Mais je ne m’en posais aucune. Il y a chez tout homme une propension à nier l’évidence quand il n’a aucune réponse à apporter et je n’en avais aucune, pas plus qu’aujourd’hui d’ailleurs je ne puis comprendre encore l’état qui était alors le mien. Je ressentais tout désir à l’égard d’une femme comme quelque chose d’ignoble, de criminel, dont je n’aurais pu supporter la honte s’il s’était révélé. Au fond je ressemblais à Julien Green, tel que je le découvris plus tard, lorsqu’il découvre avec horreur son attirance pour les hommes et qu’il considère cela comme une maladie, une perversion, un crime qui pourrait le conduire en prison ou au bagne ou dans le meilleur des cas dans un asile psychiatrique et de toutes façons en enfer. Mon attirance pour les femmes n’était pas pour moi d’un ordre différent. Avouer mon désir c’était introduire l’abject dans une existence éprise d’idéal et cela à l’égard de l’objet même qui incarnait cet idéal. Comment résoudre cette contradiction ? Il me restait donc à cacher ma honte et à souffrir en silence. Peut-être aurait-il suffi d’une occasion pour que je prenne conscience de ce qu’avait d’absurde ce sentiment, il aurait suffi qu’une femme me mît en face de cette évidence qu’elle aussi était un être de désir et que le plaisir n’était pas seulement celui que je lui déroberais malgré elle mais également celui que je lui donnerais. Seulement nous étions bien loin, à l’époque, de ces discours lénifiants comme on en entend aujourd’hui et l’occasion ne vint pas. Sans doute aussi le trouble que je générais chez ces jeunes filles par le seul fait de celui que j’éprouvais moi-même était trop grand pour qu’aucune ne trouve la force de m’aider. Nous naviguions, elles comme moi, sur des mers inconnues, nous étions des jeunes gens d’un autre siècle et – oserai-je le dire ? – je ne regrette rien. Je n’échangerais pour rien au monde ces errements contre les certitudes d’aujourd’hui, car en étant au cœur de ces mystères, en explorant les frontières incertaines du sublime et de l’abject, j’approchais au plus près de l’humain. Ma souffrance était mon bonheur, elle était stupéfaction devant la complexité des choses. À certains égards j’étais un imbécile, un petit jeune homme coincé, victime d’une enfance trop protégée et jeté trop tôt dans le vaste monde, un excellent sujet d’étude pour la psychanalyse qui aurait pu en faire ses choux gras, mais cela m’aurait avancé à quoi ? J’ai fait mon chemin tout seul, difficilement, au fil des années, un chemin qui m’a pris toute une vie, et je ne renie rien.
Je devais exercer, sans m’en apercevoir une sorte de fascination sur les jeunes filles que je rencontrais. Je me souviens par exemple de celle qui fréquentait les mêmes cours que moi à la Sorbonne et que je retrouvais toujours assise à côté de moi. Nous avions fini par sympathiser. Elle était blonde, féline avec un petit nez retroussé et des yeux verts. Dans la torpeur des fins d'après-midi nous écoutions le professeur épaule contre épaule puis bientôt jambe contre jambe. Elle collait sa cuisse contre la mienne et je faisais glisser mon genou sous le sien et ainsi blottis l’un contre l’autre nous éprouvions des émotions intenses. À la fin du cours nous redescendions ensemble jusque dans la rue et là chacun repartait de son côté. Pas une seule fois il ne m’est venu à l’idée de lui demander de la raccompagner. Le jeu de nos jambes restait comme un secret entre nous. Un jour qu’elle avait un exposé à faire, je m'étais placé au premier rang pour l'encourager. Elle s’est mise à parler d'une façon mécanique tout en tortillant entre ses doigts un petit foulard de soie. Je tentais de l’encourager du regard mais visiblement mes efforts étaient impuissants et elle se décomposait au fur et à mesure qu’elle parlait. Puis soudain, comme un ressort qui se brise, le débit monotone de sa voix s’est interrompu d’un seul coup et, après un court silence, elle s’est mise à fondre en larmes. Le professeur, gêné, ne savait comment la réconforter, elle s'excusa et sortit un moment. Lorsqu'elle revint le cours avait repris comme si de rien n'était et elle regagna sa place sans rien dire. Nous reparlâmes à peine de cet incident en sortant : « - Je suis idiote ! » me dit-elle. Ce fut son unique commentaire. Le lendemain, nous nous étions retrouvés ensemble dans la rue comme d'habitude lorsque je vis un jeune homme qui s’approchait d’elle. Il la prit par l'épaule et ils s'éloignèrent tous les deux. Je ne la revis jamais plus.
Mes seules distractions restaient donc de sortir avec Marie-Thérèse de temps en temps et avec le sosie de Gérard Philipe – appelons-le Gérard, lui aussi - mais comme ils avaient d'autres amis et toute une vie en dehors de moi je ne comprenais rien aux allusions qu’ils faisaient quand ils parlaient d’eux. Je m’efforçais de faire semblant. J’avais acquis un art consommé de faire semblant comme autrefois quand j’écoutais la radio avec mes parents ou qu’ils m’emmenaient au cinéma. Je ne comprenais rien à l’histoire mais au fond ça n’avait pas d’importance il suffisait de se donner l’air.
Gérard affectait toujours envers moi le même comportement paternel. Il continuait à m'appeler « fils » et jouait à être mon mentor. Ce fut avec lui que j'eus pour la première fois l'occasion de participer à une manifestation politique. C'était à l'occasion des événements de Hongrie. Depuis des jours les journaux étaient pleins des images de la révolution : statues arrachées, tramways renversés, chars soviétiques dans les rues de Budapest. Une fois de plus, comme on nous l’avait expliqué là-bas, les communistes voulaient imposer leur loi dans le cadre de cette guerre révolutionnaire qu’il menait contre l’occident et dont les événements que nous subissions chez nous n’étaient que l’un des aspects. Mon indignation prenait donc une force particulière. Je me sentais vibrer avec tout un peuple. Une grande manifestation était prévue place de l'Étoile et Gérard, qui avait pris fait et cause comme moi pour la noble croisade, m'y entraîna avec lui. Lorsque nous arrivâmes sur les Champs-Élysées une foule immense, hérissée de drapeaux tricolores, barrait déjà toute la largeur de la chaussée. On entonnait la Marseillaise, des paras en treillis ouvraient la marche et je retrouvai avec joie leur silhouette familière. Gérard à côté de moi gesticulait, vociférait. Mon comportement était plus discret mais intérieurement je palpitais aussi. Les barrages de C.R.S qui coupaient toutes les rues avoisinantes s'ouvraient spontanément pour nous livrer passage comme pour nous montrer le chemin que nous devions suivre et c’est ainsi qu’arrivés place de la Concorde nous nous engageâmes vers la Madeleine. Soudain slogan se répandit dans la foule comme une traînée de poudre : « - Allumez l'Huma ! Allumez l'Huma !... » On se le répétait d'un groupe à l'autre, ravi de la trouvaille. Aux balcons des immeubles de la rue Royale des employés de bureau nous acclamaient. En se retournant on pouvait apercevoir l'immense fleuve de tous ceux qui nous suivaient et dont on ne pouvait deviner le bout. Jamais je n'avais vu tant de gens rassemblés. Lorsque la tête du cortège arriva au carrefour de la rue Montmartre en haut des Grands Boulevards il y eut un grand remous de foule. On s'entassait contre les portes d'un immeuble. Un grand para juché sur un feu de signalisation encourageait les assaillants. On commença à entendre des bruits de bois brisés, de volets arrachés, et je compris alors que nous étions devant le siège de l'Humanité. Gérard s'engouffra dans la mêlée et je le perdis aussitôt de vue car je commençais à opérer moi-même une prudente manœuvre arrière pour me dégager de la zone dangereuse. C'était une sensation délicieuse que de se sentir ainsi épaulé par la foule. Je reculais lentement tandis qu'on avançait autour de moi, et devant mes yeux il y avait ce spectacle extraordinaire d'un immeuble pris d'assaut : sur les toits de petits bonshommes ridicules gesticulaient, tentant de s'enfuir, tandis que la foule les conspuait. Pendant ce temps l'avant-garde des assaillants commençait à prendre possession des étages, vidant dans la rue des caisses de papiers qui se répandaient en tombant. On entrevit bientôt à l'intérieur les lueurs tremblotantes d’un début d'incendie. Bientôt les flammes giclèrent par les fenêtres et la foule se mit à manifester une joie hystérique : on criait, on courait en tous sens. Et moi aussi je courais, hors de moi. M'arrachant au maelström, je gagnai les petites rues alentours. Là, soudain, c'était le silence : des centaines de car de police stationnaient le long des trottoirs, des pompiers déroulaient des tuyaux. On aurait dit les coulisses d'un théâtre pendant une représentation. Quelques groupes de curieux observaient ces manoeuvres. Et moi, je continuais à courir pour bien montrer que je revenais de la bataille, je courais sans but, feignant d'être hors d'haleine, allant de temps en temps me retremper au coeur de l'action, pour faire le plein d'énergie, puiser de nouvelles forces, puis je repartais de nouveau. Parfois je m'arrêtais, comme cherchant le meilleur chemin, la meilleure tactique qui me permettrait de remplir ma mission. Quelle mission ? Je l'ignorais, mais qu'importe ! Je sentais des regards qui se posaient sur moi, je haletais un peu, accentuant mon essoufflement… Finalement, lassé de ce jeu, je redescendis les Grands Boulevards jusqu'à l'Opéra. Là, il y avait encore des cars de police, de pompiers, mais la vie avait suivi son cours : les cinémas étaient ouverts, la circulation aussi dense qu'à l'ordinaire. Un peu déçu je finis par m'arrêter de courir pour rentrer chez mon oncle et ma tante où nous fîmes comme à l'ordinaire une partie de canasta.


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