Comme tu le sais sans doute maintenant, mes parents m’ont envoyée passer 2 mois en France, « pour mon bien » et pour « pratiquer le français ».Je ne saurais dire si je m’en trouve bien, mais pour la pratique du Français…, j’ai essayé !…
Je suis sure qu’à la lecture de ces dernières lignes tu vas encore pensé que je suis affligée du plus mauvais goût de la terre… C’est vrai, mais avec ta raideur toute prussienne, nous parvenons à un certain équilibre, n’est-ce pas, ma douce ?

Cela étant, je remercie mon père de m’avoir communiqué le goût de cette langue (non, non, inutile de faire la grimace, il n’y a pas de sous-entendu !).
Tu avoueras toi même que s’il n’avait pas été un si merveilleux professeur, nous ne pourrions pas échanger ouvertement nos secrets au nez et à la barbe de nos copines (pour la barbe, je pense à Rosa ! Quelle mauvaise fille, je suis !).

Et puis, nous ne nous serions pas rencontrées, tu ne serais pas venue à la maison prendre des leçons particulières, et, et, et… Et je ne serais pas en train de tenter par cette longue digression, de retarder le moment où je dois t’avouer que… ça y est ! Je l’ai fait !

Mais, commençons par le commencement.

Ainsi que je te le disais en préambule, ce sont mes parents qui ont insisté pour que je parte, tu sais combien j’aurais préféré rester avec toi, nous serions allées au parc, il y a là-bas une très longue allée qui s’enfonce sous les arbres et qui arrive tout au bout du lac, je ne sais pas si tu connais, peu de gens font l’effort d’aller si loin. Quand tu arrives, les berges du lac sont en pente douce et on peut se baigner.

Imagine, toutes les deux, seules, au bout du monde…

Du lac ? Oui, du lac, que du lac... Mais, il devenait alors l’univers, notre univers à nous, pour quelques heures… Non ?

Je vois que je m’égare encore.

Je suis donc arrivée début juillet pour être monitrice dans un centre pour enfants dans le sud de la France.
Le choix du lieu ne doit rien au hasard, figure-toi que mon père pendant la guerre, a été retenu prisonnier dans une ferme près de Carcassonne. C’est là qu’il a perfectionné son français et c’est comme cela qu’il est, je pense, le seul Allemand à parler français avec l’accent du sud !
Il n’est jamais revenu dans la région, ni même en France, je crois qu’il veut garder intacts ses souvenirs, à moins qu’il ne désire que je serve de pont, entre passé et présent, entre guerre et paix.

Peut-être…

Quand je suis arrivée, je me suis rapidement fondue dans le groupe des filles, j’étais la seule Allemande, mais il y avait deux autre étrangères, une Hollandaise et une Suédoise.

J’ai constaté très vite que les garçons français s’intéressaient plus à nous qu’aux Françaises, sans doute à cause de nos cheveux blonds. Il faut dire que dans cette région, les gens sont plutôt très bruns !

Cela mis à part, les garçons français de cet âge sont tout aussi niais que les Allemands !

Il y en avait un parmi eux, particulièrement insupportable, Charles-Henri il s’appelait (je me suis demandée si ses parents l’avaient nommé ainsi à cause de l’autre, De Gaulle…).

Il faisait des efforts pathétiques pour me parler en allemand, enfin … c’est ce qu’il croyait…

Je ne comprenais pas un mot sur deux, mais cela n’avait aucune importance puisque c’était pour lui qu’il parlait, il me suffisait de lui donner l’impression de boire ses paroles et de rire gracieusement de concert avec ses amis quand il sortait « un bon mot ». Tu vois le genre, un peu comme Clemens qui ne peut s’empêcher de citer Kant ou Nietzsche à tout bout de phrase.

J’aimais bien le laisser s’empêtrer avec les mots jusqu’au moment où il devait se résoudre à quêter auprès de ses amis (pas plus doués que lui pour les langues !) la bonne expression. Figure-toi que je leur ai laissé croire jusqu’à la fin du séjour, que je ne comprenais rien au français…
La bonne blague !
Oui, je sais tu vas trouver cela puérile, mais sans ce subterfuge, je ne serais jamais arrivée à mes fins, tu me connais, dans le fond je suis assez timide.

Bref, je laissais croire à l’autre nigaud que j’étais sous le charme, pour voir la tournure qu’allait prendre cette histoire. Eh bien, figure-toi, que cela ne s’est pas du tout passé comme je l’imaginais, mais alors pas du tout.

Et c’est là que ma duplicité prend tout son sens.

Hier, dans l’après midi, comme j’étais de repos, je suis allée passer un moment au bar de la plage où j’ai rencontré C-H qui pérorait au milieu de ses amis. Dans un sabir tout à fait savoureux, C-H m’a fait comprendre que ce bar était leur QG car un de leurs amis y était serveur.

Bref, je te passe les plaisanteries d’autant plus appuyées que tous pensaient que je ne comprenais pas un mot à leur discours. Au bout de quelques minutes, j’en ai eu assez et je suis allée m’installer à une table non loin du bar, car en faisant semblant de ne pas comprendre le français, je me trouvais prise à mon propre piège, contrainte de limiter mes échanges à quelques mots d’anglais et force gestes.. A la longue, très fatigant, crois-moi.

Et c’est là que j’ai surpris un échange entre le garçon du bar et C-H, il était question de « la blonde Prussienne » qu’il fallait « se taper ». Je dois dire que le vocabulaire employé n’était pas tout à fait celui que m’avait enseigné mon père, mais j’en ai saisi « la substantifique moelle » (une expression que C-H se plait à employer !) !

Et là, vois-tu, j’ai su que j’allais pouvoir faire l’expérience, celle dont nous avons si souvent parlé ensemble. Quitte à être l’objet d’un pari entre jeunes puceaux travaillés par leurs hormones (car c’est bien de cela qu’il s’agit, non ?), autant donner un petit coup de pouce au hasard.

Je ne voulais pas me laisser « séduire » par C-H., non pas que je le trouvais déplaisant, au contraire, j’admets qu’on pouvait lui trouver quelque charme, mais j’avais trop peur qu’il m’inflige des préliminaires à coup de Brantôme et de Robbe-Grillet (tu connais ? moi non plus, sans doute des écrivains, je l’ai entendu les citer) !

J’ai donc manœuvré en direction du serveur et là vraiment, je crois que j’ai été très bonne, j’aurais voulu que tu me vois, la femme fatale, sure d’elle et de son pouvoir.

J’avais la sensation curieuse que mon mutisme forcé m’avait ouvert d’autres voies d’expression, je ne pouvais plus m’aider des mots, je ne pouvais plus me cacher derrière et mon corps s’en trouvait ainsi libéré, je suis sure que si j’avais pu disposer du langage, je n’aurais été que ce que je suis, c’est à dire une petite jeune fille, sans expérience, un peu coincée, un peu naïve, un peu sotte tout simplement.

Alors que ce soir-là, quand j’ai croisé le jeune André (c’est le serveur), assis sur son banc, en train de lire (ou faisant semblant), avec mon air dégagé et mon assurance, je suis certainement passée à ses yeux pour une grande séductrice !

Je dois dire que je n’ai pas eu grand effort à faire tant ce grand garçon qui affichait une fausse décontraction à l’allure beatnik me paraissait dévoré par la timidité.

Je te sens impatiente de savoir comment ça s’est passé, je t’entends ronchonner elle fait exprès de me faire languir.

Oui, je te taquine.

Mais que te dire ? Que te décrire ?

La nuit douce, les étoiles, le clapotis assourdi des vagues, le bruissement des pins et l’odeur de résine mêlée à un autre plus indéfinissable.

Et puis cet homme au-dessus de moi. Son regard bleu que j’apercevais de temps en temps entre les mèches de cheveux qui retombaient sur son visage. Ce regard à la fois concentré et anxieux. Et le va et vient frénétique de son corps , la face blanche de son derrière offerte à la voûte céleste.

Je demeurais spectatrice de la scène, je me voyais faire l’amour pour la première fois (je reste persuadée qu’il ne s’est pas rendu compte que, pour moi aussi, c’était la première fois) et je ne parvenais pas à capter les émotions.

La seule chose que je sentais, c’étaient les aiguilles de pin qui m’entraient dans les fesses et qui me faisaient pousser des petits cris de douleur ! (peut-être a-t-il pensé qu’il s’agissait de cris d’extase !!!)

Je ne saurais dire combien de temps nous sommes restés allongés sous les arbres, j’ignorais tout du sexe et je ne savais pas exactement comment se concluait l’acte.
Tu te rappelles comme nous avions ri quand Greta nous avait décrit le pénis de son fiancé après la jouissance, « une petite chose toute fripée et toute molle », eh bien, j’attendais la petite chose toute fripée et toute molle.

Et, à la suite d’un dernier soubresaut, il m’a semblé que la chose qui m’avait pénétrée se ratatinait et me désertait brutalement. Sans manifester un romantisme excessif, mon compagnon remonta prestement son pantalon et m’aida à me relever. Ne me demande pas si faire l’amour ce n’est que cela. Je ne pourrais te parler que de l’acte.

Je l’ai vécu avec la froideur d’un entomologiste, sans émotion, sans désir ni plaisir, ni déplaisir non plus, si ce que je t’ai décrit a pu te sembler parfois trivial c’est parce que rien ne me portait vers cet homme que la volonté de découvrir le fonctionnement de deux corps.

Quand nous sommes repartis et que sa main a saisi la mienne, en fermant les yeux j’ai ressenti un ébranlement au fond de la poitrine, une autre main, un autre lieu, tout pouvait prendre sens.

Tu vois, ma Paula, je me rends compte qu’on ne sort pas indemne de la rencontre avec le corps de l’autre et je me demande avec un peu de mélancolie si ce garçon se souviendra de moi dans 30 ou 40 ans.

J’espère que mon bavardage ne t’aura ni ennuyée ni alarmée. J’aborde la fin de mon séjour avec la satisfaction du devoir accompli ! Comme un brave petit soldat !

J’ai hâte de revoir Francfort et vous tous et surtout toi.

Que j’embrasse.

Heidi