Même si en raison de ma position inhabituelle et de la semi obscurité qui avait pris insidieusement possession de ce jardin public de Gruissan-Plage, je ne pouvais distinguer la masse des pins parasol, la simple évocation de leur frondaison imposante, sombre comme la résurgence d’un remord, occupait la plus grande part de mon esprit, le petit reliquat disponible étant pris d’assaut par la conscience du caractère entêtant de leur odeur de térébenthine mêlée à celle plus subtile, de lait fraîchement trait, émanant de la jeune Allemande, grande et blonde, quidans un léger bruit de clapotis, gémissait doucement sous moi.
Je tentai vainement d’établir le lien entre ces petits soupirs réguliers et le mouvement de va-et-vient que j’imposais à cette partie de mon corps, d’ordinaire si sensible et obéissante, à présent un peu perdue dans ce vaste chenal dont je percevais confusément les bords et de laquelle, en tout cas, tardait à me parvenir l’ écho de ces sensations étourdissantes qui couronnaient habituellement de façon beaucoup plus rapide les investigations furtives dont j’avais coutume de peupler la solitude de mes dix-huit ans.Ce n’était pourtant pas le moment de flancher, Nom de Dieu !

A l’odeur du lait, chaude comme une étable, et à celle réconfortante de térébenthine des grands pins, s’ajoutait en effet à présent celle insidieusement inquiétante des effluves subliminales mais bien réelles d’Amsterdamer de Louis et Daniel, mes compagnons de voyage assis à quelques bancs de là à écouter sagement les péroraisons de Charles-Henri.

Tout en poursuivant vaille que vaille mon office, je les imaginais en de train de gober, pauvres analphabètes, l’exposé maintes fois réchauffé que devait leur resservir ce cuistre de Charles-Henri, notre quatrième acolyte, le mâle dominant du groupe. Sans doute son discours récurrent sur l’influence subliminale de Brantôme dans les univers érotiques comparés de Robbe-Grillet et de Mme de la Fayette ou quelque fadaise du genre. Quelle insouciance chez mes compagnons d’armes tandis que je luttais avec l’énergie du désespoir pour conserver ma dignité d’homme !

Comme s’il ne lui suffisait pas d’être pédant avec la finesse d’un semi-remorque, parce qu’il nous précédait de deux années de Khâgne, Charles-Henri s’était installé dans le rôle du Don Juan de notre quatuor itinérant d’étudiants travailleurs saisonniers. Assurément, avec sa gueule à la Jean-Pierre Cassel, il avait déjà dû se taper la teutonne, et la belle, c’était plié, n’hésiterait pas à lui faire son rapport sur la qualité de ma prestation… Information que dans la foulée, Charles-Henri s’empresserait de relayer aux deux autres guignols avec qui, sans doute pour me guérir d’une timidité indécrottable, j' avais lancé ce pari stupide sur l'allemande. Mais, j’étais loin de penser que le simple regard à peine appuyé que j’avais lancé cet après-midi à cette grande blonde pendant mon service en lui rendant la monnaie de sa consommation, aurait déclenché un telle sauvagerie. Ah ! Sur le campus, on allait rigoler à la rentrée si je ne me montrais pas à la hauteur. Plutôt crever qu’avouer à ce gommeux que c’était la première fois !…

Tout en maintenant la cadence, je relativisai. De toutes façons, l’air ridicule, je l’avais déjà sans aucun doute, au bord de cette allée, dans la pénombre des bosquets, offrant à la vue de n’importe quel passant le spectacle clownesque de mon pantalon tirebouchonné sur les mollets ! Je me dis même que ce serait mieux de l’enlever complètement d’ailleurs, ce pantalon, ce qui présenterait le double avantage de me rendre plus présentable et de varier la posture. Mais le corollaire de cette décision était redoutable : elle risquait de faire baisser une pression déjà moyenne, entretenue à grands frais par l’exploitation massive de l’évocation arachnéenne des dentelles inférieures qu’ en prenant des poses la prussienne m’avait laissé lui enlever dans le soir tombant. Initiative dont le résultat était devenu certes rapidement tangible et mais pas aussi durablement exploitable que je l’aurais cru…

A présent, le trou noir. S’estimant sans doute un peu trahies par cette première entorse à mes pratiques ordinaires toutes les images pieuses des bons textes de mon univers érotique, ces fidèles et efficaces compagnes de ma solitude s’étaient étaient parties faire l’école buissonnière, drapées dans leur dignité. Il s’imposait à l’évidence que je devrais me contenter de cette vision fugace d’un éden textile jusque là hors de portée comme unique viatique mental pour cet interminable périple. Puisqu’à l’évidence le point de retour avait été franchi et tout droit de repentir impossible, il me faudrait donc supporter encore longtemps ce pantalon descendu à présent jusqu’aux chevilles ! André ! Me dis-je alors in petto, comme me le disait aussi, mon prof de maths, « André, arrête de rêver, tu n’es pas à ce que tu fais ! »
Mais qui sait comment empêcher son petit moi jacasseur dont la fonction est justement de jacasser, de jacasser sur tout ? Aucune idée de ce que Heidi, ça me revient, elle s’appelait Heidi, quant à elle, était venue chercher là ! Moi, je gagnais un pari d’honneur, c’eut été déchoir que de mettre une question d’argent entre nous. Mais la prussienne ? C’était ce genre de fille qui ne doutant de rien, peut tout se permettre, et qui le sait tellement que le monde n’est plus pour elle que le vaste terrain de jeu de cette démonstration. Sans crier gare, avec un sourire et trois mots vaguement anglais, elle était venue se pelotonner contre moi sur le banc proche du réverbère.
Moi, plongé dans un roman de Norman Mailer, je m’imaginais conduisant une jeep, sur une route du vietnam où il fallait slalomer entre les mines, activité dangereuse qui mobilisait toute l’attention d’un lecteur même averti. Je pensais que le centre gravité d’Heidi penchait plutôt vers Charles-Henri, mais bon, nous sommes dans un pays de liberté, non ? Au lieu de me juger, demandez vous plutôt ce que vous auriez fait à ma place. Et puis entre nous, prendre des gants avec ce branleur de Charles-Henri, qui n’en prenait avec personne, c’eut été dilapider mon de capital de moralité qui était loin d’être inépuisable…
A peine le temps d’un baiser constructif, que d’une main douce, mais décidée, Heidi m’entraînait dans ces fourrés où elle avait progressivement perdu l’usage de l’anglais pour limiter son propos à des borborygmes à consonance vaguement germaniques, alternant avec des sortes de petits cris de souris. Hélas, je ne parlais pas allemand et encore moins le langage des petits mammifères !

Sympathique, la fille, mais pas coopérante. Elle ne faisait vraiment rien pour m’aider à passer mon premier oral, la teutonne ! Le temps, avec sa corde faisait des nœuds, comme dit le poète, et le temps prenait bien son temps…Pour ma part, je poursuivais avec application et sans relâche le sempiternel mouvement deux temps paraissant le plus adapté à la circonstance.
De toute façon, je n’en connaissais pas d’autre. Heidi quand à elle, avait à présent cessé ses petits cris ridicules mais à tout prendre, j’aurais préféré qu’elle continue. Ses soupirs, rauques à présent, traduisaient une souffrance aussi subite qu’incompréhensible en face de laquelle j’éprouvais une compassion mâtinée d’un peu de culpabilité, dois-je reconnaître. Déjà, tout en poursuivant l’exercice, j’essayais de passer en revue mon répertoire anglais de pardon (Sorry, i am glad, i beg your …) pour lui présenter mes excuses…du moins, plus tard, parce que en ce moment, vu son état semi comateux, les portes d’accès aux modalités d’une conversation que peuvent avoir entre eux des gens calmes et bien élevés lui étaient manifestement fermées.
Une crainte me mordit le cœur. Et si, à l’autre bout du parc, mes compagnons de voyage entendant ces gémissements bizarres qui ressemblaient autant à des plaintes qu’à des pleurs, n’écoutant que leur courage accourraient au secours de l’allemande?

Ces pensées et cette crainte lancinante au moins en m’occupant l’esprit me permettaient de tuer le temps, un temps interminable ! Mais comment sortir de ce cercle infernal ? En effet, force était de constater que le simple maintien de la cadence de ce mouvement imposé avait pour double conséquence, d’une part d’accentuer à mon grand regret les râles de souffrance que j’infligeais bien involontairement à cette pauvre Heidi, mais si j’avais le malheur d’accélérer, c’était encore pire et d’autre part quel que soit le rythme adopté je voyais les prodromes de ma délivrance se diriger inexorablement vers l’au-delà de ma ligne d’horizon...
Pour ce qui est des sensations, cette première incursion en terre inconnue était très en-deça de l’éblouissement des jardins de Babylone de mes explorations intra-muros. A ce point de la situation, une prise en main au sens propre de la situation aurait certainement permis aux vieux démons de mes chimères de se porter à mon secours pour abréger les souffrances de la belle. Un scrupule me retint de recourir à cet expédient. Je me devais d’être un gentleman jusqu’au bout et cette triche, et je fus traversé par la certitude que cette triche aurait disqualifié à tout jamais mon passage dans la vie d’homme.
Je veux cependant être juste. Les sensations qui me parvenaient sur ce qui se passait plus bas dans le cadre de la zone d’échange ne n’étaient totalement désagréables, loin s’en faut, puisque j’étais en mesure de maintenir le cap, mais comme affadies, diluées, un peu comme si une partie d’entre elles était externe à mon propre corps. C’est sûr que sans recourir aux pratiques déloyales que je venais de rejetter, la conclusion risquait de se faire longtemps attendre.

Impuissant à remplir dans les délais que je pensais normaux les termes du contrat tacite qui nous avait fait nous diriger vers les fourrés, je n’étais qu’un mufle, incapable d’arrêter les spasmes de plaintes de cette fille adorable que mon absence totale de maîtrise de la situation faisait se tordre de douleur.

Pour faire diversion, je me représentai ce tunnel sans fond aux contours mal définis où je m’étais engagé si légèrement et ne pus réprimer un léger sourire intérieur, en regrettant cette impossibilité géométrique dans laquelle nous a placé le Créateur, en l’état actuel de nos anatomies, d’ enrichir la gestuelle finalement très pauvre de ce mouvement bêtement linéaire deux- temps que j’exécutais consciencieusement, d’un autre mouvement, circulaire par exemple, infiniment plus gracieux et qui m’aurait permis de faire demi demi-tour autrement que dans le déshonneur !
Maman ! J’étais perdu ! Avec horreur, je pris soudainement conscience que bien malgré moi,en raison de mon impossibilté d’achever la tâche, je venais d’ inventer le mouvement perpétuel . Maintenant, et c’était justice, les dieux m’avaient puni de ma découverte et condamné comme d’autres impudents à remonter mon rocher jusqu’à la fin des temps. J’en demande pardon à notre regretté Albert Camus, mais depuis cette expérience,mais je n’ai jamais pu imaginer Sysiphe heureux…

Enfin, au bout d’un temps difficilement mesurable mais qui me parut un siècle, c’est la main toujours aussi douce que décidée de ma bienfaitrice sur mon ancre intime jusque là délaissée qui par une pression que, dans ma timidité congénitale, je n’aurais jamais osé suggérer, a brisé le sortilège. Ce geste, marque d’une humanité à laquelle je veux rendre hommage, eut pour effet de lancer enfin mon navire au large. Alléluia, Hosannah au plus haut des cieux ! Depuis la haute mer, ou je fus d’un coup propulsé, j’entendis, lové dans les bras de la belle, sonner à pleines volées les cloches de Narbonne… et peut-être même, mais après toutes ces années, comment être absolument fiable, celles de Carcassonne !

Dieu soit loué ! Tout était bien qui finissait bien. D’abord, mes comparses n’avaient pas jugé utile d’ intervenir pour tirer ma victime des griffes de son bourreau . Ensuite, l’honneur était sauf. Je tenais ma revanche sur le gommeux ! Et même davantage, puisque au bout d’un long moment pendant lequel javais crains que ne se soit évanouie, lorsqu’elle eut enfin recouvré ses esprits et son anglais, tout en rajustant ses bretelles, ma prussienne me glissa d’ un air entendu et dans un soupir d’aise:

“ Sehr goouut, Andréééé ! Du bist a very slow boy ! Ich prefer you to Charles-Henri !”

Il était tard et je devais remplacer Jacques à la plonge le lendemain matin à 5 heures. J’ aidai Heidi à se relever,et la main dans la main, nous rejoignimes le groupe.

Avanton, le 9 février 2007