Au lycée, le trio Dagobert-d'Artagnan-Rocambole était loin mais l’un de mes deux anciens compères, Robert Chichou, était resté mon ami et tous les dimanches nous nous retrouvions chez lui pour tromper notre ennui. Il était grand, flegmatique, nonchalant, avec des cheveux noirs, très drus alors que ses parents étaient tout petits et ronds comme des billes. On aurait dit qu’il ne faisait pas partie de leur famille. Nous passions notre temps à faire des parties de pink-foot, ou bien il se mettait au piano et me jouait des airs de Count Basie car il avait commencé à étudier la musique et se passionnait pour le jazz (c’est chez lui que j’entendis pour la première fois Diminuendo and Crescendo in Blue avec le fantastique solo d’Harry Carney). Ensuite, quand nous en avions assez, nous allions sur le balcon d'où l'on pouvait apercevoir la mer au dessus les toits et quelquefois on avait la chance d’entrevoir l’espace d’un instant une femme ouvrant sa fenêtre. Nous tentions en vain d'attirer son attention. Mais comment faire avec les femmes ? Comment les rencontrer ? Comment les séduire ? Nous ne savions rien de tout cela et c'était là notre principal sujet de conversation. Alors, lorsque le jour commençait à baisser nous sortions faire un tour rue Michelet et le spectacle de toutes ces jolies filles sur le trottoir des Facultés nous faisait rêver.
Plus que jamais ma vie était partagée en deux : d'un côté les dimanches avec Chichou, de l'autre mes camarades du Conservatoire que je voyais exclusivement en semaine, car il y avait pour moi une frontière infranchissable, je ne sais pourquoi, entre le dimanche et la semaine : le dimanche appartenait à une vie plus intime, plus secrète à laquelle n’auraient pu avoir accès ceux que je voyais les autres jours. Mes camarades du conservatoire ne connaissaient pas Chichou et il ne me serait pas venu à l'idée de le leur présenter. Parmi eux cependant je m’étais fait un autre ami qui prenait une part de plus en plus grande dans ma vie, c’était Philippe Cohen, un garçon aux lèvres épaisses et molles dont toute la personne avait quelque chose de pataud et de désordonné. Il encombrait l'espace de ses enthousiasmes intempestifs, postillonnait en parlant et les autres le considérait un peu comme un débile. Peut-être l’était-il en effet mais il s’était pris pour moi d’une véritable passion et me vouait un culte aveugle. Son dévouement à mon égard était inépuisable.
À nous deux nous étions parvenus à cet exploit de nous faire deux amies en la personne des soeurs Choukroun qui habitaient non loin de chez moi. Paule-Hélène, la cadette, entrée la même année que moi au conservatoire, avait une allure de potache hirsute, avec des doigts tachés d'encre et des ongles rongés, Aline, sa sœur aînée, qui l’avait rejointe l’année suivante dans la classe de madame Favart, était une délicieuse jeune fille au visage fin et délicat. Elle ressemblait à une héroïne de roman avec ses cheveux auburn qui lui caressaient les épaules, ses lèvres minces, son regard qui exprimait avec intensité des choses indéfinissables. Pourtant il ne me vint jamais à l'idée, je ne sais pourquoi, d’en tomber amoureux. C’était peut-être à cause de cette espèce de sécheresse qui émanait de sa personne, de la raideur de ses gestes. En tous cas toutes deux devinrent peu à peu pour nous et sans que je le cherche vraiment, car comme je l’ai raconté mon cœur était occupé ailleurs, de véritables complices. C'était la première fois que des personnes de l’autre sexe entraient ainsi dans ma vie et entretenaient avec moi une réelle intimité. Elles se prêtaient à toutes nos conversations et bientôt nous invitèrent même à venir les voir chez elles. Elles vivaient avec leur père, un petit homme rond et sympathique qui était médecin et nous accueillit avec un sourire malicieux derrière ses lunettes métalliques. Il avait deux autres filles plus jeunes et les élevait toutes les quatre avec une bonhomie tranquille (je ne sus jamais ce qu’il était advenu de la mère). La maison du docteur Choukroun devint donc rapidement pour nous comme un second foyer, un courant d'air frais dans nos existences austères. Parfois je regardais Aline comme j’aurais regardé l’œuvre d’un peintre, quelque miniature délicate et raffinée. Mais non, décidément, je ne parvenais pas à tomber amoureux d’elle. Quand l’été revint quelques mois plus tard nous prîmes l’habitude de nous retrouver chaque matin à la piscine du RUA. Je passais prendre Philippe qui habitait sur le Boulevard, nous longions les arcades jusqu'aux escaliers du port. Là il fallait encore traverser les quais d'où se dégageait une odeur de goudron et de vin, puis emprunter une barque pour quelques centimes. La piscine se trouvait de l'autre côté, sur le môle. Le temps de se mettre en maillot et elles venaient nous rejoindre. Nous restions allongés sur nos serviettes pendant des heures, sans rien dire, notre transpiration coulant doucement sur le ciment brûlant. Vers une heure il fallait repartir. Quelquefois le soleil était si chaud qu'on devait mettre une serviette mouillée sur la tête. Quelquefois un nuage de sauterelles faisait comme un brouillard jaune, et l'on entendait le craquement des insectes que l'on écrasait en marchant. La ville était inerte, terrassée par la chaleur et seul l'embouchure des portes apportait un peu de fraîcheur. L'après-midi, après la sieste, je retournais chez Philippe où nous retrouvions de nouveau les soeurs Choukroun.
Il ne me serait jamais venu à l’idée, je l’ai dit, de leur proposer de se voir le dimanche. Cela aurait impliqué un degré d’intimité entre nous auquel nous n’avions pas atteint et pendant longtemps je ne pus me défaire de cette idée qu’il existait une frontière infranchissable entre la semaine et le dimanche. Le dimanche continuait à être exclusivement le jour de Chichou. Cependant l’année suivante nous fîmes la connaissance lui et moi - je ne sais plus en quelle circonstance - d’un troisième larron, Jacques Belmont, grâce auquel nous reconstituâmes, d’une certaine manière, le trio de nos premières années au lycée (le trio ayant l’avantage d’offrir le plaisir d’une relation particulière avec chacun des deux autres sur le dos du troisième). Aucun de nous ne s’en privait et je pouvais enfin me moquer de Chichou avec Belmont et de Belmont avec Chichou comme ils devaient se moquer de moi tous les deux quand je n’étais pas là. Belmont était tout petit, presque un nain et moralement il ressemblait à son physique : méchant, étriqué, mesquin. Il avait la nuque rasée et portait une petite moustache. Son regard perçant, toujours en mouvement, avait l’air de chercher sans cesse a direction dans laquelle il pourrait fuir en cas de besoin. Ce ne fut donc pas la sympathie qui créa des liens entre nous mais la communauté de condition car il était comme nous profondément affecté par l’absence de femme dans sa vie. Il prit l’habitude de se joindre à nous chaque dimanche ce qui changea radicalement notre vie car, comme il était un peu plus âgé que nous, son père lui avait offert une minuscule voiture, proportionnée à sa taille, dans laquelle nous parvenions à nous entasser pour partir nous promener.
C’est ainsi que je pus découvrir cette année-là toutes les plages des environs qui m’étaient demeurées jusqu’ici inconnues, mes parents n’ayant pas de voiture : la Madrague, Fort-de-l'eau, Aïn-Taya, Sidi-Ferruch. Nous allions manger des merguez en buvant une bière et discutions interminablement en regardant les filles. Ah ! Les filles ! C’était notre unique sujet de conversation, notre seule préoccupation. Il faudrait bien pourtant que nous finissions par nous en trouver une, un jour ou l’autre, nous disions-nous. Pour cela nous allions tenter notre chance dans tous ces bals qui se tenaient au bord des plages. Il y avait foule le dimanche. Sur l'estrade, deux ou trois musiciens - un accordéon, une trompette, une batterie - assuraient les tangos et les paso-doble. On faisait le tour de la salle, à petits pas, mine de rien. Belmont surtout. À ce jeu-là il était très fort : son oeil en vrille parcourait l'assistance sans que sa tête ait l'air de bouger. Chichou était plus nonchalant, il semblait nous suivre par pure complaisance, sans y croire. Le bilan de nos inspections n'était jamais très brillant : des mochetés, et puis celles qui étaient attirantes étaient toujours accompagnées ! On en aurait pleuré de rage. Car enfin il avait bien fallu, qu'elles soient libres un jour, elles aussi ! Alors pourquoi ça ne nous arrivait jamais de tomber ce jour-là ! Nous avions un modèle, un cas unique, une référence : un camarade de classe qui sortait avec une fille sublime, plus belle que tout ce dont on pouvait rêver : une silhouette élancée, une démarche ondulante, une longue chevelure blonde !... On les apercevait quelquefois dans la rue, main dans la main. Et quand nous les croisions il faisait semblant de ne pas nous voir !… Alors chaque dimanche nous retournions à nos paso-doble et à nos cha-cha-cha et nos tempes battaient d'espoir. Mais le pire c’était les slows, quand la trompette pousse un cri, une plainte plutôt, déchirante, prolongée, et puis la respiration puissante, régulière de la batterie se met en branle… un slow, bon sang ! un slow !… Body and soul, Stardust, Saint-Louis blues (un peu plus tard ce sera Only you ou Petite Fleur, mais c’est toujours pareil). Un grand remue-ménage sur la piste, les couples qui se forment. C'est la jungle !… On a beau essayer par convenance de dissimuler sa précipitation, ça se bouscule autour des tables. Il y a les malins qui se sont placés derrière leur proie dès la danse précédente pour être les premiers sur le morceau, ils ont l'oeil sur la concurrence. Alors on fait la queue derrière à tout hasard mais si elles leur ont déjà refusé quelle chance a-t-on qu’elles acceptent ?… puis, peu à peu, le tourbillon se calme, comme un vol de corbeaux qui retombe. Les vaincus rentrent dans le rang, retournent au bar s'accrocher à leur verre. « - Alors ? – Alors quoi ? Attends le suivant, tu vas voir »…
En avons-nous assez fait de ces bals, avec la cravate obligatoire et le coup de tampon sur la main quand on sortait pour prendre l'air ! À tel point qu'aujourd'hui encore je ne peux pas écouter un slow sans sentir cette palpitation qui me coupe les jambes. Je les ai tant détestées toutes ces pauvres filles, ces fausses belles, qui se prenaient pour des reines parce qu'on en bavait pour elles, et les quelques déchets dont il fallait bien se contenter de temps en temps et qui vous regardaient de haut pour souligner la faveur qu'elles vous faisaient de danser avec vous. J'ai haï ces émotions malsaines qui nous tiraient au plus bas de nous mêmes et faisaient de nous des bêtes en rut à la recherche de n'importe quelle proie pour satisfaire sa faim, cette faim qui, à force d'être inassouvie se pervertissait en fantasmes alors que ce que nous cherchions, nous, c’était l’amour, l’amour sublime et idéal. Après, il ne resterait plus, en rentrant chez soi, que la masturbation, l'abrutissante et sempiternelle et sainte masturbation.

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