Non, finalement je ne sais plus rien. Depuis quelque temps, tout s’embrouille dans ma tête, je me sens comme un hamster tournant sans fin dans sa roue, je dois l’admettre, même si le constat est aussi douloureux qu’humiliant : je n’ai plus la maîtrise du cours de ma vie.Non, finalement je ne sais plus rien.
Moi qui aimais tant me lever avec le soleil, je me surprends à prolonger mes nuits jusque tard dans la matinée, uniquement pour le plaisir de restée blottie dans cet ailleurs cotonneux, entre sommeil et veille, là où le réel n’a pas encore pu souligner ses contours.
Cet état proche de l’hébétude me ressemble si peu, je me demande où est passée la Paula « d’avant ».
Voilà maintenant 15 jours que Heidi est partie, à l’autre bout du bout de la France…
Quand, à mon retour de Berlin j’ai trouvé sa lettre, je me suis précipitée chez ses parents ; il m’a semblé que son père me recevait plus froidement qu’à l’accoutumée. Oui, Heidi avait insisté pour partir monitrice dans ce camp de vacances, oui, il pouvait me donner son adresse si je le désirais.


Je suis rentrée chez moi et je me suis assise à la table de la cuisine, j’ai posé devant moi le papier où M. Gruthman avait griffonné à la hâte l’adresse de sa fille et je suis restée ainsi de longues minutes les yeux dans le vague.
J’ai repensé à notre première rencontre, c’était quelques mois après ma séparation d’avec Otto, je m’étais enfin décidée à perfectionner mon français et sur les conseils d’un ami j’avais contacté le Pr Gruthman afin qu’il me donne des leçons particulières.
Je m’étais présentée chez lui et c’est Heidi qui m’avait ouvert, j’avais immédiatement été séduite par la chaleureuse personnalité de cette très jeune fille.
Depuis ce jour, nous étions amies.
Sa présence suffisait à emplir ma vie, ce que n’avait pas réussi à faire ce pauvre Otto.
Qu’avait-il pu comprendre aux raisons de mon départ ? J’étais moi-même incapable d’expliquer pourquoi, ce matin là, au moment où je refermais doucement la porte derrière moi, laissant Otto savourer quelques minutes supplémentaires de sommeil, une évidence s’était imposée à moi : je ne reviendrai pas.
Aujourd’hui encore j’ai du mal à trouver le bon fil dans cette pelote emmêlée que sont devenus les sentiments et les émotions qui m’habitent.
Ou peut-être ai-je tout simplement peur de ce que je peux découvrir au bout de ce fil…
Heureusement, mon travail à l’université m’aide à garder un pied dans le réel, le sujet sur lequel je travaille depuis plus d’un an : « la sémantique au service du discours totalitaire», laisse peu de place à la légèreté, n’est-ce pas ?...
Mon directeur de mémoire m’avait fortement incitée à étudier les linguistes français et c’est ainsi que je m’étais décidée à prendre des cours avec M. Gruthman.
Alors que ma route venait de croiser celle de Heidi, je fis la connaissance d’un étudiant français qui désormais compte beaucoup pour moi.
Lorsque mon professeur m’avait conseillé de contacter Paul Hauviannet, étudiant à la Sorbonne, j’avais été un peu réticente, je connaissais l’égocentrisme des chercheurs et je craignais que l’accueil fût froid.
Je changeai rapidement d’avis quand pour la première fois, je rencontrai Paul à Berlin, une ville où il faisait de fréquents séjours. Il ne correspondait pas à l’image que je m étais faite de l’étudiant au teint demeuré blafard par la surexposition aux néons des bibliothèques !
Je découvris un garçon athlétique et rieur qui s’est montré immédiatement prêt à m’aider. Sa maîtrise des langues, il parlait aussi bien allemand qu’anglais (il m’apprit que sa mère était anglaise) me fut d’un grand secours car nous pouvions ainsi consulter les ouvrages des linguistes des trois pays.
Tout en pensant aux nombreuses lettres que nous avions échangées avec Paul, je rouvris la valise que je venais de boucler pour y ajouter les notes de mon mémoire, je comptais contacter Paul pendant mon séjour en France et lui demander des conseils sur certains points de mon travail.
Alors que je me dirigeais vers la gare, j’essayais de tempérer l’exaltation que cette idée saugrenue de départ un 15 juillet avait fait naître en moi. J’avais mauvaise conscience mais l’aventure était tellement excitante que tout me paraissait possible. L’employé de la gare se chargea de me redonner le sens des réalités quand je lui annonçai ma destination. Mais jeune fille, savez-vous qu’il y a plus de 1000 Kms pour aller là-bas ?
Oui, la jeune fille avait consulté une carte, elle savait que c’était loin, mais elle voulait partir, était-ce trop exiger que d’attendre des renseignements, d’un bureau de renseignements ?...
Je quittai la gare dépitée, j’avais espéré un train mais il me faudrait me contenter d’un autocar qui me transporterait jusqu’à la frontière où peut-être, si la chance vous sourit, m’avait lancé l’employé d’un ton goguenard, vous pourrez prendre un train en France. Leurs trains roulent mieux que les nôtres…
Munie de ce seul viatique j’étais montée dans le car qui après m’avoir bringuebalée pendant de longues heures m’avait laissée, en pleine nuit, dans une gare routière de l’autre côté de la frontière.
Pendant que le train traversait la France, je songeai soudain que mes deux meilleurs amis, Heidi et Paul, ne s’étaient jamais rencontrés, les occasions avaient-elles manqué ou plus simplement, n’avais-je pas voulu les susciter ? Je choisis de ne pas répondre à cette question et je m’installai le plus confortablement possible dans un coin du compartiment afin de tenter de trouver le sommeil, le voyage allait être long.
J’arrivai à Narbonne dans l’après-midi, j’eus la chance de trouver une place dans l’autocar pour Gruissan et j’entamai enfin la dernière étape de mon périple.
Le voyage fut agréable bien que ponctué d’innombrables arrêts aussi, quand je poussai la porte de la petite gare routière, la journée était déjà bien avancée, le ciel avait pris des teintes orangées et l’air que je respirais était saturé d’odeurs que j’avais du mal à identifier ; un mélange de brise marine, de résineux et de mille autres fragrances beaucoup trop subtiles pour un odorat de citadine du nord de l’Europe.
Je restai ainsi quelques minutes sur le parvis de la gare à respirer. Doucement. Avec précaution, comme si je craignais d’épuiser les parfums suspendus dans l’air.
Petit à petit la gare s’était vidée de ses voyageurs et je me décidai à reprendre mes bagages. Je me dirigeai vers le centre du village, une tour à moitié détruite qui surplombait mer et maisons avait pris des couleurs d’incendie sous le soleil couchant. Tout à coup, je sentis l’émotion me gagner, la beauté du lieu et de l’heure me faisaient oublier les raisons pour lesquelles j’avait entrepris cet éprouvant voyage et je dus me secouer pour m’arracher à ma contemplation.
Ma compagne de voyage m’avait fourni de précieuses indications qui me permirent de trouver rapidement le centre de vacances. Je longeai un parc et je découvris les bâtiments au milieu d’une pinède, non loin de la plage où j’apercevais d’étranges chalets sur pilotis.
La jeune fille que j’interrogeai m’informa que Heidi était de repos ce jour-là mais il me suffisait d’avancer jusqu’au bar qui se trouvait à quelques centaines de mètres.
- Tu es sure de la trouver, c’est le rendez-vous de tous les jeunes du pays, ajouta-t-elle en riant.
A ma hâte de la voir se mêlait un peu d’inquiétude, je m’interrogeai sur son accueil, je n’étais plus aussi persuadée que sa réaction allait être à la mesure de mon attente, je retardais mon départ en m’absorbant dans des tâches insignifiantes.
Puis, je me décidai enfin. La nuit était venue, je traversai le parc, le sable crissait sous mes pas et de temps en temps j’entendais le bruit sec des pommes de pins qui tombaient sous les arbres. La journée avait dû être très chaude car le sol me renvoyait des ondes de chaleur.
Je n’avais rencontré personne quand soudain j’entendis des bruits que je pris d’abord pour des plaintes, en approchant je compris qu’il s’agissait d’un couple qui faisait l’amour, je souris de ma méprise mais au moment où je m’éloignai pour ne pas être indiscrète, je reconnus sa voix .
Je ne l’avais jamais entendue dans cet étrange registre où se mêlaient les graves et les aigus et pourtant je savais que c’était elle.
Je ne voyais pas les corps enlacés mais la mélopée charnelle que je percevais faisait naître en moi des images qui se brisaient dans ma tête.
Je restai immobile un long moment puis je fis demi tour. Mon corps était devenu pesant. En regagnant l’allée il me sembla apercevoir une silhouette entre les arbres, je me mis alors à courir vers la mer, je ne voulais voir personne.