets. Pour elle en effet il s’agit de quelque chose de trop intime. Les mésaventures de Paolo qui passionnent Mme Pons lui paraissent l’exact contraire de sa propre histoire, laquelle est fondée non sur l’oubli mais au contraire sur un travail de mémoire, non sur une tricherie mais sur une quête de vérité. Dans un cas on se retrouve et dans l’autre on se perd. Alors elle n’est pas mécontente au fond de voir comment ça se passera du côté des tricheurs et d’observer comment ce petit monde va évoluer pendant les quelques mois qu’il lui reste désormais à vivre ici.
Tout sembla d’abord aller pour le mieux. Quand la femme de Paolo fut rentrée chez elle, le couple feignit de reprendre sa vie, une vie tranquille et heureuse qui était supposée ne jamais s’être interrompue. On peut s’étonner qu’une telle chose soit possible mais c’est que chacun faisait tous ses efforts pour y mettre du sien, Paolo bien sûr qui, les premiers jours vivait dans l’inquiétude permanente que sa femme ne découvrît quelque détail qui lui aurait révélé la supercherie et qui se trouvait dans la situation d’un criminel qui a caché un cadavre dans son placard, et puis s’habituant peu à peu à ce qu’il ne se passe rien reprend peu à peu espoir et finit par oublier lui-même son existence, mais aussi bien sa femme qui, hantée par ce gouffre intime qui l’habitait de sa mémoire défunte, le ressentait comme une infirmité dont elle avait plus ou moins honte et qu’un instinct la poussait à dissimuler comme un sourd qui n’a pas de plus grande préoccupation que de faire croire aux autres qu’il entend normalement. Ainsi étaient-ils tous les deux complices dans cette comédie qu’ils se jouaient l’un à l’autre. Qui pourra jamais dire si cette femme au fond d’elle-même n’avait pas retrouvé la mémoire et ne se rappelait pas parfaitement la part de sa vie qu’elle était censée avoir oubliée ? mais elle ne voulait pas s’en souvenir et c’était l’essentiel. Quant à Mme Pons, elle participait à cette supercherie avec délice, s’inventant avec ce couple tout un passé qu’elle se plaisait sans cesse à rappeler : Ils avaient voyagé ensemble, ils avaient même connu autrefois son mari. « - Ma chère amie, vous devez sûrement vous en souvenir, il vous aimait tant ! j’en étais même arrivé à en être jalouse. Vous alliez vous promener tous les deux au bord du lac… » Paolo s’émerveillait de cette capacité qu’elle avait à inventer des histoires. Elle aurait dû écrire des romans, se disait-il. Et ces histoires maintes fois rappelées finissaient par devenir pour lui aussi la réalité.
Lucie accompagnait parfois Mme Pons dans ses visites quasi quotidiennes au couple mais elle restait plus en retrait. Son intérêt se situait de plus en plus ailleurs. Richard, quelques jours après son retour lui avait téléphoné, preuve de l’intérêt qu’il lui accordait maintenant. Elle ne se faisait aucune illusion sur les raisons de cet intérêt mais elle s’en contentait. Elle lui dit qu’elle avait mis sa villa en vente et lui fit part de ses projets. Il la pria aussitôt de revenir le voir et l’habitude fut prise désormais qu’elle se déplaçât régulièrement pour passer quelques jours chez lui. Ils se livrèrent de nouveau avec délectation à leurs jeux sexuels et Richard, par l’odeur de l’argent alléché, semblait y retrouver sa jeunesse. Mais ils se représentaient comme un raffinement de plaisir ce qui n’était en fait qu’un aveu d’impuissance. Lucie s’effrayait du vertige dans lequel ils étaient emportés mais quelle autre voie aurait pu s’ouvrir à eux sinon celle qui les aurait conduits à la mort ? Elle sentait que quelque chose en elle se détruisait et pas seulement à cause de l’âge, quelque chose qui la brûlait, la consumait. Elle maigrissait, ce qui lui donna d’abord comme un regain de beauté. Sa peau, toujours aussi blanche, avait perdu son éclat et prenait une couleur de cendre et l’on pouvait y distinguer les marbrures des coups qu’elle demandait à Richard de lui infliger. Car c’est elle maintenant qui l’entraînait à des extrémités dans lesquelles il n’aurait pas pensé à aller. Elle avait conscience qu’il ne la suivait que par intérêt et le rapport entre eux s’était subtilement modifié : c’est elle maintenant qui le tenait. Alors pour fouetter ses désirs elle lui proposa de faire appel à une professionnelle qui lui permettre de disposer d’un corps plus jeune. Ils avaient remarqué à la sortie de la ville une grande blonde qui ne devait guère avoir plus de dix-huit ans et se tenait au bord de la route. Ce fut Lucie qui alla la solliciter et négocier avec elle le prix de leur échange. L’autre accepta de les suivre. Mais elle était sans doute nouvelle dans le métier et n’en connaissait que ce qui lui avait suffi jusqu’à présent à assurer son quotidien, car elle se prêta avec la plus grande réticence à leurs exigences dès qu’elles excédaient les strictes limites d’un commerce ordinaire. Elle semblait même scandalisée par les pratiques qu’ils lui proposaient et si elle finissait par s’y prêter c’était avec une moue qui en disait long sur ce qu’elle pensait d’eux. Son corps était d’une admirable fermeté et jamais ils ne s’étaient sentis si vieux. Ils avaient honte de se montrer devant elle, honte de leur plaisir, honte d’être encore en vie. À l’heure prévue pour la fin de leurs ébats elle repartit sans un sourire et Lucie eut très peur ce jour-là que quelque chose se fût définitivement brisé entre Richard et elle. Mais heureusement, quoiqu’elle en pensât, ce qui les liait l’un à l’autre c’était de moins en moins le sexe et de plus en plus les chimères dont il l’entretenait à propos de cet ordre auquel il rêvait d’appartenir. Les moments les plus forts des visites que Lucie lui rendait, c’étaient ces heures qu’il passait à lui laisser entrevoir tout ce qui se tramait dans l’ombre et qu’il lui découvrirait complètement quand elle aurait acheté son droit à devenir membre de la confrérie. Nous sommes prêts, disait-il. D’après lui ils possédaient des complicités au sein même des gouvernements dans la plupart de pays occidentaux. Il interprétait les moindres faits d’actualité comme des signes de leur présence. « - As-tu entendu le discours du Pape la semaine dernière ?… et ce clochard qu’on a retrouvé mort sous le Pont-Neuf… » Le monde devenait ainsi un rébus dont seul les initiés pouvaient pénétrer le sens. Y croyait-elle, n’y croyait-elle pas ? au fond il était plus amusant d’y croire et de toutes façons il fallait bien le flatter pour rester en grâce. Alors à force de feindre elle finissait par y croire et en tirait un plaisir qui était du même ordre que le plaisir sexuel et finissait même par s’y substituer. Réels ou imaginaires ces fantasmes remplissaient leur vie. Et se rendait-elle compte que son histoire finalement était exactement la même que celle de Paolo ? Paolo lui aussi s’accrochait tant bien que mal à une chimère qui suffisait à justifier sa vie et il ne demandait rien d’autre que de pouvoir continuer ainsi à y croire.

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