C’est du moins ce qu’indiquait le nom de sa destination. C’était un de ces autobus verts à plate-forme, comme on en voyait autrefois à Paris, mais dont l'espèce, chez nous, était inconnue. Cet exemplaire unique avait sans doute échoué là par hasard ou par je ne sais quel accident du destin. Il passait une fois par jour à l'arrêt du tram que je devais prendre pour rentrer chez moi en sortant de l'école, on y prenait les mêmes tickets et on arrivait au même endroit où je devais descendre, place du Gouvernement, mais en empruntant un itinéraire différent. Était-ce le caractère extraordinaire de ce trajet qui donnait au voyage un air de promenade aventureuse lorsque, arrivé au square Bresson, au lieu de continuer à suivre les rails du tramway pour s'engager entre les arcades de la rue Bab-Azoun, il tournait à droite pour prendre le Boulevard ? Était-ce ce nom même de Beau Fraisier qui désignait un lieu que je n'eus jamais l'occasion de connaître autrement mais que j'imaginais bucolique et tendrement coloré à l'image de ces tableaux accrochés au mur de l'école et représentant une campagne idéale que je n’avais jamais vue mais dont je ne pouvais ainsi me faire une idée ? Toujours est-il que ce nom magique cristallisa toute ma puissance de rêve. Le Beau Fraisier passait à onze heures trente cinq exactement, c’est-à-dire cinq minutes après la sortie des classes et je devais courir pour l’attraper. Il me fallait me précipiter dès la cloche sonnée,. Quelquefois je l'apercevais au bout de la rue qui s’approchait alors que j’étais encore loin et c'était une course de vitesse au terme de laquelle j'arrivais tout essoufflé juste à temps pour bondir sur la plate-forme qui enfin m'emportait pour un moment d’extase. Quelquefois, hélas, il n’était pas au rendez-vous, car le Beau Fraisier était capricieux, la compagnie des tramways en dispensant la grâce gratuitement pour ainsi dire et pouvant vous la retirer sans avoir à se justifier. Quelquefois il était bien là mais ce n'était pas lui, c'est-à-dire que c’était un autobus d’un autre modèle moderne, un autobus sans plate-forme, avec des portes à soufflets, autrement dit un usurpateur ! Je le prenais quand même mais à contrecœur, avec le sentiment de trahir le mien.
Chaque jour c'était la même précipitation et j'arrivais ainsi chez moi dix minutes à peine après la sortie des classes. Mes parents durent s'en alarmer car un matin, comme j'arrivais à l'arrêt, en courant comme à mon habitude, je vis mon père qui m'attendait. Qu'est-ce qu'il venait faire là ? Il allait me faire rater mon autobus, le malheureux !… L’idée ne me vint pas une seconde que sa présence pût avoir un rapport quelconque avec mon étrange comportement. Il me raconta qu’il se trouvait là par hasard et me demanda comment ça allait l’école, si tout se passait bien, etc. Mais oui, naturellement que tout se passait bien… qu’aurais-je pu lui répondre ? Que m'importait ces questions insipides alors que je voyais déjà mon autobus apparaître au bout de la rue d’Isly ! Mais mon père avait l’air de ne pas vouloir comprendre, il s’attardait alors que visiblement il n'avait rien à me dire. Je trépignais. Dès que mon autobus fut à l'arrêt je pris précipitamment congé de lui et il me laissa monter comme à regret, en me faisant promettre de ne plus tant me dépêcher à l'avenir. Je ne l'écoutais plus, j’étais parvenu à monter, j'étais rassuré.
Pauvre père ! il dut chercher longtemps la raison pour laquelle j'avais manifesté ce jour-là tant de précipitation. Et qu'aurait-il pu comprendre en effet ? Cet autobus c'était la libération, l'arrachement au quotidien, l'aventure. Quand il m'emportait pour m'offrir cette petite balade du côté du Boulevard tandis que les trams s'engageaient tristement entre les arcades de la rue Bab-Azoun, la vie devenait autre. J'étais seul, j'étais libre, personne ne savait où j'étais, personne ne savait que pour revenir de l'école il y avait un moyen que j'avais découvert et qui m'appartenait.
À part cela j'étais un enfant rangé. La solitude était ma compagne habituelle et c'est elle qui maintint cette intimité avec moi-même qui assurait la continuité de ma conscience depuis ma plus tendre enfance. Souvent j'essayais de remonter jusqu'à mes premiers souvenirs, mais je ne parvenais pas à savoir si ce dont je me souvenais s’était réellement passé ou si je l’avais seulement rêvé. Ainsi je revoyais mon père me soulevant à deux bras au dessus d’un mur pour me montrer un troupeau de cochons qui passait de l’autre côté et je voyais leurs dos roses serrés les uns contre les autres. Mais de quand datait cette scène puisque je n’avais pour ainsi dire jamais vu mon père jusqu’à la fin de la guerre ? Ou bien encore dans un autre souvenir il me tenait par la main et nous marchions ensemble le long d'une grande grille qui devait être celle du Jardin d'Essai et soudain, au bout de la rue, une mitrailleuse nous prenait en batterie et se mettait à tirer sur nous…


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