Là régnait en effet la lumière. On était dans un espace presque abstrait où tout était calciné, blanchi par la chaleur. Le sol, pavé de dalles de terre cuite roses, était couvert d'innombrables fientes d'oiseau qui faisaient de petits tas de poudre blanche autour d’une cheminée en brique, surmontée d'une grosse plaque de verre dans l’épaisseur de laquelle les rayons du soleil créaient d'invraisemblables irisations de couleur. Le reste du monde prenait de là-haut un aspect absolument dérisoire : En me penchant du côté de la cour je pouvais apercevoir nos fenêtres et plonger mon regard dans notre appartement qui, vu de là, en prenait une allure insolite et dérisoire. C’était un peu comme si je m’étais évadé de mon propre corps.

Mais on pouvait pousser encore plus loin l'exploration de cet espace qui échappait aux lois de la vie ordinaire. Une petite échelle métallique et brûlante conduisait à une sorte de belvédère au dessus duquel il n’y avait plus rien que le ciel fulgurant. Par dessus les toits on apercevait la mer et les paquebots dans le port ; quand on se tournait de l’autre côté c'était comme si l'on s'était envolé tout à coup sur un autre continent : toute une ville grouillante de bruits dont l'inextricable géométrie de terrasses imbriquées les unes dans les autres montait en pente vers le ciel s’offrait au regard. C'était la Casbah. Les cris des femmes et des enfants, les bruits de casseroles, les relents de musique, tout cet éparpillement de sons à la fois si confus et si distincts, entraînaient l'esprit dans une sorte de vertige. J’ai encore en mémoire le souvenir du jour où je découvris cet univers pour la première fois. Je n’en avais à aucun moment jusqu’ici soupçonné l’existence. Je devais avoir quatre ou cinq ans et je ne sais pourquoi j’avais dû grimper tout seul sur ce belvédère malgré l’interdiction de ma mère. Il me semble que je ne pourrai jamais venir à bout de l'impression qu’il me fit.

Il était inconcevable en effet à cette époque de pénétrer dans la Casbah. Ma mère me racontait qu'autrefois on pouvait encore y voir quelquefois des groupes de touristes mais la chose me paraissait peu crédible. On pouvait certes y faire encore quelques timides incursions mais à condition de ne pas s’engager trop loin. La rue Bab-Azoun en constituait la frontière. Un peu au dessus il y avait la rue de Chartres où l’on pouvait encore aller - c’est là que Monsieur Layani avait son magasin, c’est là que se trouvait le temple protestant - au dessus encore il y avait la rue de la Lyre où il nous arrivait de nous aventurer, quoiqu’avec prudence, mais je ne crois pas avoir jamais poussé jusqu’à la rue Randon, sauf une fois peut-être mais mon souvenir est incertain. Toutes ces rues appartiennent pour moi davantage au mythe qu’à la réalité. Il faut dire qu’on y plongeait dans un grouillement inextricable de population, yaouleds, mendiants, lépreux, camelots étalant leur marchandise à même le sol, mauresques dissimulées sous leur voile. L’odeur poivrée des gandourahs se mêlait à celle des épices. Il semblait que la densité de la foule fût telle que toute progression deviendrait bien vite impossible et sous les arcades de la rue de la Lyre comme dans les petites ruelles perpendiculaires il régnait une pénombre permanente. C'était pourtant là, comme je l'appris plus tard, que se trouvaient certaines maisons closes où parfois quelques audacieux, à en croire le récit de mes camarades, osaient, paraît-il, se rendre. Je ne faisais guère crédit à ces récits.

Voilà donc le lieu où se passa mon enfance, dans cette étroite bande de terre située entre le Boulevard et la Casbah, premier quartier conquis par les français sur les royaumes barbaresques. Ce n'était plus pour l’heure qu'un cordon fragile qui reliait les deux moitiés de notre ville car celle-ci s'étant développée par la suite en deux excroissances opposées, il y avait d'un côté les quartiers bourgeois de la rue d'Isly et de la rue Michelet, et de l'autre le quartier populaire de Bab-el-Oued. Entre les deux, cette espèce de no-man's-land était constitué, entre le square Bresson et la place du Gouvernement, de trois axes parallèles : le Boulevard dominant le port, la rue Jules-Ferry où nous habitâmes jusqu'à ma dixième année et la rue Bab-Azoun où habitait ma grand-mère maternelle chez qui nous allâmes nous installer ensuite .

La ville, en se développant, avait laissé derrière elle les traces de sa splendeur passée. C'est ainsi que sur la place du Gouvernement, qui avait été au dix-neuvième siècle le coeur de la ville européenne, on pouvait voir encore à l’époque dont je parle la façade aveugle de l'hôtel de la Régence et du café Apollon qui furent détruits depuis ; du côté du square Bresson, il y avait le Tantonville où, au début du siècle, on donnait encore des concerts, et l’on pouvait toujours y voir les pupitres de l'orchestre.

Le quartier était surtout peuplé de petits commerçants juifs. C’est eux qui, pendant la guerre, avaient été les principaux animateurs de la Résistance et ils avaient fait le coup de feu au moment du débarquement contre les partisans de Vichy. Ainsi ma mère s’amusait à me faire remarquer que la plupart d’entre eux arboraient aujourd’hui la Légion d’Honneur à la porte de leur boutique. C’était pour ainsi dire une originalité de notre rue et elle en tirait un motif de fierté.

J'avais gardé de ces journées héroïques quelques images confuses. Je revois vaguement le général de Gaulle descendant d’une traction-avant devant le square Bresson, au milieu de la foule qui l’acclame. Je me souviens de la folie qui s'était emparé de notre rue, du parachutiste anglais qui était resté accroché à notre balcon le jour du débarquement. Il y avait des drapeaux à toutes les fenêtres et des photos du Général. Et moi, comme j'avais trouvé dans un tiroir la photo d'un autre général au képi beaucoup plus chamarré et à la moustache flatteuse, j'avais cru bien faire en l'accrochant au rebord du balcon. Ma mère la retira en riant, avec une précipitation qui me laissa perplexe.

Mais l'arrivée du Général n’avait pas mis fin à la guerre. D'ailleurs pouvait-elle finir ? La guerre, je n'avais jamais rien connu d'autre, étant né le lendemain du jour où elle avait été déclarée, et je ne savais pas très bien ce que c'était : un avion qui passe parfois dans le ciel, très haut, très lentement, et tout à coup on voit apparaître autour de lui de petites tâches noires comme des pâtés d’encre, les canons de D.C.A. que l'on a installés sur le Boulevard et qui tournent sur eux-mêmes comme des manèges, et les gros ballons argentés suspendus au dessus du port. Et puis surtout il y a les alertes au milieu la nuit. La sirène se met à hurler, il faut se réveiller, s'enrouler dans une couverture, descendre dans la rue. Là, il y a des hommes en civil, avec des casques et des brassards qui vous disent de vous dépêcher. Quelquefois on commence à voir de grandes gerbes d'étincelles sur la rade. Certains restent dehors pour regarder. Moi je voudrais bien mais il faut descendre dans la cave. Lorsque nous arrivons il y a déjà beaucoup de monde, des gens assis sur des couvertures ou des caisses, qui attendent sans rien faire avec des bébés dans les bras. Les bébés crient désagréablement. Et puis la sirène se remet à hurler et l’on repart. Quelquefois, lorsque nous descendions, nous croisions les voisins qui remontaient. C'est que nous n'avions pas entendue la première sirène. Alors nous retournions nous coucher en riant. Raté pour cette fois !…

C'était cela la guerre, une chose abstraite, indéfinissable. Souvent j'entendais dire : « quand la guerre sera finie... » ou bien « après la guerre », je croyais que c'était une expression toute faite comme « à la Saint-Glinglin » pour dire jamais. La guerre c'était un ordre supérieur, invisible et éternel. Ma mère me disait : - Tu verras, quand la guerre sera finie, il y aura des gâteaux dans les pâtisseries ! Et elle m'expliquait que les gâteaux c’était comme de petites boites en pâte avec de la crème dedans... Et je me demandais en quoi étaient faites les serrures.


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