L’Histoire, elle aussi, basculait, imperceptiblement, mais nous étions loin de nous douter où elle nous mènerait. Depuis quelques temps, en effet, on parlait des « événements ». Les arabes avaient fini par se révolter, pas tous évidemment, ceux qui se laissaient manipuler par des meneurs et puis aussi parce que c’était dans leur nature, la violence, ils avaient ça dans le sang, même quand ils paraissaient calmes il ne fallait pas s’y fier. Mais ils avaient le respect de la force et il suffirait de leur montrer qu’on n’était pas prêts à se laisser faire pour qu’ils rentrent dans le rang une fois de plus. Depuis mon enfance j'étais habitué à entendre mes parents évoquer l’éventualité d’une révolte des arabes. On en parlait, mais on n'y croyait pas, c'était des histoires pour se faire peur comme lorsque mon père parlait des inondations de l’Arrach. Comment cet oued qu’on avait toujours connu à sec pouvait-il déborder ! « - Mais si, je vous assure, les oueds débordent d’un seul coup, sans prévenir. Un jour, j’ai vu toutes les rues de Maison-Carrée inondées jusqu’au premier étage… » Les arabes, eux, avaient le coup de couteau facile. Ce ne sont pas des gens comme nous. Ce pauvre André Alléhaut, par exemple, le metteur en onde de la radio, qui venait de prendre la succession de Georges Portal, il s’était fait poignarder devant les Galeries de France, juste avant le début des événements, par un fou soi-disant ! ce n’était pas un hasard évidemment. « - Qu'ils restent donc dans leur quartier ! » disait ma mère, qui aurait bien voulu, elle, rester dans le sien, c’est-à-dire là où elle aurait dû habiter selon son rang, du côté de la rue Michelet ou du Télemly. Mais nous vivions aux confins de la Casbah et les fenêtres de ma chambre donnaient sur le marché de Chartres et jouxtaient le cercle Mouloudhia d’où j’entendais de temps en temps sortir des clameurs et des chants révolutionnaires. « - Ils se montent la tête mais ils ne sont pas si fous tout de même, ils ne vont pas renoncer à tous les avantages que nous leur procurons. Que deviendraient-ils sans nous ? » Et c’est vrai que quand on les voyait…
Non, ce pays n’existait pas avant que nous arrivions, ce pays était le nôtre, c’était celui que nous avions bâti, celui que nous aimions, c’était notre patrie. Mes parents se référait toujours à un âge d’or, un temps où régnait la paix, la prospérité, où leur famille fréquentait la bonne société. Et puis étaient venus la guerre, la maladie de mon père, ses déboires pour trouver une situation. Et le seul objectif qu’ils s’étaient fixé désormais une fois pour toutes, leur seule ambition dans la vie c’était de retrouver leur place au milieu de cette famille qui les avait plus ou moins rejetés. Alors comment auraient-ils pu s’apercevoir qu’elle aussi commençait à s'ébranler, comme un navire qui lâche ses amarres et dérive lentement au gré des courants qui l’entraînent. Ce n'était jamais que quelques morts comme il y en a dans toutes les familles. Rien de tel pour resserrer l’unité. Mais ils ne voyaient pas que peu à peu la scène se vidait. Il y avait eu d'abord la mort de Suzie, une de mes cousines, fauchée par un camion sur le bord de la route. Elle avait dix-sept ans. Lorsque le cercueil descendit dans la fosse sa mère poussait des cris de bête... Et puis Madette, la soeur de mon père, celle qui ressemblait à Odette Swann, qui mourut d’un infarctus. Elle fut enterrée le jour de mon anniversaire. La mort faisait son oeuvre, patiemment, obstinément. Elle continuerait ainsi jusqu'à ce qu'il n’en reste plus un seul.
Heureusement il y avait les héritages : ce sont eux qui permettent de supporter la mort. Rien de tel que de bonnes querelles entre héritiers pour resserrer les liens. On était friand des histoires d’héritage dans la famille. La mort de Vonchette, par exemple la sœur de Georges, le météorologue, avait animé les conversations pendant des semaines. Elle ne s’était jamais marié et selon la rumeur s’était fait longtemps entretenir par un homme très riche dont elle venait quelques temps avant d’hériter. Comme elle n’avait pas d’enfants c’est à son frère maintenant que cette fortune allait revenir. Mais à combien se montait-elle ? C’est ce qu’il s’obstinait à cacher. Il prenait des air, laissait entendre… mais ne disait rien. Même sa femme, la sœur de mon père, prétendait qu’elle n’en savait rien. « - Mais si ! évidemment. Tu penses bien qu’elle le sait. Mais il l’oblige à se taire ! » Le secret ne fut jamais percé. Un peu plus tard il y eut la mort de Madeleine. Madeleine était une cousine de mon père très brave mais très laide (elle avait des yeux ronds et inexpressifs). Elle ne s’était jamais mariée et avait vécu toute sa vie avec son père, l’Oncle Louis (celui-là même qui m’avait fait une lettre pour Madame Favart) dans un splendide appartement de la rue Michelet. On les voyait souvent se promener ensemble bras dessus bras dessous car le père marchait difficilement avec des cannes. Leur principale distraction était d’aller à l’Opéra, presque tous les soirs, parce qu’ils étaient passionnés de musique et de chant. À la mort de son père Madeleine avait hérité de sa fortune qui devait être confortable si l’on en jugeait par le luxe de l’appartement et les meubles et les objets qu’il contenait et qui faisaient rêver quand on allait les voir. Quel malheur de laisser tout ça dormir ! se disait-on. Quel profit peut-elle en tirer maintenant ! Cependant tout le monde eut très peur le jour où l’on apprit qu’elle avait décidé de prendre un locataire. On vit en effet arriver un homme d’un certain âge, d’allure débonnaire, dont personne ne connaissait l’origine et qui gagnait sa vie, prétendait-il, en fabriquant des balais ! Évidemment il ne pouvait s’agir que d’un aigrefin qui avait projeté de détourner la fortune de cette pauvre fille. On fit valoir à la malheureuse ce qu’il pouvait y avoir de fâcheux pour sa réputation de garder ainsi cet homme chez elle... Mais elle n'y voyait pas à mal et s’entendait bien avec son nouveau locataire. Il travaillait sans relâche et remplissait l’appartement de ses balais. Il y en avait des verts, des jaunes, des rouges. Il essaya en vain de se concilier les bonnes grâces de la famille en offrant quelques uns aux uns et aux autres mais rien n’y fit, on n’en démordit pas. On exerça de telles pressions sur la pauvre Madeleine qu’elle finit par chasser son locataire. Alors elle se recroquevilla sur elle-même. On la vit décliner peu à peu. Depuis quelques temps elle rapetissait, devenait minuscule et son système pileux se développant, elle avait une sorte de barbe qui lui poussait sur le menton. Est-ce que par hasard ce ne serait pas... commença-t-on à se dire. Quand on venait la voir on l’observait et elle restait là sans rien dire, à vous regarder avec ses gros yeux en billes de loto. Bientôt le doute ne fut plus permis. Elle était malade. On l'emmena voir un médecin. Le diagnostique fut formel : un cancer ! Elle n’en avait plus pour longtemps. Ce fut un choc. Dès lors on surveilla passionnément les progrès de son mal. Les visites des uns et des autres devinrent plus fréquentes, car le doute s'était inséré dans l’esprit de chacun : n’aurait-elle pas fait un testament en faveur du fabricant de balais ! Il fallait s'en emparer et le faire disparaître avant qu'il ne soit trop tard. L'état de Madeleine empirait de jour en jour et chaque fois qu’on allait la voir on en profitait pour chercher dans ses papiers, dans ses tiroirs, mais l'agonie arriva sans qu’on n’ait rien trouvé ! À toutes les questions qu'on lui posait elle demeurait muette, il ne restait plus beaucoup de temps il fallait faire vite. Tour à tour on se relayait à son chevet, les uns cherchant, les autres l’interrogeant. Dans son lit Madeleine gémissait et une sourde haine montait contre elle. On vidait les meubles, considérant que c’était toujours ça de gagné si le reste devait échapper à la famille. Le dernier jour, les douleurs s’étaient accentuées. « - À boire ! à boire ! » gémissait-elle. « - Sur l'armoire ! elle a dit sur l'armoire ! » s’écriait-on. Et on allait chercher au sommet de l’armoire, mais toujours en vain. Finalement, elle mourut sans qu'on n'eût rien trouvé. Il n’y avait pas de testament et l’héritage revint à la famille. Je rapporte cette histoire non telle que je la vécus mais telle que je l’entendis raconter par mes parents au fur et à mesure que les choses se passaient car leur principal plaisir était de se repaître du spectacle des turpitudes de cette famille à laquelle par ailleurs ils étaient si fiers d’appartenir.
Ainsi, grain par grain, la grappe pourrissait. L’ange exterminateur, c’était le cancer, le jamais nommé comme si celui qui en était victime s’était rendu coupable de quelque infamie, désigné à la vindicte publique du seul fait d’être ainsi frappé par la malédiction divine. Dans cette petite société cramponnée à ses privilèges, soucieuse uniquement d’elle-même et de sa petite gloriole, le cancer restait quelque chose d'archaïque, par quoi on se rattachait au sort commun de l’humanité et qu’il convenait donc de cacher comme une maladie honteuse. Ma grand-mère à son tour mourut d’un cancer. Ce jour-là père ne prononça pas un mot, mais quelque chose en lui s'était brisé. Il avait tant aimé son enfance quand il allait jouer sur les bords de l'Arrach ! Il avait cru si sincèrement qu'il était aimé, admiré par cette famille. C'est ensuite que les choses avaient mal tourné sans qu'il comprenne pourquoi : l'échec scolaire, la guerre, la maladie, et peu à peu il s’était rendu compte que l’amour chez ces gens-là ce n’était pas le genre, que ses soeurs n'étaient qu'égoïsme et indifférence, et sa mère elle-même… Le monde n'était-il donc pas aussi beau qu'il l'avait cru ? Il se résigna et se tut. Se taire, c'était sa seule façon de résister, sa seule force. Il n'était peut-être pas très intelligent mais il savait tenir. Et ce fut ainsi jusqu'à la fin : quand il quitta lui-même la vie bien des années plus tard, il partit sans rien dire, sur un banc du boulevard de Sébastopol. Il demeurait persuadé que personne, jamais, ne l'avait compris, et dans son portefeuille on retrouva un petit papier plié en quatre sur lequel il avait recopié un verset de la Bible : Celui qui aura persévéré jusqu'au bout sera sauvé.

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