En effet l’obligation qu’ils se faisaient de « rendre l’invitation », au cas où ils en auraient accepté une, et la dépense que cela aurait occasionné, les amenait à les refuser toutes. Ils inventaient pour cela n’importe quel prétexte, même les moins crédibles, passant ainsi pour des rustres et se faisant eux-mêmes les artisans de l’isolement dans lequel ils étaient. Ils accusaient les gens de ne penser qu’à l’argent, dénonçaient leur égoïsme, leur cynisme, mais ne pouvaient concevoir que les rapports humains puissent répondre à d’autres règles que celles-là même qu’ils condamnaient. Et ils ne pouvaient pas davantage comprendre les tentatives que je faisais de mon côté pour sortir de ce cercle infernal : mes camarades, quand par chance j’étais parvenu à m’en faire, étaient toujours indignes de moi car ils ne faisaient pas partie de notre milieu. Ce n’était pas ma faute, se lamentait ma mère, c’était celle de ce quartier que nous habitions, de ce fichu pays où leurs parents, Dieu sait pourquoi, étaient venus s'exiler et dans lequel la société était divisée en castes impénétrables les unes aux autres. Je resterais donc toujours comme eux un paria, un exclu, à moins que par la grâce des diplômes que je serais capable d’obtenir, effaçant ainsi l’opprobre qui pesait sur mon père, je ne sois rétabli dans les droits légitimes auxquels par mes origines familiales j’aurais pu normalement prétendre. C'est dire quel était pour eux l'enjeu de ce terrifiant examen de sixième !
Le fameux jour arriva enfin. Mes poches avaient été garnies de mouchoirs, de sucres, de biscuits, ma trousse mille fois vérifiée. Quel allait être mon destin ?… Quand je fus seul en face de ma copie, j'éprouvai d'abord un sentiment de délivrance : j'allais enfin pouvoir écrire sans le contrôle de mes parents, je portais l'entière responsabilité de mes actes. Les épreuves d’ailleurs me semblèrent plutôt faciles : dictée, analyse grammaticale, problèmes d'arithmétique s'enchaînèrent sans difficultés durant cette longue matinée. Je me concentrai, entouré de visages que je ne connaissais pas. Le soleil entrait largement par la fenêtre, c'était une belle matinée d'automne. Lorsque tout le monde se retrouva dehors, il y avait une sorte d'ivresse à confronter ses brouillons, à se gausser des erreurs du voisin, à entendre les mères quémander de notre bouche quelques bribes d’informations que nous leur dispensions chichement pour jouir de notre importance. Seulement, de retour à la maison, il fallut bien soumettre mon brouillon au contrôle vétilleux de mon père. Et là, le verdict fut sans appel : Tous les résultats étaient faux, je serais refusé. Les jours suivants se passèrent donc dans une atmosphère lugubre. Nous attendions l’inéluctable échéance. Quand enfin le moment fut venu d’aller voir les résultats mon père refusa de nous accompagner. Ils nous attendit à la maison pendant que nous allions ma mère et moi consulter les listes affichées à la porte du lycée. Miracle ! mon nom y figurait ! L’impensable avait eu lieu ! Nous nous précipitâmes à la maison pour annoncer la nouvelle à mon père. Ma mère se rua sur lui : « - Tu vois ! Mademoiselle Dupuis l’avait bien dit, qu'il entrerait par la grande porte ! Et toi qui osais en douter !… » Il cacha sa confusion dans un fou rire (c’était toujours ainsi qu’il faisait quand on le prenait en tort) et nous continuions à nous indigner joyeusement : « - Ah toi alors !… » Ma mère triomphait, je triomphais avec elle. Il riait, il était tout rouge et nous en rajoutions pour nous moquer de lui et nous riions encore plus fort et jamais, jamais nous ne nous étions tant aimés et ce bonheur de rire ensemble était encore plus fort pour moi que celui d’entrer en sixième.
Dès lors je pris chaque matin le chemin du lycée. Pendant sept ans, quatre fois par jour, je fis le même trajet de la rue Bab-Azoun à la rue Bab-el-Oued en passant devant la boulangerie Pérez, la droguerie de la Croix-Bleue, le Gagne-Petit, le Petit Duc autant de jalons immuables sur le chemin du lycée… Le lycée Bugeaud était une grosse bâtisse imposante de style Second Empire. Il y avait trois cours de récréation. Ah ! c’était autre chose que l’école ! Dans celle des petits régnait un personnage redoutable, monsieur Sauvage, le surveillant général, un petit vieillard sec qui se promenait entre les platanes en décochant au hasard des coups de pieds aux élèves qui passaient à sa portée. Mais le bruit courut vite qu'il était en réalité le meilleur des hommes et nous nous mîmes aussitôt à l'adorer. Tout était nouveau pour nous. Nous allions commencer le latin, l'anglais. J’étais très impatient. Je me sentais fort, je me sentais libre, j'allais accéder aux arcanes de la connaissance. Et en effet pendant sept ans je connus ce bonheur immense, jamais égalé depuis, source inépuisable d'allégresse, que fut pour moi la vie au lycée. Dans ce vaste espace fait de couloirs, de galeries, d'escaliers, où l'on pouvait errer, se perdre et qui se composait de différentes parties aussi différentes les unes des autres que des mondes à part, je connus le plaisir des camaraderies, des complicités, et cette tendresse admirative que nous portions à nos professeurs et ce sentiment délicieux de nous fondre dans une communauté où nous trouvions naturellement notre place et qui fut toujours et en toutes circonstances le seul véritable bonheur que je connus dans la vie. Le soir, lorsque le jour baissait, le lycée semblait se recueillir, se concentrer sur lui-même. Les longues galeries s'éclairaient d'une lumière laiteuse. Alors la cloche annonçait la sortie. On redescendait le grand escalier et l'on se retrouvait dehors dans l'animation de la ville. Les trams déversaient dans la rue la foule des gens pressés de rentrer chez eux. Les vitrines s’éclairaient sous les arcades. Je reprenais le même chemin pour retourner chez moi. Je sifflais en traversant la cour afin d’annoncer mon arrivée et lorsqu’enfin je passais la porte j’entendais ma mère en train de préparer le dîner.


NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)