Et c’était cette impossibilité de l’arrêter qui me remplissait d’angoisse. J’avais l’impression d’être prisonnier de ce flux de pensée auquel aucun effort ne me permettait d’échapper sauf paradoxalement lorsque justement je relâchais cet effort. J’aurais voulu me voir m’arrêter de penser mais c’était impossible et cette contradiction insoluble m’était insupportable. Ainsi, chaque fois que l’on me mettait au lit ma terreur était de ne pas pouvoir m’endormir, je guettais le plus longtemps possible le moment où le sommeil viendrait mais comme par un fait exprès chaque soir ma vigilance était prise en défaut. J’imaginais que j'étais un soldat enterré dans un fortin et chargé de surveiller une frontière. Enfoui sous les couvertures, je jetais un oeil par dessous l'oreiller pour contempler la plaine déserte qui s’étendait devant moi au clair de lune. Je serrais mon fusil contre moi, mais l’ennemi ne venait jamais ou quand il venait, j’étais déjà endormi. Parfois je rêvais que je parcourais les rues d'une ville abandonnée ; toutes les maisons étaient restées ouvertes, les volets battaient, le vent chassait les papiers le long des trottoirs, et je pouvais alors librement entrer dans un kiosque à journaux où nul vendeur ne viendrait me demander des comptes et prendre librement un numéro de Noir et Blanc.
Ma mère voyait bien l’état d’isolement dans lequel je me trouvais et me cherchait des camarades. J’en avais bien un, Pierrot Choukroun, un gros garçon qui habitait au dessous de chez nous et prenait plaisir à se faire plus bête qu'il n'était. Il montait jouer avec moi tous les jours et acceptait toujours de tenir le rôle de la victime. Quand j'étais le gendarme, il était le voleur, quand j'étais Buffalo Bill il était l'indien. Je le mitraillais, le ligotais, le piétinais, me grisant de la sueur de son gros corps qui s'écrasait sous mes étreintes. De temps en temps sa mère l'appelait par la fenêtre, pour lui demander de venir ramasser une bobine de fil ou une paire de ciseaux qu’elle avait fait tomber par terre car comme elle était énorme elle ne pouvait se baisser. Ma mère se sentait humiliée par cette fréquentation mais qui trouver d'autre pour meubler ma solitude ? Un jour Pierrot Choukroun s'empara du calot militaire que mon père avait ramené de la guerre et voulut le mettre sur sa tête. Alors pour le lui arracher je le pris à la gorge et me mis à serrer. Il se débattait, tentait de crier mais aucun son ne sortait. Ma mère se précipita pour le dégager. Ce fut la première fois que je le vis cesser de rire. Il me regarda avec une sorte de gravité, et me dit : « - Tu es fou ! » Quelques semaines plus tard sa mère vint nous montrer la cicatrice qu'il portait encore au cou.
J’eus aussi pendant un moment un autre camarade, Jean-Pierre Ferrero, qui habitait l’immeuble d’à côté. C’était un cancre sympathique qui n'avait qu'une seule passion, le dessin. Quand j’allais chez lui il me montrait ses œuvres. Il dessinait des chars d'assaut, des bombes, des avions, des fusils, et j'avais une grande admiration pour son talent. Mais sa mère découvrit un jour qu’il dessinait aussi des femmes nues qu’il cachait dans son tiroir. Alors pour le punir elle lui supprima le papier qu’il vint ensuite emprunter chez moi. Chaque matin je voyais passer son père sous mes fenêtres quand il partait au travail. Il était infirme et marchait à l'aide de deux cannes. Je pensais qu'un tel malheur, d'avoir un père infirme, était une chose inconcevable. Un jour ma mère crut enfin m’avoir trouvé le camarade idéal. Elle avait lié connaissance au marché avec une dame qui habitait sur le Boulevard et avait un fils de mon âge, un petit garçon sage et bien élevé qui avait la nuque rasée et se tenait droit comme un I. À dix ans il avait déjà décidé qu'il serait chimiste comme son père. Sa mère m'invita à goûter. Il y avait des brioches et plusieurs sortes de confitures. Mais très vite l’ennui s’installa entre nous. Ma mère l’invita à son tour mais décidemment la sauce ne prit pas et après quelques tentatives je cessai de le voir.
Ma mère ne parvenait pas à trouver l'oiseau rare, le petit garçon de bonne famille qui aurait pu être mon compagnon de jeu. Un sentiment obsessionnel d'humiliation la taraudait à cause de la déchéance sociale dans laquelle nous nous trouvions. L'appartement que nous occupions au troisième étage de la rue Jules-Ferry était un taudis. La porte du palier donnait directement dans une première pièce qui servait de salle à manger et dans l’angle de laquelle un petit placard en planche dissimulait le cabinet. La cuisine était minuscule et servait aussi de salle de bain. La salle à manger s’ouvrait sur ma chambre, laquelle s’ouvrait à son tour sur la chambre de ma mère. De l'autre côté du palier il y avait l'atelier de monsieur Cohen, tailleur, qui passait toujours la tête par l’entrebâillement de sa porte quand nous entrions ou sortions pour nous voir passer. Ma mère prétendit un jour que c’était en réalité pour la surveiller et que si elle s’était mal conduite pendant que mon père était à la guerre il en aurait profité pour la faire chanter. Cette réflexion provoqua ma stupeur. J’imaginais ma mère chantant dans l’escalier des airs d’opéra. Je ne voyais pas l’intérêt qu’il aurait pu y trouver.
À l'étage au dessus habitait la famille Zarader, pour qui ma mère avait par contre beaucoup de sympathie, peut-être parce que madame Zarader avait à peu près le même âge qu'elle et qu’elle se reconnaissait en elle. Son mari n’était pas parti à la guerre, je ne sais pourquoi et elle avait deux ou trois enfants. Elle plaignait ma mère parfois de la vie qu'elle menait et cherchait à la distraire. Son mari et elle lui proposaient de sortir avec eux mais ma mère ne voulait pas. Quelquefois nous montions les voir, il n'y n'avait aucun meuble à part quelques chaises et les enfants faisaient caca par terre.


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