Je n'étais pas très expert à défendre ma place parmi les autres. Dans les petits commerces de toutes sortes qui occupaient nos récréations je ne sortais jamais gagnant : les cartes postales que j'obtenais ne valaient jamais la gomme dont je les avais payées. Nous avions une monnaie d'échange unanimement reconnue et avec laquelle se réglaient toutes nos transactions, c'était le noyau d'abricot. Il y avait différents moyens de se constituer un capital. D'abord évidemment en s'approvisionnant aux sources de sa consommation personnelle - moyen des faibles car, outre qu'il était sans mérite, il demeurait forcément limité - plus intéressant à tous égards étant de constituer sa fortune en participant aux divers jeux organisés sous le préau. La plupart tournaient tous autour du même principe : il s'agissait de renverser un petit tas de noyaux appartenant à l'organisateur du jeu, en jetant le sien d'une certaine distance. Les initiateurs de jeu installaient donc leur petits tas le long du préau et attendaient le client. Ils n'avaient pas à attendre longtemps car bientôt les files d'attente s'allongeaient devant eux et je voyais leur capital grossir rapidement sous le regard envieux des autres. Mais après tout il n'était interdit à personne d'ouvrir sa propre boutique... Un jour donc, comme je m’en étais entretenu avec ma mère, celle-ci me confectionna une sorte de masque en carton pourvu de trous pour les yeux et la bouche. Le jeu consisterait à jeter ses noyaux dans les trous, à chacun desquels était attribué un gain convenu. Lorsque le lendemain je fis mon entrée dans la classe avec mon appareil, tous les élèves et monsieur Laborde lui-même l'admirèrent sans réserve et chacun attendit avec impatience la récréation. Je connus mon heure de gloire. Elle ne dura guère. Lorsque, le moment venu, j'eus installé mon petit commerce sous le préau, l'empressement fut tel qu'il me devint impossible d'en maîtriser l'afflux. Chacun prétendait avoir gagné et comment vérifier ? Les noyaux jaillissaient de toutes parts ! Et je payais l'un, je payais l'autre, et au bout d'un moment il fut évident que ma réserve de noyaux n’y suffirait pas. J’allais être bientôt en cessation de payement. La cloche me sauva mais je fus bien résolu à ne pas renouveler l'expérience.
J'étais toujours, je ne sais pourquoi, la victime désignée des récréations. Les autres m'appelaient saucisson à cause d’une tendance à l'embonpoint causée par la suralimentation à laquelle me soumettait ma mère et quand on parvenait à me coincer dans l'angle d'un mur on se pressait en tas contre moi jusqu'à m'étouffer. L'intervention de monsieur Laborde assurait ma survie. Pendant toute la récréation je restais prudemment derrière lui. Quand il se déplaçait, je me déplaçais aussi. Quand il m'obligeait à aller jouer avec les autres, je m'éloignais un peu pour revenir aussitôt.
À cette époque je traînais une maladie d'intestins qui me causait des douleurs insupportables et me soumettait des besoins urgents générateurs de catastrophes s’ils n’étaient pas satisfaits sur le champ. J'en avais donc tiré le privilège de pouvoir sortir de la classe sans demander la permission. Ah ! Ces moments de liberté voluptueuse lorsque, dans la cour déserte, j'entendais, mêlé au bruit si intime et si doux de l'eau coulant dans les tinettes, la rumeur des classes en train de travailler. Et moi j'étais là, tout seul, accroupi derrière la porte verrouillée, à savourer ma souffrance en me liquéfiant avec volupté.
Parfois il arrivait que l'alerte fût trop rapide ou bien j'avais espéré pouvoir me retenir mais hélas, j’avais été présomptueux et alors, assis à ma place au milieu des autres élèves, sans que personne ne s’en doute, je m'abandonnais à ma déconfiture. Je sentais aussitôt un soulagement ineffable tandis qu’une chaleur agréable envahissait le fond de ma culotte. Mais je savais que cette jouissance ne durerait guère, car bientôt les autres commenceraient à sentir une odeur qui me dénoncerait. On se retournait vers moi, je serais démasqué, il ne me resterait plus qu’à avouer mon crime, Monsieur Laborde interromprait la classe en me disant d'aller l'attendre dans la cour. Un jour il me ramena lui-même jusque chez moi en me tenant à distance comme un pestiféré.
Il courait des bruits sur monsieur Laborde. On racontait qu'il « recevait des hommes chez lui ». Je ne voyais pas quel mal il pouvait y avoir à cela mais il y avait tant de choses dans la vie que je ne comprenais pas !… On racontait aussi qu'il se teignait les cheveux. Bien des années plus tard, j’avais quitté l’école depuis longtemps, lorsque j'appris un jour par le journal qu'il s'était donné la mort. On soupçonnait un légionnaire venu lui rendre visite de l’avoir poussé par la fenêtre. Pauvre monsieur Laborde! Sa bonté, son intelligence, son autorité éclairèrent mon enfance. Il fut mon premier, mon seul maître. Ma mère avait une confiance absolue en lui et je suis certain qu'elle avait raison.
J'eus ensuite d'autres instituteurs mais aucun ne me marqua de la même manière. Celui qui nous échut l'année suivante avait très mauvaise réputation. Les mères le trouvait fumiste, il ne finissait jamais ses programmes, disait-on, et avec lui les enfants n'apprenaient rien... En histoire il nous racontait le règne de Louis XI avec des sanglots dans la voix ; je l'entends encore déclamant : « - Dans les cages du Roi, chaque geste était une torture, chaque sommeil un cauchemar... » Nous l'écoutions terrifiés. Parfois, quand un élève n'était pas sage, il prenait sa voix caverneuse : « - Veux-tu que je te fasse goûter du bâton de chaise ? » Alors moi, un peu inquiet, j’imaginais qu’il allait détacher un barreau de sa chaise et obliger le malheureux à le mastiquer là, devant nous, comme un vulgaire bâton de réglisse. Monsieur Scaeva était lunatique, fantasque, cabotin. Nous avions peur de lui mais nous l’adorions. Plus tard, le jour où j'allais passer les épreuves du baccalauréat, j'eus la surprise de le retrouver dans ma salle qu’il était chargé de surveiller. Il me reconnut aussitôt et sembla tout ému de me retrouver là. Il était fier, me dit-il, de voir que son élève avait bien réussi, et moi je sentais que quelque chose de profond nous unissait qui avait traversé le cours du temps. Ce fut la dernière fois que je le vis.
Chaque rentrée des classes était pour moi un déchirement. Nous étions d'abord regroupés dans la salle de l'année précédente, sous la conduite de notre ancien maître. Nous retrouvions pour un instant notre place, notre table. Chacun avait la gorge nouée. La communauté que nous avions constituée l'année précédente se ressoudait l’espace d’un instant avant de disparaître à jamais. Et voilà que les choses qui avaient été pour nous les plus importantes ne comptaient plus : cette carte de géographie sur laquelle nous apprenions nos départements, cette table près de la porte où nous devions aller nous asseoir quand nous étions punis... il n'y aurait plus de leçons de géographie et il n’était plus question de punitions... Le maître nous souriait. Celui par qui nous était dispensé la grâce et les disgrâces et aux caprices de qui nous étions soumis, voici qu'il nous souriait et qu’il était devenu notre complice. Oubliés les colères, les zéros, les réprimandes. Nous aurions tellement aimé pourtant ce jour-là être punis, pour que tout recommence, pour être bien certains que ce n’était pas fini !… Mais voici qu’au bout d’un moment on nous faisait sortir de la classe. Nous reprenions nos affaires avec une lenteur funèbre, nous traversions la galerie et, par le grand escalier, montions à l'étage supérieur. Notre nouvelle classe était austère, elle nous paraissait effrayante. Les cartes au mur dessinaient des pays inconnus. Nous étions pourtant si contents, il y a quelques jours encore, à l’idée de retourner en classe ! L'odeur du cartable neuf, les premiers orages de l'automne… La cour de récréation nous avait paru toute petite en arrivant, la foule des élèves trop immobile dans le brouhaha des conversations et le piétinement des souliers neufs. On avait retrouvé deux ou trois camarades, on s'était embrassés, on avait ri, on s'était raconté nos vacances. Et voilà que maintenant la nouvelle maîtresse, que nous appelions encore Monsieur par habitude, nous donnait comme sujet de rédaction : Racontez la rentrée des classes ! Qu'est-ce que nous pouvions en dire, nous, de la rentrée des classes !...
C'est ainsi que comme la vie d'une nation se déroule de règne en règne, mon enfance passa successivement de celui de M. Laborde à celui de M. Scaeva puis de Mme Maerens et enfin de Mlle Dupuis qui promit à ma mère que j'entrerais au lycée « par la grande porte ». Ah ! Cette expression ! L’ai-je souvent entendue ! Dix ans, vingt ans plus tard, chaque fois que mon père émettait des doutes sur mes chances de réussite, ma mère trouvait moyen de lui rétorquer : « - N'oublie pas ce qu'a dit Mlle Dupuis ! Il entrera par la grande porte... » Et il ne trouvait rien à répondre. Peu à peu cependant la part que prenait l’école dans ma vie tendit à diminuer au profit de choses plus obscures et plus troublantes.

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