J’avais fini par tous les connaître par coeur dans le petit livre qui nous servait de manuel et je m'amusais à faire comme si je les déchiffrais pour la première fois afin de me donner à bon compte l'illusion de savoir lire. Cependant, je ne sais trop pourquoi, certains textes demeuraient, tout de même plus difficiles que d'autres. Il suffisait d'un mot pour que tout se brouille : je me souviens en particulier de celui qui s'appelait Les moissonneurs et qui me donna bien du fil à retordre car, outre que j'ignorais totalement en quoi consistaient les moissons, n'ayant jamais vécu à la campagne, l'aspect redoutable du mot lui-même, avec sa prolifération de doubles consonnes suffisait à inhiber en moi toute intelligence. Un autre texte, par contre, était l'occasion de mes plus brillants exploits, c'était Paul se coupe. Il racontait l'histoire d'un petit garçon qui avait pris le rasoir de son père et recevait la cruelle leçon de sa désobéissance J'avais mis au point un véritable numéro d'acteur : Avec une diction impeccable je déclamais mon texte, ménageant des silences, soutenant l'intérêt de l'auditeur jusqu'à la catastrophe finale.

Le jour où l'on m'amena voir l'instituteur, mon livre de lecture à la main, pour qu'il décide si je pourrais être admis dans sa classe l’année suivante, mon sort était donc suspendu au texte qu'il choisirait de me faire lire. Je suis certain qu'il y a ainsi des moments où le hasard décide de toute une vie. Mon destin dépendit ce jour-là de l'alternative entre les Moissonneurs et Paul se coupe car l’avance d’un an que j’obtins sur l’âge normal de la scolarité et que je parvins à conserver ensuite jusqu’au terme de mes études avec toutes les conséquences qui en découlèrent fut l’effet d’un sort favorable : je tombai sur Paul se coupe. Le succès fut total et je fus admis dans la classe de monsieur Laborde.

La place qu'occupa monsieur Laborde dans mon enfance fut considérable. C'était un jeune instituteur que tous les élèves rêvaient d'avoir. Je me souviens de ses lunettes fumés et du regard aigu qui se cachait derrière. Dès le premier jour - peut-être à cause de ma prestation - il me mit au premier rang et me considéra comme un bon élève.
J'entrais dans un univers inconnu. Parfois ce qu’on y apprenait me déroutait un peu. Par exemple, un jour, il entreprit de nous expliquer ce qu'était un prix d'achat et un prix de vente. Je croyais avoir bien compris quand il s'empara sur la table de la boite de craie et nous dit : « - Ceci est un poulet que j'ai acheté dix francs, si je le revends vingt francs, quel sera mon bénéfice ? »… Que voulait-il dire ? Il restait là à nous regarder fixement en attendant la réponse. Et moi je scrutais la boite en métal dans laquelle nous avions coutume de mettre nos craies et qui de toute évidence n’était rien d’autre qu’une vieille boite de conserve qu’on avait dû récupérer je ne sais où. Par quelle aberration essayait-il de nous la faire passer pour un poulet ? Cependant ma confiance en lui était illimitée et je scrutais désespérément la boite en m’attendant –sait-on jamais ! – à la voir se métamorphoser sous mes yeux en poulet. Mais non, il n’y eut pas de miracle ! Elle demeura bel et bien un boite de conserve pleine de craies... En sortant j’allais tout de même vérifier discrètement, en passant le doigt dessus.

Une fois par semaine nous avions plein air. Nous montions par des rues en lacets jusqu'au stade du Tagarin. Là, le soleil blanchissait le feuillage des gros eucalyptus qui entouraient le terrain de sport encastré dans le creux d’une falaise rouge comme du sang. L'après-midi se passait dans un ennui morne. Les jeux de mes camarades me laissaient indifférent, je m'y sentais mal à l'aise. Alors, pour passer le temps, j'allais dans les vestiaires sous prétexte de boire et là, dans la fraîcheur de l'ombre, je mettais ma bouche sous le robinet et sentais avec délice l'eau glacée couler dans ma gorge. « - Cesse donc de boire ainsi ! » me disait monsieur Laborde qui surgissait toujours inopinément pour venir me chercher. Sors donc de là !… Je replongeai dans la mêlée, prenant mon mal en patience. Il nous laissait libres de faire ce que nous voulions, n'ayant guère de goût, lui non plus, pour ces après-midi sportives. J'observais le haut des falaises sur lesquelles s'accrochaient des gerbes d’aloès. Parfois des yaouleds nous jetaient des pierres et nous avions ordre de ne pas approcher. Pourtant j'aurais voulu monter là-haut pour contempler la mer. Quand enfin le jour déclinait nous revenions en silence par les escaliers qui plongeaient dans la ville, nous retrouvions les ruelles sombres. Le bruit de nos pas sur les pavés avait quelque chose d'insolite après cette orgie de grand air. Que la cour de l'école était donc petite ! Nous nous serrions autour de monsieur Laborde comme une portée de moineaux et retrouvions avec émotion les affaires que nous avions abandonnées dans nos casiers.