Sa grande affaire fut alors de trouver du travail. Mais hélas, il était affecté d’une tare originelle qui rendait sa recherche sans espoir : il n'avait pas le bac. Pendant longtemps je crus que la faute en était à la guerre puis à la maladie ; plus tard je compris que c’était tout simplement parce qu’il avait été un cancre durant toute sa scolarité et qu’il portait en lui cette malédiction qu’on avait toujours tenté de me cacher. Cependant il avait des dons pour le dessin et trouva à les utiliser en réalisant des maquettes de timbres ou de billets de loterie que j’étais fier de retrouver ensuite dans les bureaux de tabac. Je l’admirais. Mais cela ne constituait pas une « situation », selon le mot en usage dans ma famille. Mon oncle par exemple, avait « une belle situation » parce qu’il était fonctionnaire au Gouvernement Général, tous les hommes de la famille avaient une situation, on ne pouvait pas vivre sans situation.. Mon père parvint enfin à en trouver une au Méditarrannée-Niger, une compagnie de chemin de fer qui était en train de construire une nouvelle ligne entre Alger et Tombouctou et qui avait besoin de cartographes. Ça tombait bien, mon père aimait les voyages. Il rêvait sur ses cartes tout en les dessinant. Mais quand on lui dit après quelques temps, qu'il lui faudrait désormais, s’il voulait conserver son emploi, aller s’installer à Oujda, sur la frontière marocaine, ma mère s’y refusa catégoriquement. Elle préférait, dit-elle, qu’il se retrouve de nouveau « sans situation » plutôt que d’aller s’exiler dans un désert. Elle ne concevait pas la vie autrement qu’en ville et son rêve était de retourner un jour vivre à Paris, et puis elle pensait à moi : comment aurais-je pu poursuivre des études à Oujda ! Bref elle parvint à le convaincre de démissionner, ce qu’il fit le cœur brisé. Grâce à un petit capital que sa mère consentit à lui allouer en à-valoir sur son héritage, il eut alors l’idée d’acheter une voûte, c'est-à-dire un de ces entrepôts creusés dans les soubassements du Boulevard en bordure du port, afin d’y faire le commerce du beurre. Voilà un métier où il n’était pas besoin de diplômes.
La voûte devint aussitôt le sujet de toutes nos conversations et le but de nos promenades quotidiennes lorsque nous allions flâner sur le Boulevard en fin d’après-midi. C’était un local obscur, creusé directement dans la roche et qui me paraissait immense. Sa porte basse, en demi cercle était fermée par une énorme grille. Cet entrepôt devint vite mon terrain de jeu et je venais m’y exercer au tir à l'arc car je n’ai pas souvenir de l’avoir connu autrement que vide. Les murs poisseux y étaient imprégnés d'une odeur écœurante et sucrée. Dans une petite pièce attenante, tout au fond il y avait deux cuves de zinc destinées à stocker le beurre (car en raison de la température celui-ci se conservait à l’état liquide), mais comme ces cuves, en raison de leur âge sans doute, étaient percées en maints endroits, mon père était constamment obligé de les reboucher avec des tubes de soudure à froid qu’il allait acheter au Petit Duc et il passait ainsi ses journées torse nu au fond de ses cuves à tenter de réparer les dégâts, mais les soudures à peine sèches se craquelaient et tout était toujours à recommencer ! Le beurre pendant ce temps restait dans des bidons où il moisissait et les clients ne venaient pas. « - Ton beurre est rance ! disait ma mère. Il n'est plus consommable. – Tu ne sais pas ce que tu dis, répondait mon père. C'est ce qu'on appelle du « beurre arabe ». Ils l'aiment comme ça. » Mais arabe ou pas, le fait est que personne n’en voulait. L'employé de mon père - car il avait un employé qui s’appelait monsieur Attard ! – passait ses journées à ne rien faire. Un jour que mon père s’était plaint de voir une mouche flotter à la surface d’un de ses bidons monsieur Attard avait pris un marteau qui traînait par là pour en brasser énergiquement la surface et comme la mouche avait disparu il avait répondu fièrement : « - Une mouche, patron ? où est-ce que vous avez vu une mouche ? » L'anecdote nous faisait beaucoup rire.
Un grand problème cependant - et un autre sujet de discussion entre mes parents - était l'emplacement des bureaux. Il y en avait deux, à l'entrée de la voûte, l’un à la suite de l'autre dans deux cages de verre. Mon père avait choisi le moins second, le plus éloigné de l’entrée. « - Ne vois-tu donc pas que le bureau de monsieur Attard est plus clair et plus agréable ! s’exclamait ma mère. On dirait que c'est lui le patron. Quand on arrive c'est à lui qu’on s’adresse. – Justement ! répondait mon père. C’est l’employé qui doit travailler, pas le patron. Le patron est là pour surveiller. » La vérité c’est que mon père était affecté d’une incurable timidité et qu’il fuyait le contact avec les gens. Il restait donc toute la journée, quand il n’était pas dans ses cuves, à se tourner les pouces dans son bureau où il n’y n’avait qu’une table avec une vieille machine à écrire et au dessus une ampoule jaune de crasse et constellée de chiures de mouches qui pendait au bout d’un fil électrique et qui restait toujours allumée. Au bout de quelques mois mon père fut bien obligé de constater qu’il avait fait faillite. Qu’importe ! Une solution consistait à louer la voûte pour en tirer des bénéfices. On trouva donc des locataires, les frères Lascar qui, dès qu'ils furent dans les lieux, se mirent à prospérer comme s’ils avaient voulu narguer mon père et lui faire la leçon. Les caisses d’agrumes, les tonneaux de vin, d’anchois, d’olives débordaient jusque sur le trottoir. Seulement le problème c’est qu’ils ne se décidaient jamais à payer leur loyer. « - Ce sont des escrocs, disait ma mère. Tu vois bien ! Tu ne vas tout de même pas te laisser faire ! » On engagea un procès. Mon père prit un avocat, maître Simonin, une femme élégante et brune, habillée d’un strict tailleur noir, qui portait ses cheveux tirés en chignon et avait son cabinet en haut de la rue d’Isly. Elle engagea la bataille avec détermination et devint celle qui tenait notre destin en main. Mon père, en effet, avait demandé l’expropriation de ses locataires et s’il n’y parvenait pas cela revenait à dire qu’il avait gâché l’héritage de sa mère et qu’il n’aurait plus rien désormais pour s’en sortir. Et puis un jour enfin, au bout d’un an, le verdict fut rendu : mon père avait gagné son procès ! On m'envoya chez maître Simonin porter une gerbe de roses. Mes parents m’attendaient en bas de l’escalier. Elle m’embrassa en me disant de les remercier.
Cependant les frères Lascar étaient toujours dans les lieux et il restait à faire exécuter le verdict. Quand mon père se présenta à sa voûte pour en reprendre possession on le reçut avec une ironie amusée en lui disant que tout ceci ne changeait rien à la situation et que l’on n’avait nullement l’intention de s’en aller. Alors, le soir venu, après l’heure de la fermeture, mon père revint à sa voûte avec un cadenas qu'il était allé acheter spécialement au Gagne-Petit afin de fermer la grille. « - Ils vont être bien pipés demain matin !… » se réjouissait-il par avance.
Le lendemain il envoya ma mère aux nouvelles. Celle-ci revint peu après les morceaux du cadenas à la main. « - Il se sont montrés très aimables, raconta-t-elle. Il m’ont dit de ne pas me mêler de cette affaire et que ça ne me regardait pas. « - Mais ils sont entrés chez moi par effraction, s’exclama mon père, c'est très grave, ça ! » Et il brandissait les débris du cadenas, un cadenas en cuivre d’un modèle supérieur qu’il avait spécialement choisi pour sa robustesse. « - Je vais y retourner moi-même et je resterai devant la grille le temps qu'il faudra, je camperai sur le trottoir si c'est nécessaire, mais on ne se moquera pas de moi comme ça. - N'y va pas ! n'y va pas ! suppliait ma mère, tu ne sais pas de quoi ces gens sont capables. Il pourrait te précipiter par dessus le parapet. »
Finalement mon père se détermina à prévenir la police. Il demanda une exécution de justice. Je ne sais pas exactement comment les choses se passèrent mais enfin il connut son heure de gloire lorsque, accompagné de la force publique, il apparut devant sa voûte (je l'imaginais tel un héros de légende juché sur le car de police) et qu’il put entrer dans ses droits, les autres ayant enfin accepté de céder la place. Mon père vendit sa voûte et récupéra, en partie du moins, l’argent de son héritage. Cependant le problème demeurait entier : il n’avait toujours pas de situation.
Mon pauvre père! j'ai du mal aujourd'hui à reconstituer les choses telles que je les percevais alors avec mon regard d'enfant. Que pouvais-je comprendre à ce qu'il était vraiment ? ce petit jeune homme humilié, se débattant dans une vie qu'il ne parvenait pas à saisir, encombré d'un enfant qu'il ressentait déjà comme une menace pour sa propre existence, qui lui avait ravi sa femme pendant qu'il était à la guerre, cette femme avec qui il ne devait pas encore avoir beaucoup vécu finalement avant ma naissance, cette femme qui, sous prétexte de le défendre le mettait sans cesse en face de son échec : « - Ne te laisse pas faire, Maurice ! » lui répétait-elle. Alors il allait demander protection à sa mère qui s'entremettait pour lui trouver une situation. Elle tentait d’utiliser pour cela ses relations. Elle sollicita par exemple un vague cousin, Monsieur Garcia, qui était adjoint au maire et accepta de le recevoir. Mais l’entrevue fut catastrophique : mon père était timide, il ne savait pas se mettre en valeur. il resta paraît-il sans rien dire pendant que l’autre lui posait des questions, se contentant de rougir et prétendit ensuite que c’était parce qu’il avait la grippe ce jour-là et qu’il ne se sentait pas bien. Mais quand ma grand-mère interrogea ensuite son cousin sur la façon dont l’entretien s’était passé, celui-ci fit un geste éloquent qui signifiait qu’il ne pouvait rien pour lui.
« - Qu'est-ce qu’on peut faire quand on n’a pas son bac ? – Mais je ne sais pas moi, n’importe quoi. Ton père était médecin. Tout le monde nous connaît ici !... » Ses soeurs le méprisaient, elles lui en voulaient de rabaisser ainsi le niveau de la famille. Elles avaient réussi, elles, à épouser des hommes riches, qui étaient officiers de réserve et chevaliers de la Légion d'Honneur. « - Et pendant que je faisais la guerre, ils se pavanaient dans les états-majors ! » hurlait mon père. Il détestait ses beaux-frères qu’il considérait comme des abrutis. Il valait mieux qu’eux évidemment, seulement il n’avait pas eu de chance. Il accusait la guerre, sa maladie et la bêtise universelle, le monde était peuplé d’idiots et d’abrutis. Et moi, pénétré de ce que j'entendais, je me persuadais que nous constituions, mes parents et moi, une sorte d’élite, un îlot d'intelligence dans un océan de sottise. Quelle chance j’avais eu de tomber sur eux. Dire que j’aurais pu tout aussi bien être le fils d’une de mes tantes, par exemple ! Je l'avais échappé belle ! Et pour me venger, quand j'allais chez elles, je crachais en cachette sur les tapis.

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