Au Conservatoire je ne parvenais pas vraiment à retrouver ma place et je finis par cesser complètement d’y aller, d’autant que je préférais éviter de me retrouver en présence d’Odile et des sœurs Choukroun. Par contre je continuais à voir Philippe et tous les soirs nous allions faire un tour rue Michelet avant qu’il ne me raccompagne chez moi. Nous continuions sempiternellement à parler de ce qui s’était passé le fameux jour de la piscine et nous ne parvenions toujours pas à comprendre. Je lui décrivais mon amour pour Odile qui grandissait avec le temps. Cela tournait à l’obsession, je ne pensais plus qu’à elle, je me complaisais dans mon désespoir. J’aurais tellement voulu lui parler pour que nous puissions nous expliquer, pour que je puisse enfin savoir ce qui s’était passé, mais elle m’avait dit « laisse-moi », alors que pouvais-je faire ? Chaque fois que je l’apercevais elle me paraissait plus douce, plus délicieuse et ma flamme se ravivait. Un jour nous nous rencontrâmes ainsi en bas de l’avenue Pasteur, près des Facultés. Il était midi, la ville était déserte, inondée de soleil. J’avais les joues et le cœur en feu. Nous restâmes un moment l’un en face de l’autre sans rien trouver à se dire et je repartis la rage au ventre. L’occasion avait été ratée.
Lorsque nous arpentions la rue Bab-Azoun, Philippe et moi, successivement dans un sens puis dans le sens inverse, chacun raccompagnant l’autre, nous apercevions souvent Aline et Odile sous les arcades d’en face (Aline habitait en effet à deux pas de là et Odile devait la raccompagner elle aussi). Chaque fois nous espérerions attirer leur attention mais elle ne s’occupait pas de nous, elles semblaient trop absorbées sur elles-mêmes. Aline regardait Odile avec intensité comme si elle avait voulu l'hypnotiser tandis qu’Odile baissait la tête sans rien dire. Quand nous repassions un peu plus tard elles n'avaient pas bougé d’un poil au point que leur comportement avait fini par nous paraître étrange. Mais je me disais que je devais me faire des idées à force de vouloir inventer des histoires. Un jour pourtant mes parents accréditèrent sans le vouloir dans mon impression en me demandant si je voyais toujours mes amies car ils apercevaient souvent Aline en compagnie d’une amie lorsqu’ils rentraient à la maison et leur allure était bizarre. Je n’avais donc rien inventé ! Je fis celui qui ne voyait pas de quoi il voulait parler mais j’étais devenu tout rouge. Mon amour pour Odile en redoubla. Le mystère autour d’elle s’épaississait. Hélas, les semaines passaient et j’étais toujours condamné à l’inaction n’ayant plus aucune occasion de la voir. Un jour cependant il m’arriva par chance de croiser Aline au milieu du square Bresson. Elle était seule pour une fois. Alors, prenant mon courage à deux mains, je lui déclarai mon amour pour Odile. Je lui dis que je n’en pouvais plus de me morfondre ainsi et que je la suppliai de me conseiller sur ce qu’il convenait de faire. Elle ne parut pas beaucoup s’intéresser à mon histoire et me répondit simplement que cela ne la regardait pas et que si j’avais quelque chose à dire à Odile je devais aller le lui dire moi-même. Comme j'insistais elle ajouta qu'elle n'avait rien compris à nos relations et qu'Odile lui avait raconté simplement que je m'étais moqué d'elle. J'en demeurai perplexe. L’exégèse détaillée que nous fîmes le soir même de cette conversation avec Philippe ne me permit pas d’en apprendre davantage. En un mot, je n’étais pas plus avancé qu’avant. C'est alors qu'intervint la bombe qui devait mettre définitivement fin à cette histoire et à toute une époque de ma vie.
Un jour Philippe, chez qui j'étais allé passer l'après-midi, m'annonça d'entrée qu'il venait d’apprendre quelque chose d'inouï. Il me fit asseoir, ménageant ses effets, répétant que je n’allais pas en revenir, et il se tordait, éructant, ricanant, postillonnant. Je le suppliai de parler enfin !… Eh bien voilà, me dit-il… Au Conservatoire, où il était allé le matin même, on lui avait dit qu'Aline et Odile avaient été exclues parce qu’on les avaient « surprises ensemble dans les cabinets » !…
Ainsi tout s'éclairait ! Quelle dimension mon histoire ne prenait-elle pas soudain ! La femme que j'aimais m'avait été enlevée par celle que je pouvais considérer comme ma meilleure amie ! Mon malheur passe mon espérance !… me répétais-je en me gargarisant. J'étais maudit, livré à des forces obscures qu’il n’était pas à ma portée de vaincre, car comment aurais-je pu lutter contre un tel ennemi ? Voilà enfin une version qui était digne de moi et m’exonérait de tout déshonneur. Nous nous vautrâmes avec allégresse dans les fangeux abîmes de la psychologie féminine et je rentrai chez moi écoeuré mais ravi.
Le lendemain je retournai chez Philippe bien décidé à reparler de tout ceci mais il me proposa plutôt d'aller voir Aline pour nous expliquer directement avec elle. L’idée était courageuse. Sitôt dit, sitôt fait (elle habitait, comme je l’ai dit, à deux pas). Elle nous accueillit comme si de rien n’était et nous nous installâmes dans le petit boudoir lambrissé qui servait de bureau à leur père. Nous nous enfonçâmes dans les fauteuils de cuir, savourant par avance le rôle que nous allions pouvoir enfin jouer dans ce drame complexe, lorsque ce fut Aline qui attaqua la première, et de la façon la plus surprenante en se tournant tout à coup vers Philippe et en lui demandant : « - Pourquoi es-tu allé dire à mon père que j'étais lesbienne ? » Philippe devint tout rouge et resta sans répondre cependant qu’Aline continuait à parler de sa voix nette et légèrement saccadée. J’appris ainsi que Philippe avait pris sans me le dire, l'initiative d'aller voir le père d’Aline pour le mettre en garde contre les dangers que courait sa fille et que celui-ci lui avait répondu poliment de s’occuper de ce qui le regardait. Je me sentais moi aussi pris en faute, comme si j'avais été complice de cette démarche. Nous étions comme deux collégiens qu’on a surpris en train de faire une bêtise. D’ailleurs elle ne se gêna pas pour nous traiter en enfants. Elle ne nia rien, du reste, de ce dont on l’accusait et consentit même à nous révéler quelque chose que nous ne savions pas : cet hiver Odile avait tenté de se suicider ! (Je me souvenais en effet l'avoir rencontrée un jour en sortant de cours avec des pansements aux poignets et elle m'avait dit qu'elle était allé donner son sang). Ainsi tout s’éclaircissait ! (En moi-même je me demandais si ce suicide était lié à moi, auquel cas c’eût été le second, je me voyais déjà en homme fatal). Aline cependant continuait à parler de cette façon nette, précise, qui correspondait à la raideur de son personnage et faisait contraste avec la délicatesse de ses traits. Elle me faisait penser à cet instant à l’héroïne de la Porte Étroite, que j’étais en train de lire. Elle revendiqua le droit de faire ce qui lui plaisait sans que personne ne s'en mêle et termina en déclarant qu'elle ne voulait plus entendre parler de nous. Je prenais conscience en l’écoutant qu’une page de ma vie venait de se tourner.
Cet épisode capital de mon adolescence était clos en effet car je ne revis plus jamais ni Aline ni Odile ni Philippe avec qui je rompis aussitôt sous prétexte qu’il m’avait trahi en allant voir le père d’Aline dans mon dos. Aline avait été ma meilleure amie durant toutes ces années où nous nous étions côtoyées au conservatoire même si je n’avais jamais été amoureux d’elle. Je n’oubliais pas la façon dont son père nous recevait, sa gentillesse, sa bonhomie et Paule-Hélène que j’avais connue quand elle était encore une enfant et que j’avais vu se transformer en une superbe jeune fille. J’avais l’impression de perdre une famille. Bien des années plus tard, alors que tout ceci était très loin, je devais rencontrer un jour Paule-Hélène par hasard à Paris. C’était déjà une femme vieillissante que je reconnus à peine. Elle m’apprit qu'Aline était mariée avec un médecin et qu'elle avait plusieurs enfants. Comme elle devait justement lui téléphoner elle me proposa de lui dire quelques mots et me passa l’appareil. Je la reconnus aussitôt, sa voix n’avait pas changé : la même diction sèche et précise. Nous échangeâmes quelques banalités mais elle ne manifesta aucun désir de me revoir, comme si pour elle toutes ces choses étaient mortes. Paule-Hélène me dit ensuite que sa sœur avait perdu de vue Odile depuis longtemps et ne savait pas ce qu’elle était devenue. Quant à Philippe, elle avait entendu dire qu’il avait mal tourné et fréquentait des boites crapuleuses. Il était devenu pédéraste.
Toutes ces histoires ne furent sans doute que des enfantillages et le lecteur peut s’étonner qu’on leur consacre autant de place. Mais si tout cela n'était pas bien sérieux, pour nous il n'y avait rien de plus grave car nous faisions l'apprentissage de la vie et au delà de nos querelles, de nos divorces, de nos ruptures, nous étions unis par quelque chose de plus fort et qui était justement l’engagement que nous y mettions. J'ai aimé Odile, oui, je l'ai aimée vraiment tout un hiver, j'ai aimé ses grands yeux ronds et tristes… et Aline, peut-être de toutes celles que je chérissais le plus, Aline, ma rivale inattendue, pourquoi n'a-t-elle pas volé vers moi ce jour-là quand je lui ai parlé au téléphone, des années plus tard, pourquoi a-t-elle été infidèle à sa jeunesse ?… et Philippe, le poisson frétillant qui nous entourait de son affection désordonnée… Je n’aurai jamais d’amis plus chers que vous.


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