Il y avait tant de différences entre elles qu’il semblait s’agir en vérité d’espèces distinctes et ne procédant pas de la même essence, comme ces personnages de la radio qui n’existaient que par leur voix, dématérialisés en quelque sorte, et cependant pour moi aussi réels, aussi consistants que ceux que je pouvais croiser dans ma vie quotidienne. Mais dans cette vie elle-même on pouvait à chaque instant observer l’existence de catégories singulières qui n’entretenaient aucune relation les unes avec les autres : par exemple ces grands soldats tout en blancs qui parlaient une langue incompréhensible et distribuaient des chewing-gums à la demande et que je considérais, je l’ai dit, ni plus ni moins que comme des extraterrestres avaient été rejoints par une autre espèce un peu comparable et qui semblait parler la même langue mais dans une tonalité différente et portait un uniforme d’une autre couleur et surtout à qui il était vain de demander des chewing-gums car quand on s’adressait à eux ils avaient l’air de ne pas comprendre et vous regardaient d’un air dégoûté. Ma mère m’avait expliqué que c’était des anglais et ces anglais-là m’apparurent beaucoup moins sympathiques que les hommes en blanc. Mais plus proches de nous on pouvait également observer l’existence d’une espèce tout aussi singulière qui était celle des arabes. Je ne m’étonnais pas de les voir là, je les avais toujours connus. Je ne m’étonnais pas plus de leur présence que de celle des hirondelles dans le square ou des chats errants. Mais il était évident que ce n’était pas des hommes comme nous et la meilleure preuve c’est qu’on pouvait les reconnaître tout de suite même quand ils parlaient notre langue ou étaient habillés « à l’européenne ». Je n’avais pour eux ni sympathie ni antipathie, un peu de méfiance peut-être, et de toutes façons leurs différences étaient trop évidentes pour qu’on pût imaginer avoir d’autres rapports avec eux que ceux qu’exigeaient les nécessités pratiques de la vie de tous les jours. Leurs enfants par exemple n’étaient pas des enfants, c’étaient des yaouleds, et d’ailleurs ils n’allaient pas à l’école. Ils étaient cireurs ou marchands de journaux, ils marchaient pieds nus et il ne me serait jamais venu à l’idée de jouer avec eux ou même de leur adresser la parole. Les femmes, de même, n’étaient pas des femmes, c’étaient des mauresques qui portaient le haïk. Le monde était ainsi : plusieurs univers cohabitaient ensemble sans de mélanger, il n’y avait pas à discuter là dessus.

Un autre problème du même ordre me parut par contre plus compliqué à résoudre, ce fut celui des juifs. Tout ce que je pouvais entendre dans les conversations de mes parents tendait à montrer que les juifs constituaient eux aussi une catégorie particulière. Seulement celle-ci n’était pas identifiable ! C’est là que résidait le mystère. Ils ne se distinguaient ni par la façon dont ils étaient habillés, ni par la langue qu’ils parlaient, ils nous ressemblaient en tous points et pourtant ma mère prétendait être capable de les reconnaître. Comment faisait-elle ? Autre mystère, il y avait dans les relations qu’elle entretenait avec eux une contradiction dont elle ne parvenait pas à s’expliquer quand je lui posais la question : d’une part elle avait pour eux, la plupart du temps, beaucoup d’estime et même, souvent, d’admiration, comme pour la famille Aboulker, par exemple, ou pour les Zarader qui habitaient au dessus de chez nous, et en même temps elle se désespérait sans cesse d’habiter ce quartier où il n’y avait que des juifs, disait-elle, parce que tous mes camarades seraient juifs et qu’on n’en sortirait jamais. Et quand je lui demandais quelle importance ça avait, elle me répondait que ça n’en avait pas en effet, mais que ça en avait quand même et que je comprendrais plus tard. Elle introduisit également un grand trouble dans mon esprit le jour où elle me révéla que les juifs étaient des « indigènes ». Comme les arabes, ajouta-t-elle. Je ne savais pas ce que c’était qu’un indigène. Quelqu’un qui est né dans ce pays. Mais moi aussi j’étais né dans ce pays ! Alors elle m’expliqua que j’y étais né en effet, qu’elle aussi, mon père aussi, mais cependant nous n’en étions pas originaires. Je crus comprendre que mon essence procédait d’un pays que je ne connaissais pas encore et que j’irais découvrir un jour. Les juifs, eux, étaient d’ici, originaires de ce pays-ci. Leurs parents, leurs grands parents parlaient une autre langue que la nôtre et s’habillaient autrement que nous. Au fond, concluait ma mère, ils sont plus proches des arabes que de nous. C’était absurde ! Il était évident qu’ils appartenaient à la même catégorie que nous. À quel moment et par quel mystère s’était opéré cette mutation qui transgressait une frontière que je croyais infranchissable et contrariait pour moi l’ordre du monde ? Je ne croyais d’ailleurs qu’à moitié à ce que racontait ma mère, c’était des histoires à se faire peur. Moi, ce que je voyais, c’est que mes copains, Chiche, Morjean, étaient parfaitement semblables à moi et que je m’entendais parfaitement bien avec eux.

Je vivais ainsi dans un monde plein de mystères que je ne cherchais pas à éclaircir tant qu’il ne bouleversait pas la bonne ordonnance de ma vie quotidienne. Au fond, seul pour moi comptait, seul était réel le petit groupe que nous formions, ma mère, ma grand-mère, mon oncle et moi, entre les murs bruns de ce grand appartement, parmi les tableaux de mon grand-père. Je vivais dans la conviction que les choses étaient éternelles et que rien n'arriverait jamais qui puisse en interrompre le cours. Pourtant, petit à petit je sortis de l’enfance. Comment cela se fit-il ? Je ne saurais le dire. La fin de la guerre n'avait pas été un événement, le retour de mon père non plus puisqu'il était reparti aussitôt. Peut-être fut-ce simplement le passage de l'école maternelle à l'école communale où je fus admis avec un an d'avance car ma grand-mère m'avait appris à lire. Oui, je crois que c’est là en effet que se situe le passage essentiel.