Au premier étage habitait monsieur Nouchi, le bijoutier, dont la porte était protégée par une grille de fer en accordéon qui s’ouvrait et se refermait en grinçant. Ma mère allait lui donner quelquefois une bague ou un bracelet à réparer. Il vous recevait derrière un petit guichet semblable à celui des employés de la poste et l’on voyait son crâne chauve entouré d'une couronne de cheveux gris penché sur les plateaux en cuivre d’une minuscule balance ; derrière lui ronflait en permanence un gros poêle dont il se servait pour brûler ses déchets afin qu’aucune parcelle d’or ne puisse se perdre. Il avait l'oeil aigu et le geste rare et vous raccompagnait ensuite jusqu'à sa porte dont il refermait sur vous les battants après avoir redéployé sa grille.

À l'étage au dessus habitait monsieur Layani, un marchand de tissus qui possédait un magasin en bas de la Casbah et cherchait à étaler ici tous les signes de la plus éclatante prospérité : la fenêtre de sa salle de bain, qui donnait dans l'escalier, s'ornait d'une ravissante colonne mauresque en marbre torsadé. Le sol du salon était revêtu d’une moquette rose et les meubles en glaces biseautées couleur saumon, et surtout dans l’angle de la pièce il y avait un bar ! un véritable bar avec des tabourets en cuir clouté. Sa femme était une superbe rousse aux yeux verts, qui plus tard provoqua mes premiers émois quand je la guettais depuis la fenêtre de notre salle de bain qui plongeait directement dans leur appartement et que je la voyais évoluer en peignoir sans qu’elle se doutât une seconde (ou peut-être au contraire s’en doutait-elle ! ) que je la dévorais du regard et tentais d’apercevoir dans l’échancrure de son peignoir la naissance de ses seins. Elle avait deux enfants un peu plus grands que moi, qui m'invitèrent parfois à venir jouer chez eux. Mais mes parents n'aimaient pas beaucoup que j’y aille sans que je sache pourquoi. Pourtant ils trouvaient cette famille sympathique et n’avait aucun reproche à lui faire mais ils étaient ainsi prisonniers d'incompréhensibles principes qu’ils ne parvenaient pas à m’expliquer et que je ne cherchais pas à éclaircir. L’histoire se termina d’ailleurs d’une façon tragique car un jour, des années plus tard, j'étais dans ma chambre lorsque j'entendis une détonation assourdissante. En me précipitant à ma fenêtre j'aperçus dans la rue monsieur Layani couché au milieu de la chaussée et baignant dans son sang. Un moment après sa femme surgit en peignoir dans la rue. Elle hurlait comme une folle en s’arrachant les cheveux. Quelques instants après une ambulance emmena le corps, des policiers vinrent faire des relevés et bientôt il ne restait plus rien du drame qui venait de se dérouler à part la flaque de sang sur laquelle quelqu’un versa de la sciure et une sandale qui avait échoué dans le caniveau et que personne ne songea à ramasser. Il faut dire que l’on était alors à une époque où les morts ne se comptaient plus beaucoup. La famille déménagea quelques jours plus tard et je n’eus jamais le fin mot de l’histoire.

Sur le même palier que nous, habitait madame Aboulker, une vieille dame qui était la meilleure amie de ma grand-mère et dont le mari avait été médecin du quartier dans le quartier, un médecin des pauvres escaladant les boyaux obscurs des maisons du voisinage pour aller y soigner, souvent gratuitement, les innombrables maladies qui pullulaient dans le secteur. J'en avais gardé le souvenir d'un aimable vieillard arrivant avec sa petite valise de cuir noir, dont il tirait des instruments barbares et étalant une serviette sur mon dos avant d’y coller son oreille. Mais je n'avais pas encore quatre ans lorsqu’il mourut renversé par un tram en bas de la maison. Sa mort provoqua une grande émotion et l’on donna son nom à l’une des rues de notre quartier. Mais ce que j’ignorais alors c’est que la famille Aboulker s’illustrait au même moment en animant un réseau de résistance qui prépara l’arrivée du général de Gaulle à Alger et plusieurs réunions clandestines eurent lieu alors dans cet appartement qui jouxtait le nôtre pendant les jours qui précédèrent le débarquement du 8 Novembre en présence des émissaires secrets du haut commandement allié.

Au dernier étage habitait monsieur Karus, un ingénieur polytechnicien qui plus tard s’illustra en inventant le tiercé, ainsi qu’un astronome dont j’ai oublié le nom qui avait deux filles, Gisèle et Solange, lesquelles faisaient du chant. Leurs roucoulades bercèrent mon enfance et aujourd'hui encore le souvenir de leurs voix s'associe pour moi à la lumière du soleil qui entrait à flots par les fenêtres ouvertes dans la pièce que nous appelions « la galerie » et qui devint plus tard la chambre de mes parents. De l’autre côté, celui de l’escalier de gauche, habitait Monsieur Derrida qui faisait fonction de gérant et venait chaque mois encaisser les loyers. Il ne tarissait pas d’éloges sur son fils Jacques, qui avait quelques années de plus que moi et qui, disait-il, réussissait superbement dans ses études, si bien que mon enfance fut bercé par le sempiternel refrain : « - Tâche de travailler aussi bien que le petit Derrida ! »

Il restait enfin tout en haut, sur la terrasse, un dernier personnage qui occupait une sorte de cabane en verre dont il avait fait son atelier : c'était monsieur Ruby, le photographe. Chez lui tout était jaune : ses cheveux, ses doigts, rongés par les acides, ses œuvres, aux couleurs délavées par le soleil, qui étaient exposées dans une vitrine à l'entrée de son atelier. On y voyait des zouaves en chéchia posant devant une balustrade en carton, des mariées délicatement déposées au pied d'un palmier, des couples à dos de chameau. Monsieur Ruby était pour moi comme un magicien qui avait partie liée avec le soleil car sa terrasse était toujours inondée de lumière.

Tels furent les génies tutélaires de mon enfance, les premières figures qui peuplèrent ma vie au temps où je découvrais le monde et ils en gardent pour moi, encore aujourd'hui, une place unique et je me plais à croire qu'ils étaient vraiment des êtres extraordinaires, comme si je leur devais d’en avoir été marqué pour la vie d'un signe singulier.



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