Parfois je sortais avec Marie-Thérèse. Nous allions au cinéma sur les Champs-Élysées ou bien nous promener dans le parc de Versailles. Quel plaisir pouvait-elle prendre à ces sorties ? Je l’ignore. Peut-être, au fond, avait-elle réellement de la sympathie pour moi ou bien cherchait-elle à m’aider par charité. Elle avait tant d’autres amis ! elle préparait le conservatoire - où elle fut du reste reçue à la fin de l’année - elle connaissait de jeunes comédiens qui commençaient à avoir une certaine réputation dans le métier comme Belmondo qui courait tous les castings et qu’elle me présenta un jour rue Bonaparte. Moi, je ne ressentais plus rien pour elle sinon une certaine satisfaction de vanité quand elle prenait mon bras pour traverser la rue. Elle me fit faire également la connaissance de l’une de ses amies qui habitait sa pension sur les Champs-Élysées et s'appelait Christiane. Elle n’avait pas le moindre attrait physique et par conséquent ne provoqua en moi aucun trouble mais par contre se jeta sur mon amitié avec une sorte de boulimie, et comme j’aurais fait n'importe quoi pour échapper à la solitude, je me prêtai à ses élans. Nous allions au cinéma, nous allions nous promener boulevard Saint-Michel, elle me racontait qu'elle était experte dans l'art de faire du thé et qu'elle espérait avoir bientôt l’occasion de me montrer ses dons. J’éludai sa proposition. Nos relations s'espacèrent. Marie-Thérèse me demanda alors de préciser quelles étaient mes intentions à son égard car c’était une jeune fille fragile, me dit-elle, et il fallait faire attention. Je lui répondis que je n’avais aucune intention et nous cessâmes de nous voir. J’appris, des années plus tard, qu’elle s’était suicidée et je me plus alors à penser que c’était peut-être à cause de moi. C’était le charme de Paris que ces brèves rencontres dans la totale vacuité des longues journées qui se ressemblaient toutes. Il n'y a pas de racines à Paris, tout se passe dans la rue, dans les cafés, les cinémas. On se rencontre, on se promène, on se parle, on est tout entier l'un à l'autre engagé dans cette folle aventure d'être ensemble dans ce décor sublime, sans passé ni avenir. Je devais en connaître tant et tant par la suite de ces journées d'errance, avec une femme ou un camarade rencontré la veille ! De ces heures de bavardage à l'Escholier ou au Cujas, au Mahieu, au Cluny, de ces promenades au Bois de Boulogne ou sur les quais de la Seine !... Paris était en train de me devenir consubstantiel sans que je m’en aperçoive.
C'est ainsi que le printemps arriva et bientôt la perspective de rentrer chez moi car le bilan de cette année était catastrophique : bien entendu j’avais été refusé au conservatoire où je n’avais même pas passé le premier tour, j’avais été refusé à tous mes examens de la Sorbonne. Lorsque je vins annoncer à René Simon que j’allais quitter son cours, ce fut la première fois qu’il parut s’intéresser à moi. Il me dit que j’étais fou de repartir là-bas et me demanda si je n’avais vraiment aucun moyen de rester ici. Il me regarda partir comme un mort en sursis. Je compris alors que ce n’était pas ma personne qui l’intéressait mais il se demandait simplement comment on pouvait de son plein gré aller replonger dans cet enfer. Mais moi je ne voyais pas la situation de la même façon : je retournais chez moi simplement, j’étais tout au bonheur de revoir mes parents, les camarades que j’avais laissés là-bas et dont je n’avais eu aucune nouvelle depuis que j’étais parti. Je pensais à la façon dont se ferait ce retour. Déjà mon esprit n’était plus ici… C’est alors que, grâce à Marie-Thérèse encore une fois, et la veille même du jour où je devais m’en aller je connus l’expérience qui allait marquer mon séjour tout entier.
C'était par une belle après-midi ensoleillée dans le jardin des Tuileries. Il y avait ce jour-là une fête, très courue à l'époque, qu'on appelait la Kermesse aux étoiles. Tout le long des allées, dans des stands, des vedettes de théâtre ou de cinéma, des chanteurs célèbres signaient des autographes. Le clou du spectacle était une sorte d'échafaudage dressé au dessus du grand bassin, que l'on appelait le Pont d'argent, où les personnalités venaient se faire applaudir. Marie-Thérèse m'y avait donné rendez-vous et elle avait amené avec elle une autre de ses amies de pension, dont je garde aujourd'hui à vrai dire un bien lointain souvenir mais dont il semble me rappeler qu'elle était plutôt mince, avec des cheveux bouclés qui encadraient un regard clair, ni belle ni laide dans sa robe d'organdi, et qu’elle avait l'air d'une anglaise. Elle souriait et se taisait. Nous commençâmes à errer dans la fête.
Nous tentions de nous frayer un chemin à grand peine dans la foule qui devenait de plus en plus dense et à un moment, pour forcer le passage, nous dûmes nous prendre par la main. Je saisis celle de Marie-Thérèse d’un côté et celle de son amie de l’autre. C’est alors que la chose inouïe se passa : une fois l'obstacle franchi, lâchant la main de Marie-Thérèse je gardai l’autre dans la mienne et son amie ne la retira pas ! Si bien que nous continuâmes ainsi notre promenade elle et moi main dans la main. C’était fait ! J’avais une « petite amie » !…
Je n'osai ni la regarder ni lui parler, me contentant de jouir en silence de l'immense fierté que j'éprouvais. Marie-Thérèse de son côté faisait semblant de ne s'être aperçu de rien et nous continuions ainsi à parcourir la fête. Mon enthousiasme pour les chanteurs et les vedettes explosait. Je criais (d'autant que j'étais dans l'impossibilité d'applaudir ayant une main prise), je chantais en choeur avec eux, je me baignais avec délice dans cette foule complice de ma victoire. Ma main restait crispée sur cette main sans oser la lâcher de peur de perdre mon avantage, mais je sentais la sueur peu à peu glisser entre nos doigts humides. Cela dura ainsi jusqu'au soir, les lumières de la fête scintillaient dans les arbres, l'air était doux… et j'avais toujours cette main dans la mienne : Marie-Thérèse finit par prendre congé de nous, prétextant qu'elle devait rentrer. La situation devenait délicate. Je n'avais aucune idée de ce qui pouvait se passer ensuite. Un peu plus tard la fête semblait se terminer et nous étions au bord de l'épuisement mais je continuais à m'époumoner, à hurler mon enthousiasme dès qu'une nouvelle vedette apparaissait sur le Pont d'argent. Mais enfin il fallut bien en finir. Je lui proposai donc de la raccompagner chez elle. Elle habitait du côté de l'Étoile et nous remontâmes les Champs-Élysées toujours nous tenant par la main. Le malaise grandissait car je sentais bien la nécessité de progresser mais je ne parvenais toujours pas à imaginer comment. Ma seule politique était donc de bien m'assurer du terrain conquis, c'est-à-dire de garder cette main dans la mienne en attendant d’avoir une idée. Après une longue marche nous arrivâmes enfin devant chez elle. La seule chose que j’avais trouvé c’était de lui proposer, afin de me donner un sursis, de nous revoir le lendemain matin à cette même fête qui devait durait tout le week-end (je devais prendre mon avion le soir en fin d’après-midi ce qui me donnait encore quelques heures pour trouver quelque chose. Elle accepta et je pris congé d'elle avec un immense soulagement.
Le lendemain je me réveillai le cœur léger, tout heureux à la perspective des réjouissances qui m’attendaient. J'allais pouvoir reprendre mon entreprise au point où je l'avais laissée… mais lorsque je descendis pour prendre mon petit déjeuner et que je voulus dire bonjour à mon oncle, aucun son ne sortit de ma gorge. J'étais aphone, entièrement aphone ! J’avais dû trop crier la veille. Il m'était même impossible de demander du pain autrement que par signes. Je retournai malgré tout aux Tuileries, bien en peine de savoir comment j'allais pouvoir me débrouiller. Elle était là, fidèle au rendez-vous. Par gestes je lui expliquai mon état. L’inconvénient n’en était pas trop grave cependant car elle n’était pas très portée sur la conversation. Nous repartîmes donc à travers la fête sans échanger un mot. Il y eut pourtant un moment délicieux, ce fut celui où, le plus tranquillement du monde, comme d’un mouvement naturel je repris sa main. Elle ne la retira pas. Mais après cela le même problème se posait à nouveau : que faire ? Et en plus je ne pouvais pas parler !... Quant à la fête, ce n'était plus la même ambiance. À cette heure matinale il n'y avait presque personne. La situation devenait impossible. Alors, de guerre lasse, la mort dans l'âme, je me résolus à abandonner l'avantage que j’avais acquis : je lâchai sa main. Elle n'eut pas plus de réaction qu’elle n’en avait eu lorsque je l'avais prise. Au bout d'un moment je prétextai mon départ l’après-midi pour la quitter et je ne revis plus jamais cette pâle jeune fille dont j'ignore même le prénom et dont je ne saurai jamais ce qu’elle put penser de moi ce jour-là. Mais l’aventure, si mince fût-elle, resta gravée dans ma mémoire d’une façon indélébile car c’est à partir de ce jour que je pus me considérer comme délivré d’une malédiction : j’avais eu une « petite amie ». C'est à partir de cet événement en soi minuscule que j'eus le sentiment d'avoir franchi une étape essentielle et que le noeud dans lequel j'étais enserré jusque là avait commencé à se relâcher.
Malheureusement mon année à Paris était terminée. Je pris l'avion qui me ramenait vers la lumineuse vacuité de mon enfance. Le bilan de l’année, mis à part cette ultime journée, était totalement négatif : j'avais échoué à mes examens, je n'avais pas un instant réussi à me faire reconnaître au cours Simon, j'étais resté isolé, déraciné, dans un monde dont le tourbillon m'était resté étranger. Et pourtant je gardais des images à tout jamais inscrites en moi : les petites rues luisantes de pluie du Quartier Latin, l'odeur particulière des cafés embués du boulevard Saint-Michel et la fraîcheur des allées dans le jardin du Luxembourg. Des lieux, des personnages m'étaient devenus familiers : le marchand d'esquimaux du Champollion, le vendeur du Monde, le Mahieu, le Cluny, et la tiède somnolence de la bibliothèque Sainte-Geneviève. J'avais désormais une autre patrie dans laquelle l'ennui, la solitude avaient d'autres couleurs et une qualité plus profonde, plus exaltante que celles que j'avais connues chez moi. Je n'oublierais plus les longues journées de marche dans les rues de Paris parmi tant de frères inconnus, silhouettes grises enveloppées dans un vieux manteau et serrant leur cartable sous le bras. C'était maintenant pour moi comme l'autre face de mon âme que ce cher et vieux Quartier que j'allais tant hanter plus tard et où je ferais un jour ma vie - mais je ne le savais pas encore - et qui était la patrie de tous ceux qui me ressemblaient.

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