Je continue à m’interroger aujourd’hui sur l’origine et la nature de cet étrange phénomène qui fit son apparition si précocement dans ma vie et finit par l’envahir entièrement au point de la soumettre à une véritable dictature dont il me fut ensuite impossible de m’affranchir. Pourtant je demeure persuadé que ce processus fut enclenché par hasard, ou par une sorte de malentendu, par l’effet d’un jeu aux règles aussi absurdes qu’arbitraires dont je n’avais pas mesuré d’abord les conséquences et qui ensuite me prit impitoyablement dans ses filets. C’est ma mère, sans doute, qui m’expliqua un jour ce qu’était la pudeur. Elle me dit qu’à partir d’un certain âge il convenait de cacher aux autres certaines parties de son individu. Seulement lesquelles ? Je ne voyais pas exactement. Cependant pour lui faire plaisir, pour me conformer à la règle, je choisis à tout hasard de dissimuler mon postérieur. Je me souviens précisément de la scène. Nous sommes à la maison et ma mère reçoit la visite d’une amie. Il est question, je crois, de me faire essayer une nouvelle culotte. Pour l’enfiler j’exige de me placer devant le mur afin de dérober mes fesses à leurs regards. Elles rient toutes les deux et leur rire m’atteint dans ma dignité : on m’a dit qu’il fallait faire ça pour montrer qu’on était grand et voilà que justement on me traite comme un enfant ! Ma mère explique à son amie que c’est ma nouvelle lubie et celle-ci, tout en continuant à rire, lui répond qu’en général c’est plutôt l’autre côté que les garçons veulent dérober au regard. L’autre côté ! Je n’y avais pas pensé. Elle doit avoir raison. Aussitôt je change mes batteries. Désormais je me tournerai vers le mur, ou mieux encore je cacherai tout, comme ça je serai sûr de ne pas me tromper… Et c’est ainsi que mon corps se déroba à tout jamais à la vue de mes contemporains. Cette nouvelle situation m'amena dans les semaines qui suivirent à des manèges aussi surprenants qu’inconfortables comme par exemple cette habitude que je pris, chaque soir, lorsque ma mère venait me coucher – rituel immuable - de me déshabiller sous les draps afin qu’elle ne puisse pas me voir. J’étais devenu expert à cette gymnastique que nous prenions un peu comme un jeu – mais jeu ou pas, la merveilleuse innocence des premiers âges venait de s’achever, une minuscule fêlure venait d’apparaître dans l’absolue perfection de mon bonheur. Plus tard, lorsque mon père revint, il dut se plier, lui aussi, à ces simagrées : un jour qu'il avait passé la tête à travers le vasistas de la salle de bain, par manière de plaisanterie, au moment où je prenais ma douche, il eut la surprise de me voir bondir derrière un rideau en faisant tomber bassine et savon, avec un tel affolement qu'il sembla regretter lui-même cette plaisanterie dont il n’avait pas prévu les conséquences et dont il ne fut plus jamais question par la suite. La règle après cela ne connut plus de faille.
Cette pudeur, qui compliquait tant ma vie, était pour moi une exigence absolue, mais le plus absurde c’est que je m’y soumettais moins pour échapper au trouble qu’aurait provoqué en moi le fait de me montrer nu que pour éviter la gêne d’avouer à ma mère que justement cette nudité m’indifférait. C’était donc en réalité sa propre pudeur que je ménageais et non la mienne. Voici beaucoup de complications inutiles, dira-t-on, dans l’analyse d’un phénomène sans doute banal, mais je demeure persuadé qu’il se jouait là, cependant, des enjeux d’une extrême gravité et qui ont déterminé ensuite toute mon existence.
Il est une chose certaine en tous cas, c’est que, à cette époque, je ne rattachais aucunement ce sentiment singulier que ma mère m’avait imposé à quoi que ce soit qui ait eu un rapport avec le sexe, pour la bonne raison que j'ignorais absolument ce que c’était. Je le découvris quelques années plus tard par le trouble que provoqua en moi le spectacle de la nudité féminine. Alors là l’émotion fut telle qu'elle me coupa littéralement le souffle et que je faillis ce jour-là m'évanouir. Je me souviens là aussi de la scène avec une précision fulgurante : Nous sommes aux bains Padovani. Ma mère a décidé de m’emmener à la plage pour la première fois cette année. Je dois avoir six ou sept ans. Elle me demande de venir avec elle dans les cabines des dames. Après avoir mis mon maillot et en attendant qu’elle ressorte je déambule le long des petites cabanes en planches. Or voici que soudain je surprends une baigneuse qui laisse glisser son soutien-gorge en entrant dans les douches. J'en demeure pétrifié ! Ce qui a provoqué en moi cette émoi c’est d’ailleurs moins le spectacle en lui-même de cette nudité d'ailleurs bien fugitive, que la transgression qu'il représente de sa part à elle. Elle a osé ! La baigneuse s’est offerte sans honte à mon regard. J'arpente aussitôt les rangées de cabines dans l'espoir d’en surprendre une autre. Toute mon énergie, toute ma force désormais seront fixées une fois pour toutes sur ce but unique. Et de ci de là en effet je vois tantôt une femme baisser le bas de son maillot pour en chasser le sable et montrer ainsi le haut d'une fesse dont la blancheur dénonce assez qu'elle eût dû demeurer cachée, tantôt une autre sortir de sa cabine enroulée dans une serviette qui à chaque seconde menace de tomber. O voluptés ! Célestes suavités !...
À la fin de la baignade, lorsque nous montons nous rhabiller, seul dans ma cabine, je tente, par les planches disjointes, de surprendre d'autres images dans la cabine voisine, mais celle-ci est vide et le plaisir, de toutes façons, en eût été moins grand car il n'y aurait pas eu alors cette idée de transgression qui faisait tout le charme de la chose. Ce qu'il me fallait c'était non pas la nudité dérobée mais la nudité volontairement offerte. Mon comportement dut être remarqué car le lendemain lorsque nous retournâmes aux Bains Padovani, ma mère me dit d’aller mettre mon maillot du côté des hommes. Là des spectacles identiques s’offrirent à moi mais je pus constater qu’ils ne me procuraient pas la même émotion. C’est ainsi que je découvris l’importance que revêtait l’existence de deux sexes séparés, cette dualité fixant définitivement pour moi l’horizon d’un désir qui se projeta désormais et définitivement sur l’inaccessible « autre côté ».