Très tôt j’ai brodé ma vie, préférant l’entrelacs de mes mots solitaires aux pages quadrillées de l’école. « En dictée, en grammaire, elle réussira ; mais en rédaction, elle aura du mal ». Glas d’une entrée précoce en 6ème qui n’entendait pas le tourbillon d’histoires bloqué sur le pas de la porte. Image sans appel de la bonne élève sans imagination.

Alors je brodais ; une vie de rechange pour tous ceux qui avaient la chance ou la malchance de croiser ma route sans jamais savoir de quelles vies je les avais affublés ; une vie de rêves pour moi, toujours à la marge de mon quotidien, autant de temps passé à la réfléchir – fascination du miroir – qu’à m’étourdir dans une activité débordante et dévastatrice.

A l’heure des premières rédactions ratées, j’apprenais la broderie sur les bancs du lycée, comme toutes mes congénères – question de génération. Elle ne m’a pas quittée, alors que beaucoup, autour de moi, la vouaient aux gémonies. Ma rébellion s’est affirmée tôt, mais directement, elle n’avait pas besoin de symboles, et la broderie n’en a pas fait les frais. Ensommeillée parfois, elle ressurgissait dès que nécessaire.

J’aurais pu aimer le tricot, ce porteur de projet qui dévide le fil d’une pelote pour fabriquer ex imago un microcosme. Mais sa redoutable utilité le mettait hors course.

J’aime broder l’inutile, le hors champ. J’aime sourire aux passants, croiser leur regard, et appliquer sur leur silhouette, en aplats ou en contours, la vie que je leur imagine.

J’aime les passés plats ou empiétants, dont l’envers ne se distingue de l’endroit que par quelques nuances ombrées, moins vives. J’aime l’élégance du point de tige qui permet de tracer les bordures nettes d’une existence floue. Les noms de ces petits points m’entraînent déjà loin, passant et repassant sur ma toile pour remplir les creux du passé, qu’il soit mis à plat, ou empiétant par superposition.

Viviane Youx



A suivre : Tracés de croix ; Passés plats ; Passés empiétants ; Couchures et barrettes…