D’infimes changements toutefois m’avaient indisposé le premier jour comme ce pichet en plastique vert qui était sur la table au dîner et que je ne connaissais pas - mes parents avaient dû l’acheter pendant que je n’étais pas là - ou cette salade de riz que mère nous servit ce soir-là et dont la recette m’était inconnue. Toute nouveauté m’offensait, j’avais du mal à accepter l’idée que la vie avait continué sans moi pendant mon absence. Mais enfin par bonheur ces premières frayeurs restèrent sans suite et il n’y eut plus d’autres dissonances les jours suivants. Bien vite je pus me rendre compte que rien n’avait véritablement changé à la maison et que je pouvais sans difficulté retrouver mes anciennes habitudes.
Mon premier souci fut d'aller me réinscrire au Conservatoire où l'on voulut bien me reprendre bien que ma scolarité y fût en principe achevée. Madame Favart trônait toujours dans la même salle, sur le même canapé, avec son chapeau, son renard et son verbe intarissable. Je retrouvais des élèves que je connaissais déjà mais ils avaient changé de statut : de nouveaux ils étaient devenus des anciens et il y avait d’autres nouveaux. Les soeurs Choukroun étaient toujours là mais Paule-Hélène n'avait plus son air de cancre hirsute, elle s'était métamorphosée en une pulpeuse jeune fille en robe sac, provocante et sensuelle. Aline, au contraire, était restée la même, avec son sourire un peu triste, son visage délicat, ses gestes gauches. Elle s'était trouvé une amie parmi les nouveaux, une blonde un peu molle avec de gros yeux ronds qui s'appelait Odile et que l’on me présenta. Elle posa sur moi un regard étonné quand on lui dit que j’étais un vieil habitué de la classe. Quant à Philippe Cohen il exprima son bonheur de me revoir en me postillonnant à la figure et en me serrant dans ses bras.
Le dimanche suivant je revis également mes deux complices, Chichou et Belmont. Nous nous saluâmes d’un : « - Alors ! comment ça va ? – Et toi, ça va ? » Et puis les choses se remirent en place comme si nous ne nous étions jamais quittés. Les parents de Chichou venaient de lui offrir une quatre-chevaux pour ses dix-huit ans. Nous allâmes jusqu’à Fort-de-l’Eau pour l’essayer.

Il me fallut ensuite m’inscrire aux Facultés.


Les Facultés (comme on disait ici) étaient, au centre de la ville un vaste territoire à part, avec ses jardins, ses allés bordées d’arbres exotiques, qui dominait la rue Michelet, au dessus de l’Otomatic. On y accédait par un escalier à double volée qui s'enroulait autour d'un bouquet de palmiers. Souvent j’avais rêvé en passant devant la grille qu’un jour j’entrerais là. Et voici que ce jour était venu ! Les jeunes gens que l’on voyait à l’intérieur me paraissaient tous plus beaux, plus brillants et plus élégants qu’ailleurs, les jeunes filles plus sensuelles et attirantes ! Inutile de dire que j’étais terrifié à l’idée de pénétrer dans ce monde enchanté. Au début les cours me parurent pourtant plus accessibles que ceux que j’avais suivis à Paris, les professeurs plus abordables. La seule difficulté c’est que je me sentais absolument incapable de parler aux autres. Ils me donnaient l’impression d’appartenir à une espèce supérieure avec laquelle aucun communication n’était concevable. Entre deux cours je les regardais bavarder dans les allées, dévoré par l’envie d’aller les rejoindre. Mais comment faire ? Il y avait même parmi eux un couple marié qui faisait mon admiration. Comment pouvait-on être marié à nos âges ! La jeune femme me paraissait ravissante et je me demandais par quel prodige ce garçon, qui ne paraissait pas avoir rien d’exceptionnel, pouvait posséder une telle épouse. Moi qui n’avait même pas de « petite amie » ! Je sentais bien quelle distance me séparait d’eux. Comment auraient-ils daigné me répondre si je leur avais adressé la parole ! M’auraient-ils aperçu seulement ?
Au bout de quelques semaines cependant j’eus le courage de prendre un exposé. Je devais le présenter dans le grand amphithéâtre où nous avions tous nos cours. Le sujet portait sur l'Art Poétique de Boileau. Et voici que soudain, lorsque le professeur m'appelle au bureau et que je gravis une à une les marches qui mènent à l'estrade, il me semble que quelque chose se passe en moi, un phénomène un peu comparable à celui que j’avais connu autrefois quand j’étais monté sur scène pour mon fameux monologue des lentilles. Je retrouve cette aisance souveraine que je n’ai qu’au théâtre. Ma timidité a disparu. Et je me mets à parler sans regarder mes notes, contrôlant mes effets, exprimant avec aisance les idées qui me viennent au fur et à mesure, comme si je me sentais porté par mes mots à une vitesse de plus en plus folle mais sans jamais cependant en perdre le contrôle. Je cite de mémoire des vers de Racine et de Corneille (c’est là que mes années de conservatoire me servent), je glisse une plaisanterie pour détendre l’atmosphère, j’introduis un zest d’émotion, une confidence personnelle (totalement inventée). C’est vraiment un autre moi qui a pris ma place, dominateur, sûr de lui, et je jouis éperdument de cette aisance dont la sensation est si inhabituelle pour moi. Rien ni personne ne me fait plus peur. Je les regarde tous ces garçons à qui je n’ose adresser la parole, pas un ne me vaut, toutes ces filles dont la beauté me terrifie, pas une que je ne serais capable de séduire. D’ailleurs je les vois toutes : leur regard, leur visage tourné vers moi… Et lorsque j'ai fini des applaudissements m'accompagnent jusqu’à ce que j’aie regagné ma place. Le professeur me complimente. Je savoure modestement mon succès. Ma satisfaction cependant était sans illusions : je savais que l’effet ne durerait pas, que tout ceci n’était que faux-semblant et quand à la sortie du cours on vint me reparler de ma prestation, que le garçon marié lui-même s’approcha de moi pour me féliciter (c’était un jeune homme très sympathique du reste et sa femme était tout à fait charmante) j’étais terrifié, j’avais l’impression que j’allais être démasqué, qu’on allait découvrir le pot aux roses, que j’étais un imposteur et qu’il fallait que je rentre le plus vite possible dans ma coquille afin de me faire oublier.
Peu de temps après cependant un autre événement marqua un tournant dans ma vie : Paule-Hélène fit une soirée pour son anniversaire. Tous les fidèles du conservatoire étaient là : Aline, Philippe, et Odile, la nouvelle amie d'Aline. Depuis la première fois que je l’avais vue je ne l’avais guère entendu parler, elle se contentait d’écouter. Je ne la trouvais pas très belle, d’ailleurs, avec ses gros yeux ronds qui lui donnaient un air perpétuellement étonné et ses petites épaules rentrées mais enfin il émanait d'elle une sorte de charme suranné dû peut-être à cet air de fragilité qu’elle avait. Je jouissais sans doute auprès d’elle d’un certain prestige ayant passé un an dans la capitale et je ne me fis pas faute de briller ce jour-là en lui racontant des anecdotes sur mon séjour là-bas et en évoquant les personnages que j’y avais côtoyés. Elle m’écoutait comme toujours sans rien dire. À un moment nous nous trouvâmes ensemble sur le balcon. Je continuais à lui parler et puis vint le moment où je l’invitai à danser. Nous nous enlaçâmes sur Only You. C'est alors que le miracle se produisit. À un moment je sentis quelque chose qui effleurait ma joue !... Il devait s'agir d'une fausse impression ou d’une mèche de cheveux ébouriffée, bien que les siens fussent très plats. Je n'osais plus bouger. Par chance je pus surprendre mon reflet dans un miroir qui était suspendu au dessus du buffet. Et là pas de doute, sa tête s’était bien inclinée vers la mienne ! J’inclinais la mienne à mon tour et nos tempes se rencontrèrent. L’univers d'un seul coup venait de basculer : j'avais une petite amie ! Soudain libéré de la pesanteur je me mouvais dans l'éther infini de mon exaltation. Je continuai à discerner très loin de moi le reste de l’humanité, le sourire de Philippe Cohen qui suivait mes évolutions, Aline qui, me sembla-t-il, nous regardait aussi (je n’aurais pas été étonné qu’à cet instant le monde entier nous regardât ! ). Je leur adressai un petit signe d’amitié de là où j’étais. Je n'ai connu que deux ou trois fois dans ma vie de semblables moments. Je n’avais plus rien d’autre à désirer que de continuer à sentir le corps de cette jeune fille s’abandonner contre moi et m'arracher enfin à ma solitude. J'avais une « petite amie » ! elle était à moi, elle m'appartenait ! Certes elle n’était pas très belle mais tout de même : cet air fragile, démodé, c’est ce qui faisait son charme. Elle m’attendrissait réellement, j’étais débordé par l’émotion… À la fin de la danse je la pris par l'épaule, je n'avais même pas besoin de la regarder pour savoir qu’elle y consentait. C'est à peine si nos regards un peu plus tard se croisèrent pour confirmer cet accord. Afin de m’en assurer pleinement je m'éloignai d'elle un moment, je savais qu'un fil invisible nous reliait l'un à l'autre, que je pourrais la reprendre quand je voudrais… ce que je fis… Et lorsque la soirée s'acheva, je lui proposai le plus naturellement du monde de nous revoir le lendemain.


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