Je n’avais pas encore l’âge pour être admis en classe d’art dramatique mais on m’avait promis que j’aurais une dispense l’année suivante et en attendant je pouvais « donner la réplique ». La somptueuse brune qui m’avait occupé jusqu’ici n’était plus là mais je lui trouvai aussitôt une remplaçante en la personne d’une petite blonde d’un style tout à fait différent : vive, gaie, queue de cheval, jupe corolle et ballerines dorées, elle s'appelait Nicole et devait avoir seize ou dix-sept ans. C’est dire que la différence d’âge n’était plus infranchissable et pouvait me laisser espérer… quoi au juste, je ne le savais pas exactement car mon ignorance en la matière était proprement incroyable, mais cela suffisait à fouetter mon désir (d’autant qu’un léger strabisme de l’œil droit la rendait selon moi, par son imperfection même, encore plus abordable). Je parvins rapidement à établir avec elle une intimité à laquelle elle se prêtait complaisamment. J’étais devenu en quelque sorte son chevalier servant. Je la suivais partout, discutait doctement avec elle de son avenir, de ses projets, me permettant même de lui donner des conseils. Hélas elle avait un autre ami dans la classe, un jeune homme d’une vingtaine d’années qui cultivait une ressemblance exaspérante avec Gérard Philipe et dont je ne parvenais jamais à deviner quelle était la nature exacte de ses relations avec elle. Comment lutter avec un tel rival ! D’autant qu’il affectait envers moi un air protecteur dont il était très difficile de me défendre. Il me prenait par l’épaule, m’appelait « fils » et professait à mon égard une grande sympathie dont je me serais bien passé. Je faisais semblant de rien mais me sentait horriblement mortifié de devoir assumer ce rôle humiliant d’« ami du couple ».
Un jour cependant ma chance alla au delà de tout ce que j’aurais pu rêver : Madame Favart nous parla du programme qu’elle avait décidé de proposer pour le fameux spectacle de la Fête des Mères dans lequel j’avais éprouvé l’année précédente mes premières émotions d’acteur. Il s’agissait d’une petite pastorale en un acte, à deux personnages, un berger et une bergère, qui passaient leur temps à roucouler en alexandrins avant de se jeter à la fin dans les bras l’un de l’autre. Je jouerais le berger et elle la bergère. De ma vie je ne reçus plus beau cadeau. Je n'osais pas y croire. Je devrais donc l’étreindre et l’embrasser devant tout un public ! C’était trop beau ! J’avais peur qu’il n’arrivât une catastrophe, que je tombe malade, qu’on soit obligé de me remplacer… Mais rien de tel ne se passa. Les répétitions commencèrent… Curieusement, elles me procurèrent cependant moins de plaisir que je ne m’y attendais : il m'était impossible de me concentrer suffisamment pour jouir de ces instants de bonheur, et puis je me rendais bien compte que le contact de ce corps qui se pressait contre le mien, je ne l'obtenais au fond qu’en trichant et que la représentation terminée je ne serais pas plus avancé qu’avant. Mais cette représentation j'en attendais tellement malgré tout !… En pleine lumière nous allions offrir notre amour aux regards d'un public conquis par la vérité de notre jeu et comprenant soudain que justement ce n’était plus du jeu mais qu’elle et moi, oublieux de sa présence, nous étions en train de découvrir la réalité de nos sentiments. Alors le rideau tomberait sous les acclamations et se relèverait pour le salut tandis que trop occupés pour nous en apercevoir nous continuerions à nous étreindre… Je me rejouais la scène mille et mille fois dans mon imagination durant toutes les semaines qui précédèrent la représentation.
Celle-ci pourtant ne m'a laissé aucun souvenir. Le métier sans doute. Le rideau tomba et puis voilà, c'était fini. Il n’y eut rien de tout ce que j’avais imaginé. C'était comme pour la croix d'honneur : que valaient les plaisirs qu'on pouvait vous reprendre ? Il m'en resta cependant un certain surcroît d’intimité avec ma partenaire dont je sus tirer le maximum de bénéfice en l’exhibant aux autres : je la prenais par l'épaule lorsque j'étais assis à côté d'elle (enfin plus exactement je prenais le dossier de sa chaise), je l’embrassais pour lui dire bonjour et bonsoir, mais à part ça… Et puis il y avait toujours l’autre, avec dégaine à la Gérard Philipe, qui venait se mettre entre nous !…
Pendant ce temps je devais toujours me contenter de donner la réplique aux autres. Cependant ma jeune carrière connut un développement inattendu lorsque madame Favart m’annonça un jour qu’elle m’avait proposé à la radio pour jouer le rôle d’un enfant dans une pièce qui allait être diffusée prochainement. La radio était pour moi, je l’ai dit, un univers absolument féerique qui peuplait mes rêves depuis toujours. J’allais donc pénétrer dans ce monde enchanté ! Je n’arrivais pas à y croire ! La première fois que je suis arrivé rue Hoche où étaient les studios, au jour fixé, j’étais tout tremblant. La troupe était réunie autour d'une table pour faire une première lecture de la pièce. Je me suis assis dans un coin en silence. Ma stupeur a été à peu près égale à celle que j'aurais pu avoir si l'on m'avait introduit d’un coup de baguette magique dans le royaume des contes de fée de mon enfance. Chaque fois que l'une de ces personnes ordinaires que je voyais assises autour de la table prenait la parole, j'étais saisi d'une divine surprise : cette grosse dame aux joues roses, mal fagotée dans une robe à fleurs, ce n'était autre que la pure jeune fille tendre et innocente que j’avais connue dans mille aventures ! Ce vieil homme, aux cheveux gominés avec sa verrue sur le nez, c'était son éternel amoureux que j’avais entendu galoper après elle sur les landes écossaises. Et ainsi de suite. Dès que l’un ou l’autre prenait la parole c’était comme si par la magie de sa voix se révélait soudain une essence divine qu’avait dissimulé jusqu’ici aux yeux du profane la grossièreté de son apparence terrestre.
Le jour de la diffusion, nous étions réunis autour du micro suspendu au milieu du studio. Il était exactement l’heure où d’ordinaire j’allais m’installer dans le fauteuil avec ma mère pour écouter la pièce. Un petit homme arriva, que je n’avais encore jamais vu aux répétitions, mal peigné, d'allure misérable, qui portait avec lui une sorte de plateau de cuivre dont je ne compris pas d'abord l'usage mais quand, de l’autre côté de la vitre qui donnait dans la cabine de régie, on lui eut fait signe, il brandit son plateau à bout de bras et le heurta délicatement avec un maillet. Miracle ! C’était le gong, le fameux gong, le Sésame ouvre-toi de mes rêves qui précédait chaque soir l'annonce du programme quand après le dîner nous allions allumer le poste ! Le vieil homme se mit ensuite à parler. Nouveau miracle ! Sa voix était celle du speaker, cette voix intemporelle, désincarnée, qui faisait tellement partie de la de notre intimité familiale qu’elle en était comme la substance même : « - Chers auditeurs, nous vous prions d’écouter maintenant… » Il était là devant moi, avec son costume élimé, ses cheveux gras, son air minable, comme s’il ne se rendait pas compte de ce qu’il était, et sa voix entrait en moi, magique, merveilleuse. Comme chaque soir il lut le titre de la pièce puis le nom de l’auteur et celui des acteurs, égrenant chacun d’un ton solennel et monocorde jusqu’à ce qu’enfin je l’entendisse prononcer le mien ! Alors je compris que je venais vraiment d'entrer dans une autre dimension.
Durant toute la diffusion de la pièce le petit homme continua à s’affairer autour de nous, car il se révéla qu’il n'était pas seulement speaker mais aussi bruiteur. Piétinant une planche de bois pour imiter les pas des personnages qui entraient et sortaient, manipulant des loquets de porte, des couverts, des assiettes, entrechoquant des verres quand la scène se passait pendant un repas. Il opérait avec un sérieux impavide, selon les besoins de l’action, sans que personne, du reste, ne fasse attention à lui. Voilà donc quelle était l’origine de tous ces bruits qui me fascinaient quand j’écoutais les pièces radiophoniques et qui contribuaient à créer cette atmosphère si particulière qui était pour beaucoup dans le plaisir que j’y prenais ! À un moment les acteurs se déplacèrent devant un autre micro situé derrière un paravent et je compris alors que c'était ainsi que l'on produisait ce son feutré, assourdi, que j'aimais tant lorsque la scène se passait à l'extérieur, évoquant la nuit, le brouillard, et que je frissonnais en me pelotonnant contre ma mère. Pendant ce temps le bruiteur alla tourner à l'aide d'une manivelle un gros cylindre de bois et le vent se mit à souffler. Il tournait en artiste avec des crescendo, des diminuendo, ne quittant pas les acteurs des yeux, leur insufflant son énergie, les guidant de loin, puis, abandonnant son cylindre, il se saisit d'une sorte de tambourin dans lequel glissait une poignée de gravillon, et voici que soudain on était sur une plage, bercé par le flux et le reflux des vagues ; et bientôt, sur une plaque de tôle, il fit résonner la foudre. C’était Jupiter en personne !
La pièce s'appelait la Dame de l'Aube : dans un petit village de pêcheurs, une femme inconnue apparaît un matin et on comprend peu à peu qu’elle n’est autre que la mort. Elle apparaît au milieu des marins après une nuit de beuveries. Moi j'étais un enfant du village et je devais à un moment crier au milieu de la foule : « - Joyeux Noël ! Joyeux Noël !… » On m’avait demandé de forcer un petit peu ma voix dans l’aigu parce que je n’avais plus tout à fait l’âge du rôle mais l’émotion que j’y mis fut appréciée de tous et on me promit de me reprendre plus tard.
Le dimanche suivant à Maison-Carrée toute la famille avait écouté la pièce. Mes cousins, pour le coup, en étaient restés soufflés. Je me déplaçais désormais dans une sphère invisible qui me séparait du reste des humains. Au lycée l'effet avait été le même : moi, l'élève timide, inhabile à se défendre, brimé par les grands, j'étais donc d’une autre espèce sans que personne ne s’en soit aperçu ! On faisait cercle autour de moi, on me posait des questions. Même Baudin, le chef des pensionnaires vint prêter l’oreille à mes récits car je ne me privais pas de donner mille détails sur la façon dont les choses se passaient. Quelques jours plus tard j'allai toucher mon cachet en compagnie de ma mère. C'était le premier argent que je gagnais, la somme me parut énorme. Comme on me l’avait promis on me demanda bientôt en effet de jouer dans une autre pièce et l’on apprécia de nouveau la sensibilité que je savais mettre dans la moindre réplique (avec un rien de larmoyant qui plaisait). Désormais, il n’y eut plus d’enfant dans une pièce dont le rôle ne fut tenu par moi. Je faisais pleinement partie de la troupe.
Le problème cependant c’est qu’au moment même où je triomphais je cessais d’être dans la réalité ce que je jouais sur les ondes. À treize et bientôt quatorze ans je n’étais plus tout à fait un enfant et comme pour les autres acteurs de la radio entre mon apparence réelle et ce qu’on devait imaginer de moi en m’entendant l’écart s’agrandissait.