À ce titre j’étais autorisé à lui prendre la main lorsque nous marchions dans la rue ou à poser mon bras sur son épaule quand nous allions au cinéma. À part cela nous n'avions guère d'intimité : elle n'était pas bavarde et les moments où nous étions seuls étaient rares. La plupart du temps nous sortions avec Philippe Cohen ou les soeurs Choukroun et elle restait en retrait, se contentant de nous écouter. Elle travaillait dans un laboratoire qui se trouvait tout au fond des Facultés, et son activité, m’expliqua-t-elle, consistait à mesurer des grains de sable à l'aide d'un microscope. J’allais la chercher chaque soir. Je l’attendais dans le petit jardin ombragé, incroyablement touffu, qui jouxtait son laboratoire, là où je ne m’étais jamais aventuré auparavant. Il y avait un minuscule bassin couvert de nénuphars et j’observais les têtards en l’attendant. Puis, au bout d’un moment, elle apparaissait en blouse blanche parmi les plantes exotiques. C’était un délicieux moment d’émotion dans la moiteur de ces fins d'après-midi quand elle s’avançait vers moi. Bien sûr il ne se passait rien entre nous car j’osais à peine l’embrasser sur la joue mais nous savions ce que nous étions l’un pour l’autre et cela suffisait. Ensuite elle disparaissait de nouveau pour aller se changer et quand elle revenait nous redescendions ensemble rue Michelet pour rejoindre les autres.
Notre rupture fut aussi prompte et discrète que l'avait été notre rencontre. Nous étions allé ce jour-là à la piscine du R.U.A. avec Philippe. L’automne était déjà bien avancé et il fallait profiter des derniers beaux jours pour se baigner. Sur les gradins qui dominaient le port, la lumière était pâle, on entendait monter de loin la rumeur de la ville. Elle était allongée contre moi, en maillot blanc, sur sa serviette, et je caressais doucement son dos en écoutant Philippe qui, couché sur le ventre à côté de nous, parlait, s'agitait comme un poisson échoué sur le sable car il était incapable de rester immobile. En un intarissable monologue il nous racontait ses angoisses, son désespoir, sa solitude : Ce qu’il aurait désiré, lui, nous disait-il, c’était trouver quelqu’un qui le comprenne, et puis réussir sa vie, faire du théâtre. Voilà quelle était son ambition… Il nous racontait ses parents, son enfance mais aussi pourquoi tout ce bonheur ne lui suffisait plus, il nous prenait à témoin de sa difficulté d'être... C'est alors qu’elle l’interrompit en s’adressant à moi et prononça une petite phrase tout à fait singulière : « - Pour toi c'est différent, n’est ce pas ? Maintenant que tu as une petite amie. »
D’où tenait-elle cette expression que je n’avais jamais utilisée devant elle. Je ne sais pourquoi, je me sentais mal à l’aise comme si elle m’avait démasqué. Philippe dut le ressentir lui aussi car il s’était retourné sur le dos en agitant les jambes et continuait à glousser, à éructer en poussant des borborygmes. Avec ses grosses lèvres il me répugnait. Il est difficile d'expliquer pourquoi j’avais la certitude de vivre à cet instant un moment d’une intensité exceptionnelle, un moment où était engagé tout le sens de ma vie. Pourtant il ne se passait rien.
Il commençait à faire frais d’ailleurs, les ombres s’allongeaient sur la ville et nous dûmes nous décider à partir. Il fallait encore traverser les quais avant de rejoindre le Boulevard et un moment plus tard nous marchions silencieusement le long des docks, grisés par le grand air et l'émotions quand à un moment je posai mon bras sur l’épaule d’Odile et c’est alors qu'elle me repoussa en disant : « - Laisse-moi, s'il te plaît. » C’est ainsi que je compris que c’en était fini. J’étais seul de nouveau. Philippe me raccompagna jusque chez moi ce jour-là, après que nous eûmes laissé Odile devant chez elle, et nous restâmes un long moment à reparler de cette scène. Mais nous avions beau en ressasser tous les détails nous ne comprenions pas. « - Elle m’a bien dit : Maintenant que tu as une petite amie, n’est ce pas ? Que voulait-elle dire ? Et puis un moment après : Laisse-moi s’il te plaît. Comme ça, sans prévenir ! Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que ça signifie ? » Philippe s’interrogeait lui aussi, il vivait les choses avec autant d'intensité que moi comme si l’aventure le concernait personnellement, il se rejouait la scène, relevant un détail, un mot… mais ça ne changeait rien, nous ne comprenions toujours pas. Et moi, je dois l’avouer, le plaisir d’en parler avec lui compensait largement la perte que je venais de faire.
Les jours suivants je découvris l’étendue du mal dont en un instant j’avais été atteint : Maintenant qu’elle n'était plus ma petite amie, j’étais tombé follement amoureux d’elle. De nouveau j'étais seul et je n’avais plus que la pensée de cet amour pour nourrir ma solitude. Heureusement Philippe continuait à me raccompagner régulièrement et nous reparlions interminablement de la fameuse scène. « - Mais que voulait-elle dire quand elle a dit : « Maintenant que tu as une petite amie » ? – Et pourquoi a-t-elle repoussé ma main quand je l’ai posée sur son épaule ? Tu l’as vu comme moi n’est-ce pas ? – Oui, et elle t’a dit : Laisse-moi, s’il te plaît ! – Et pourtant je n’avais rien fait que mettre ma main sur son épaule… » Dans l'impossibilité d’aboutir à une conclusion je raccompagnais à mon tour Philippe jusque chez lui afin de prolonger la discussion et comme nous n’avions toujours pas abouti à une conclusion en arrivant chez lui il revenait de nouveau jusque chez moi, et les boutiques de la rue Bab-Azoun, nous voyaient ainsi passer et repasser, toujours parlant avec animation.
Quand enfin nous étions parvenus à nous quitter je remontais chez moi. Je sifflais dans la cour pour annoncer mon arrivée, je remontais l’escalier en sautant les marches deux par deux ou trois par trois, je sonnais de mon coup de sonnette habituel, trois brèves et deux longues. Mes parents étaient déjà là. Je retrouvais un monde où toutes les choses que je venais de quitter n'avaient plus aucune réalité. Odile n'était plus qu’un rêve qui n’avait pas davantage de consistance que ces photos de femmes dans Noir et Blanc qui servaient à mes quotidiennes voluptés. Ici je me sentais protégé de tout. La soirée se passerait comme toujours dans la délicieuse insignifiance de nos conversations de table, on me demanderait ce que j’avais fait dans la journée et je répondrais : « - Rien de spécial », mon père raconterait quelque anecdote qui viserait à illustrer l'inconcevable imbécillité de l’espèce humaine et en particulier de ses collègues de bureau puis il aurait une querelle avec ma grand-mère à propos de n’importe quoi et elle deviendrait toute rouge, puis ce serait l'heure d’écouter la radio et la paix reviendrait dans la maison sous les tableaux de mon grand-père. Je m'assiérais avec ma mère sur la bergère dont nous avions fini par déformer les bras à force de nous y serrer l'un contre l'autre et mon père resterait sur sa chaise où il finirait par s'endormir en dodelinant de la tête… soirées immuables qui me donnaient une idée de l’éternité.
Lorsque j'étais petit ma mère m'avait montré un jour comment faire germer un haricot sur un morceau de coton imbibé d’eau. Au bout de quelques temps nous avions pu voir en effet la tige se dresser toute droite, entraînant avec elle le haricot desséché qui, au bout de quelques jours, était retombé sur la compresse de coton et ma mère m’avait expliqué : « - Tu vois, ce haricot ? Il est comme moi. Il accompagne quelques temps la jeune plante qui pousse et puis un jour il doit tomber pour que la plante puisse continuer à grandir toute seule. » Moi je m’étais juré intérieurement que chez nous ça ne se passerait pas comme ça ! Nous disparaîtrions tous ensemble, d'un seul coup. J’avais décidé de me tuer le jour où mes parents mourraient.


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