Elles discutent nonchalamment Régina et Malvina, Régina la rousse et Malvina la blonde. Elles discutent de tout, elles discutent d’un rien, elles discutent de tout et de rien. Elles parlent de leur homme, elles parlent de leurs hommes pour faire passer le temps, pour que le temps passe plus vite en attendant le client. Elles papotent comme de vieilles copines, elles sont deux vieilles copines.
Un verre à la main, une cigarette dans l’autre, elles parlent et elles attendent.
Elles boivent, elles fument, elles parlent en attendant… Et l’alcool réchauffe leur cœur, embrume leur esprit, et la fumée des nombreuses cigarettes consommées embrume le bar, et les paroles s’embrouillent, s’emmêlent, se mêlent à celles des autres filles, plus loin.
Et le temps passe, et rien ne vient, personne non plus n’arrive. Dehors il fait froid, dedans il fait chaud, et elles sont bien, là, Régina et Malvina, à attendre, sans savoir qui, ni son pourquoi.
Au fil du temps, les verres se remplissent et se vident, les cigarettes s’allument et s’éteignent.

« Encore une » dit Régina, « c’est la dernière ».
— Il ne faut jamais dire « la dernière » dit Malvina.
Régina allume la cigarette. Au moment où son pouce fait tourner le roulement mécanique du briquet qui va déclencher l’arrivée de la flamme, la porte s’ouvre, toute seule ; un vent glacial s’engouffre dans le bar. Régina, interloquée, relève la tête, elle voit toute la fumée s’échapper et elle lâche son briquet.
Malvina saute de son tabouret, court vers la porte, et la referme en la claquant très fort, tellement fort que cela provoque tout à coup un silence terrible dans le bar.
« Comme ça, elle ne s’ouvrira plus » lance-t-elle de sa voix pointue. « C’est terrible ce vent, tout de même ! ».
Les discussions reprennent peu à peu.
Malvina, avant de se rasseoir, a ramassé le briquet de Régina, et toutes deux reprennent leurs papotages. L’atmosphère désenfumée est aussi plus fraîche.
Régina a froid, elle jette sur ses épaules nues un châle de soie rose aux bords frangés. Malvina prend la bouteille de whisky qui est posée entre leurs deux verres et les remplit.
« Bois un coup, ça va te réchauffer » dit-elle, elle tend le verre à Régina qui le prend de ses deux mains, elle le serre fortement. Le liquide doré est agité de petites vaguelettes, Régina tremble… Malvina regarde son amie curieusement, « C’est la fièvre » pense-t-elle. Le regard de Régina est plongé dans le verre. Le rythme cadencé de l’alcool s’accélère, s’accélère. Régina observe fixement mais ne semble pas s’en rendre compte, son visage est comme figé. Le whisky, dans le verre, continue de frémir. Malvina regarde Régina sans comprendre, comme si elle la voyait pour la première fois. L’alcool bouillonne maintenant.
La porte s’ouvre à nouveau. Cette fois, c’est le fait d’un homme, un client, qui se dirige vers le comptoir. Régina pose son verre, l’agitation du liquide doré diminue… s’atténue… s’estompe… puis cesse enfin.
Le client s’accoude près des deux filles, il commande à boire. Les tremblements de Régina se sont eux aussi calmés, elle paraît tout à fait calme, décontractée.
Une discussion s’engage entre cet homme et les deux copines, tous les trois plaisantent, l’ambiance est détendue.
Il faut peu de temps à Malvina pour comprendre que le client préfère Régina. « C’est vrai qu’elle a un charme fou, avec sa chevelure bouclée et flamboyante… Pourvu que la fièvre ne la reprenne pas » se dit-elle.
Un peu plus tard, Malvina s’éloigne, va discuter avec d’autres clients… Régina va pouvoir conclure. En effet, au bout de quelques instants, elle se dirige avec l’homme vers le fond du bar, où ils empruntent l’escalier qui mène à l’étage.
Malvina retourne à sa place au comptoir. Elle repense à l’homme, il avait l’air bien dans sa peau, plutôt bel homme, bien vêtu… « Il faudrait qu’ils soient tous comme ça, malheureusement, il y a bien trop de détraqués à cette heure-ci…Espérons que ce ne sera pas le cas ce soir… », Malvina se perd dans ses pensées.
Le temps passe et Régina ne redescend pas… « Si elle n’allait pas bien, il serait venu nous avertir… D’habitude, elle liquide l’affaire en vingt minutes… y’a quelque chose de pas normal… »
Malvina regarde sa montre, sa copine est là-haut depuis plus d’une heure trente. Elle n’en peut plus d’attendre, c’est trop angoissant… Pourtant, elle n’a rien entendu d’anormal, pas de cris de frayeur, pas de bruit lourd.
Elle ne tient plus, elle ne peut plus attendre comme ça. Qui sait si, malgré sa belle allure, ce type n’est pas un fou !
Malvina monte alors à l’étage. Arrivée devant la porte de la chambre, malgré son apparence calme, son cœur bat la chamade. Elle pose la main sur la poignée et s’apprête à ouvrir tout en s’attendant au pire. Elle inspire profondément, et pousse violemment la porte.
La chambre est vide, sans aucune trace d’un récent passage. Interloquée Malvina se dirige machinalement vers la fenêtre à peine entrouverte.
Dans le ciel sans étoile de cette nuit d’hiver, une lumière d’un vert fluorescent clignote au loin.