Nous formions un trio dans lequel chacun avait pris un nom de guerre : l'un était Dagobert, le second Rocambole et le troisième d’Artagnan. Nous avions choisis ces noms au hasard et le jeu consistait à déambuler dans la cour en affectant un maintien grave et un parler plein d’onction. Nous nous rengorgions avec des « mon cher Rocambole » ou « mon cher Dagobert » qui étaient devenus une sorte de scie exaspérante et nous isolaient des autres. Ils devaient nous croire un peu fous et nous appelaient « les Trois Grâces », jaloux cependant de cette complicité dont le sens leur échappait. Ils nous prenaient pour des illuminés mais leurs moqueries glissaient sur nous car, étant trois, nous nous sentions invulnérables. Alors, de guerre lasse, les durs finissaient par prendre le parti de nous faire la cour pour tenter de percer notre secret et pénétrer dans ce cercle fermé dont ils étaient exclus. Mais c'était toujours en vain : leur condescendance mi-railleuse mi-envieuse à notre égard nous laissait de marbre. Cette complicité nous permettait ainsi d’échapper à la dureté des relations qui existaient entre les élèves. La mode consistait en effet, pendant les récréations, à taper des olives : c'est-à-dire, en passant derrière un camarade, à lui enfoncer un doigt entre les fesses afin de l’humilier et d’affirmer ainsi son emprise sur lui. Il y en avait qui ne pouvaient se déplacer qu'en rasant les murs. Le jeu continuait même pendant les cours. Mais était-ce encore un jeu ? J’eus ainsi un voisin de table, nommé Amar, petit et mou, dont je dus subir pendant des semaines les assiduités. Dès qu’il était assis à côté de moi il commençait à m'entreprendre. Je repoussais sa main pendant qu'il me susurrait à l'oreille des arguments pour me convaincre de me laisser faire. Comme il m'avait juré qu'une seule bonne fois lui suffirait, je lui permis de s'exécuter dans l'espoir de m'en débarrasser, mais bien sûr cette première expérience ne fit qu'augmenter ses ardeurs et je dus finir par intervenir auprès du professeur pour changer de place, à la suite de quoi il me laissa tranquille.
Il m’arriva aussi à cette époque une autre histoire du même genre mais en dehors du lycée cette fois. J'allais chez mon oncle qui m’avait promis de me donner des timbres de collection et je remontais à pieds la rue Dumont-Durville en chantonnant la Petite Diligence, lorsqu'un homme m'aborda en me demandant s'il pouvait m'accompagner. Il me sembla que les règles de la politesse m'interdisait de le lui refuser mais je n’en menais pas large. Il m'entretint pendant le chemin de choses indifférentes auxquelles je répondais par monosyllabes tout en souhaitant de toutes mes forces qu'il s'en aille mais il continuait à marcher à côté de moi en me collant comme une mouche et remonta ainsi avec moi jusqu’au Monument aux Morts... Il était presque midi, le soleil brillait, les rues étaient désertes. Soudain il me prit la main et la serra contre sa cuisse. Je sentis à l’intérieur de sa poche quelque chose de dur et de chaud qui devait être, pensais-je, la crosse d’un revolver. Il voulait me faire comprendre par là que toute résistance était inutile. J'étais terrorisé. Arrivé devant la maison de mon oncle je parvins toutefois à me dégager et m'élançai dans l'escalier tandis que, soudain timide, il restait sur la première marche en me suppliant de redescendre. On peut imaginer avec quelle attention je suivis ensuite les discours de mon oncle sur les timbres qu’il me donnait ! Lorsque je ressortis une heure plus tard, je m’attendais à revoir l’homme en bas de l’escalier, mais fort heureusement il avait disparu. Quelques jours plus tard cependant je le rencontrai de nouveau et il vint à ma rencontre. Comment faire autrement que de lui dire bonjour ? Pour moi les règles de la politesse étaient impératives. Ma mère m’avait bien dit de ne pas suivre un inconnu dans la rue mais en l’occurrence puisque c’était lui qui me suivait !… C'était un arabe, ce qui rendait la chose plus singulière encore car il n’était pas d’usage de parler aux arabes. Que voulait-il de moi ? Je ne parviens pas aujourd'hui à évaluer le degré de conscience que je pouvais avoir alors de la situation et j’ai du mal à imaginer que j’aie pu être à ce point ignorant de ce qu'il cherchait mais en vérité je crois qu’à la fois, aussi difficile que cela soit à concevoir, je le savais très bien et je l’ignorais. J’étais effarouché comme une poule hypnotisée par un renard. Je devinais certaines choses mais ne m'en faisais aucune représentation précise. Je ne détestais pas cet homme : il était doux et poli, mais j'avais peur de lui et je ne comprenais même pas la nature de ma peur. Et en même temps je sentais que ce qui se passait ne regardait pas ma mère et qu'en aucun cas je ne pourrais lui en parler. Pendant des mois, pendant une année entière, je dus subir la présence de cet homme qui apparaissait comme par magie dès que j'étais seul dans la rue... jusqu'à ce fameux jour où il me suivit dans mon escalier quand je rentrais chez moi. Comme je m'étais déjà élancé pour lui échapper il me rappela doucement, me demandant pourquoi je ne voulais pas redescendre pour lui dire au revoir. Et moi, toujours par politesse, je redescendis quelques marches. Alors il me prit dans ses bras, me plaqua contre lui et pressa sa moustache contre ma bouche. Je me dégageai d'un bond et m'enfuis. Et je l'entendais derrière moi qui gémissait : « - Tu n'es donc pas d'accord ? Je croyais que tu étais d'accord ! »
J'arrivai chez moi hors de souffle, et cette fois il me fallut bien expliquer à ma mère ce qui s’était passé. Elle me demanda depuis quand cela durait et fut épouvantée quand je lui dis que cela faisait plus d'un an. Quelques jours plus tard, j'étais avec elle lorsque j’aperçus l’homme qui nous suivait. Nous entrâmes dans un magasin et je le vis qui nous attendait sur le trottoir. Alors je le montrai à ma mère. Elle me demanda de l'attendre, sortit du magasin et revint quelques secondes plus tard en me disant qu'elle l'avait regardé de telle façon qu’il se le tiendrait pour dit. Je ne le revis plus en effet. Beaucoup plus tard pourtant il m'arriva de le croiser par hasard. J'étais en tram et je le vis sur le trottoir. Il m'aperçut à son tour et nos regards se rencontrèrent. Moi, comme toujours par politesse je lui fis signe de la tête mais il détourna les yeux et fit semblant de ne pas me voir.
Je dus exercer durant toute mon adolescence un attrait particulier sur ce genre de personnages car nombreuses furent ensuite les occasions où je fus ainsi l'objet, de la part d'un homme électrisé par ma présence, d'une sorte de parade amoureuse. Je me souviens de celui, assis devant moi au théâtre, qui passa toute la représentation à rire très fort en se retournant pour tenter d’établir avec moi une complicité. Je ressentais chaque fois ces intrusions comme quelque chose de si répugnant que plus tard, lorsque je dus à mon tour manifester mes sentiments à une femme, je ne pus m'empêcher d'éprouver pour elle une immense compassion à l’idée de ce qu’elle devait ressentir à cet instant et il m’arriva bien souvent de préférer y renoncer ou lorsque par extraordinaire je trouvais le courage de m’y résoudre, de me dégoûter moi-même d’être tombé si bas.

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