Les jeunes filles en robes à fleurs, assises tout au long de la margelle qui bordait l'allée de séquoias, attendaient le début des cours en bavardant au soleil ; rue Michelet les petites voitures décapotables aux couleurs acidulées défilaient lentement devant l'Otomatic.

Le bonheur frivole d'une société insouciante et satisfaite s'étalait ainsi sans remords sous le ciel limpide. Les terrasses des grands immeubles blancs semblaient s'offrir à une éternelle béatitude que rien ne pourrait jamais altérer. Bien sûr on parlait encore des « événements », mais c’était le « dernier quart d’heure », en ville les attentats s’étaient faits plus rares depuis que Massu et Bigeard y avaient mis bon ordre (« les arabes, il faut leur faire peur, sinon avec eux il n'y a pas de limites »). Et d’ailleurs au fond, n’était-ce pas pour eux aussi que nous nous battions ? Qu’auraient-ils fait sans nous ? On se plaisait à répéter le mot de Ferrat Abbas : « la nation algérienne, je l'ai cherchée en vain dans nos cimetières ». Nous étions si sûrs de notre bon droit, nous qui avions construit cette ville de nos mains, nous qui avions déjà sauvé la France une première fois pendant la guerre, lorsque le général de Gaulle était venu s’y réfugier, nous qui représentions le rempart de la civilisation contre la barbarie, de l’occident contre le communisme, nous sauverions notre patrie une seconde fois, contre elle-même, contre tous ceux qui là-bas, en métropole, nous prenaient pour des colons. Des colons !… Est-ce que nous avions des gueules de colons ! Les arabes, nous ne leur voulions pas de mal. Ils n’étaient pas des gens comme nous, c’est tout, et c’est ce que les autres ne pouvaient pas comprendre. Ils n’avaient qu’à venir chez nous, ils auraient tôt fait de « virer leur cuti » eux aussi, comme tous ceux qui les avaient précédés (« - Soustelle, tenez, quand il est arrivé… »). Notre bon droit était tellement évident, évident comme la blancheur de cette ville, comme l'éclat de ce soleil. Nous nous sentions les victimes innocentes de forces perverses conjurées à notre perte. Mais nous saurions les déjouer. Nous étions purs et notre victoire serait un exemple pour le monde entier.
Cette conjuration obscure et hétéroclite qui se formait contre nous se précisa en effet lorsqu'à la suite de l'affaire de Sakiet-Sidi-Youssef on nous imposa la médiation de deux américains, Audy et Murphy, qui vinrent s'installer à l'hôtel Saint-Georges. Ils avaient été habilement choisis d'ailleurs car ils n'étaient pas des inconnus pour nous : ils avaient déjà séjourné dans notre ville pendant la guerre, lors de la période glorieuse qui avait suivi le débarquement américain, et les journaux se plaisaient à préciser qu'ils avaient retrouvé leur chambre. Mais malgré cela nous nous sentions défiés. Que venaient faire ici les américains, nous n’avions de leçons à recevoir de personne. La résistance s’organisait, d'une part chez les étudiants autour de Lagaillarde, d’autre part chez les anciens combattants. Ce furent eux qui, les premiers, convoquèrent une manifestation sur le plateau des Glières, en face de la Grande Poste, pour jurer tous ensemble – bras levé autour de leurs drapeaux - qu’ils défendraient leur patrie jusqu'à la mort. On sentait déjà, à je ne sais quoi, que cette manifestation n'était que la répétition d'autre chose de plus sérieux qui allait éclater d’un moment à l’autre. Il y avait, comme on dit, de l'électricité dans l'air. Je me sentais exalté personnellement par cette ambiance surchauffée. Mon âme vibrait à l’unisson de ce peuple auquel je m’identifiais avec d’autant plus d’enthousiasme que je ne m'y étais jamais senti véritablement intégré. Mes parents ne partageaient guère cet enthousiasme. Les remous de l'Histoire ne les atteignaient pas, figés qu’ils étaient, une fois pour toutes, dans une attitude d'observation boudeuse et désabusée. Réfugiés dans le souvenir de leur splendeur passée, ils restaient partagés entre le secret désir de voir cette société qui les avait reniés détruite à son tour et la peur d'y perdre le peu qui leur restait. D'ailleurs ils n'étaient pas enclins à l'action. Leur échec social, la guerre, la maladie de mon père, les en avait détournés à jamais. Pour eux les journées seraient toujours semblables à ce qu’elle étaient aujourd’hui et se termineraient inéluctablement par un petit tour de promenade rue Michelet. Indéfectiblement unis par leur indifférence au monde ils ressasseraient éternellement les mêmes histoires sur l’imbécillités des collègues de mon père et la cupidité de leur famille. Depuis les affaires d’héritage qui avaient opposé mon père à ses soeurs il avait totalement cessé de les voir. Maison Carrée avait été vendu. De tous les malheurs qu’il avait connus dans sa vie aucun ne l'avait sans doute davantage affecté. Il évoquait toujours sa jeunesse avec la même nostalgie et maintenant que sa mère était morte y avait-il encore pour lui quelque chose à défendre dans ce pays ? Ma mère rêvait de retourner à Paris. À la première occasion ils feraient leurs bagages.
Quelques jours après la manifestation des anciens combattants l'affaire de Sakiet-Sidi-Youssef n’était toujours pas réglée et une nouvelle manifestation fut annoncée qui concernait cette fois l’ensemble de la population et en particulier les étudiants. Il s'agissait d'un dépôt de gerbe au Monument aux Morts. J'arrivai des heures auparavant, impatient de participer à l'ambiance et rempli de ce sentiment d'euphorie qui m'avait exalté à Paris lors de la manifestation pour la Hongrie. Si je ne m’étais pas enrôlé dans les associations d’étudiants qui devaient d’abord se regrouper dans le périmètre des Facultés pour rejoindre ensuite la manifestation en corps constitués, c’était par timidité, parce que je ne m’en sentais pas digne, par pudeur aussi parce que je n’aurais pas osé laissé apparaître mes convictions à mes parents, et puis tout simplement par lâcheté parce que je craignais que les choses tournent mal. C’est donc tout seul, une fois de plus, que j’arrivai sur le plateau des Glières. Dès le début je fus saisi par la certitude qu’il allait se passer quelque chose de grave. La foule était déjà immense. On attendait, on battait la semelle, par petits groupes, en déroulant d'innombrables drapeaux. Parfois, d'un coin de la place, fusait une Marseillaise qui se répandait un instant de proche en proche comme les flammèches d’un incendie. Il y avait un beau soleil de printemps et l'on avait le sentiment d'une immense force qui attend calmement le moment de se libérer. J’errai dans la foule sans trop savoir quoi faire quand soudain j’aperçus avec joie Belmont qui traçait son chemin lui aussi, au milieu des groupes, avec sa moustache frémissante, son regard en vrille, exactement comme dans les dancing de la Madrague ou de Fort-de-l’Eau, toujours armé de ce petit sourire qu'il arborait pour cacher sa peur. Chichou, par contre, n'était pas venu, s’étant rangé malgré toutes mes objurgations, dans la catégorie des « libéraux », c'est-à-dire de ceux qui, pour d'incompréhensibles raisons, étaient hostiles aux « ultras ». Privés de notre troisième acolyte nous décidâmes en attendant l'heure, de remonter la rue Michelet jusqu’aux Facultés pour voir ce qui s’y passait. Les grilles étaient tirées mais on apercevait derrière une foule d'étudiants, assis dans les allées, qui attendaient le moment de faire leur sortie. C'était une énorme réserve de forces qui allait s'adjoindre le moment venu à celles déjà en place. Décidemment il allait forcément se passer quelque chose. J'en avais le frisson. La rue Michelet bruissait d'une animation joyeuse, la terrasse de l'Otomatic était comble. On aurait dit que la ville entière s'était déversée ici. J'aurais dû normalement passer ce jour-là mes premiers examens de propédeutique mais toutes les activités de la vie ordinaire ayant été suspendues je me sentais déjà en vacances. Enfin les grilles des Facultés s'ouvrirent et le cortège des étudiants s'ébranla. Alors nous nous laissâmes emporter avec eux vers la Grande Poste. Entre temps la foule était devenue plus compacte, les drapeaux faisaient une multitude de taches vives, des mouvements convulsifs commençaient à traverser cette masse humaine. La cérémonie du dépôt de gerbe avait dû commencer là-haut, devant le Monument aux Morts, mais il était impossible d'en rien apercevoir. On continuait à chanter la Marseillaise et divers chants patriotiques. Soudain il y eut comme une aspiration de la foule vers le haut, on se mettait à courir dans tous les sens, et dans ce tourbillon je perdis Belmont qui avait dû sans doute trouver plus sage de rentrer chez lui avant que les choses tournent mal. Tout seul de nouveau, il ne me restait plus cette fois qu’à suivre le mouvement et même à le précéder car, par un mouvement de contournement et en escaladant à toutes jambes les escaliers qui grimpaient parallèlement au Monument aux Morts je me retrouvai avant tout le monde au Forum.
Là, un groupe de quelques centaines de manifestants était déjà en train de s'en prendre au Gouvernement Général. Ce grand bâtiment qui bordait la place sur l'un de ses côtés symbolisait en quelque sorte la puissance de l’État. Devant les grilles fermées qui en protégeaient le péristyle les manifestants lançaient des projectiles divers. Derrière les portes on apercevait la masse noire des C.R.S. retranchés à l'intérieur, qui semblaient attendre les ordres pour intervenir. Je m'étais risqué sur la place, encouragé par l’apparente absence de riposte de la part des forces de l’ordre et le caractère relativement inoffensif de la scène. La foule que j’avais contournée, avait traversé le jardin du Monument aux Morts et commençait à affluer vers nous. Alors, jouant en quelque sorte le rôle d'un messager chargé d'ameuter les combattants pour les conduire au front, je redescendis à leur rencontre. Je sentais en moi les mêmes palpitations que lors du siège de l'Humanité. Encore un immeuble assailli, encore de grands mouvements de foule. D'ailleurs, les grilles venaient d'être arrachées, les premiers manifestants venaient de pénétrer à l'intérieur (et les C.R.S. avaient mystérieusement disparus) Bientôt des silhouettes frénétiques apparaissaient en gesticulant aux fenêtres du premier étage. Des papiers se dispersaient au vent, des machines à écrire étaient projetées en bas sans égards pour la foule de plus en plus dense qui enjambait le squelette désarticulé des grilles arrachées et se pressait au pied du bâtiment. Soudain j'aperçus par derrière d'importants mouvements de troupes. C'était les C.R.S. qui battaient discrètement en retraite, à moins que ce ne fût pour opérer un retour plus fracassant. Je crus plus prudent de me retirer. Je m'enfuis à toutes jambes, sautant margelles et pelouses, par les escaliers que j'avais empruntées à l'aller afin de me retrouver de nouveau sur la place de la Grande Poste qui était maintenant déserte. Il ne me restait plus maintenant qu'à rentrer chez moi.
C'est alors que m’engageant dans la rue d’Isly, je vis arriver toute sirène hurlante, une jeep, chargée de paras qui passa devant moi à toute allure et prit en dérapant le tournant du boulevard Pasteur en direction du Forum. En un éclair j’avais eu le temps de reconnaître, debout, nez au vent, la haute silhouette du général Massu. Je venais de voir passer l’Histoire !… Lorsque j'arrivai chez moi, en effet, la radio était en train d’annoncer que le général Massu avait pris la tête des insurgés et avait constitué un Comité de Salut Public. Je m'endormis ce soir-là en frissonnant.

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)