Selon la radio l'occupation du Gouvernement Général s'était poursuivie pendant la nuit et l’on était invités à venir en foule manifester sa solidarité avec les insurgés. Je traversai donc de nouveau la ville. L'air était délicieusement léger, il y avait un beau soleil de printemps. Comme moi les gens sortaient de chez eux et prenaient tous la même direction. Quelques drapeaux déjà apparaissaient aux fenêtres. Sur le Forum, il y avait beaucoup de monde, certains ayant passé la nuit sur place. Les abords du Gouvernement Général étaient toujours constellés de papiers et de détritus divers et on apercevait par les fenêtres ouvertes et sur les terrasses des groupes de paras qui avaient installé leur bivouac, pistolets mitrailleurs en faisceaux. Sur le toit flottait une farandole de petits drapeaux que les assaillants avaient suspendus à la place de l'oriflamme officielle en signe de victoire. La foule était joyeuse et bon enfant, des familles entières toutes générations confondues. Un père avait pris son enfant sur ses épaules et lui disait : « - Regarde bien, mon fils, un jour tu pourras dire : j'y étais. »
Et cela dura tout un mois, le joli mois de mai, comme exactement dix ans plus tard un autre mois de folie qui fut tout autant que celui-ci un jeu de dupes, un mois de mai qui, comme dix ans plus tard, vit des foules immenses exploser en acclamations frénétiques, entendit répéter mille et mille fois les mêmes chants (et qu’importe que ce fût la Marseillaise dans un cas et l’Internationale dans l’autre, j’ai chanté les deux avec la même conviction), qui entendit proférer les mêmes phrases pour exprimer les mêmes espérances et qui aura cru imposer, par la seule vertu de sa foi et de son enthousiasme, le triomphe irrésistible d'une insurrection sans haine ni violence, d'une fraternisation qui emportait les hommes vers des sentiments qui les dépassaient, un mois de mai qui, comme dix ans plus tard, joua sous le soleil d’un printemps tout neuf le grand psychodrame d'une révolution pour rire où l'on put pendant quelques temps croire que le bonheur existait.
Le premier jour se passa à attendre, sans bien savoir quoi. J'errais seul parmi la foule, espérant rencontrer par hasard quelque camarade pour jouir de cette convivialité qui s'installait parmi la foule. Mais n'avais-je pas comme toujours l'impression d'être un passager clandestin ? Chichou ne viendrait pas à cause de ses convictions, Belmont par lâcheté parce qu’on ne savait pas comment les choses pouvaient tourner. J'aperçus les soeurs Choukroun mais je ne pouvais pas leur parler car nous étions brouillés. Et pourtant j’aurais bien voulu partager mon enthousiasme avec quelqu'un !…
Les semaines suivantes cela devint une habitude : chaque jour, on montait au Forum. Les choses s'organisaient peu à peu : des marchands de merguez s'étaient installés le long des pelouses, on apportait son assiette, sa nappe en papier, on saucissonnait sur l’herbe, retrouvant ainsi spontanément le rite de la mouna qui chaque année à même époque voyait les familles envahir la forêt de Baïnem. La sonorisation aussi s’était améliorée : des haut-parleurs retransmettaient les discours que des orateurs tenaient du haut du balcon du Gouvernement Général pour galvaniser les foules. C'était toujours les mêmes : Lagaillarde, le leader étudiant, avec son treillis de para (on disait qu’il était aspirant de réserve) et sa barbe rousse, le colonel Thomazeau, dit « nez de cuir », Sid Cara, le représentant des « français musulmans », tous devenus du jour au lendemain les vedettes adulées d'un public en transe. Au début de la seconde semaine parurent les premiers hebdomadaires parisiens. Nous faisions la couverture de Paris-Match ! On voyait le Forum au moment de l'assaut, chacun tentait de s'y reconnaître. J’essayais toujours de convaincre Chichou de venir avec moi mais il ne voulait rien entendre. Cela ne le gênait donc pas de faire la fine bouche devant de tels événements ! Et en effet il y avait tant de gentillesse et de sincérité dans cette foule et son enthousiasme était si communicatif qu'il finit par se laisser persuader par mes arguments. Il vint d'abord soi disant par curiosité mais parce que la force d'attraction de cette foule était si grande qu’on ne pouvait y résister. Belmont lui aussi au bout de quelques jours nous accompagna, la situation semblant s’être stabilisée. Et tous les autres vinrent aussi peu à peu quelque fussent leurs opinions ou leurs réticences, les arabes eux-mêmes, d'abord hésitants, puis touchés à leur tour par la grâce, et l'on s'aperçut alors qu'on les avait injustement dédaignés, qu'on les avait même peut-être maltraités, il fallait bien le reconnaître. Et la grâce opéra de telle manière que l'on se mit à les aimer. Tout le monde y crut, c'était la fraternisation, « l’intégration » devint le maître mot notre politique : « tous français de Dunkerque à Tamanrasset, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs ». C'était une nouvelle nation que nous inventions, dont notre ville serait la capitale, la nation des droits de l'homme. Et les arabes venaient en effet, ils venaient en foule, osaient s'exprimer pour la première fois, les mauresques se dévoilaient sur le Forum, découvraient leur dignité de femme, et cet amour honteux, cet amour refoulé d'une race pour une autre, d'une civilisation pour une autre, osait enfin s'exprimer : ne vivions-nous pas tous sous le même soleil ? Cette terre ne nous était-elle pas commune, ne l'avions-nous pas construite ensemble ?...
C'est alors que cette histoire prit une nouvelle dimension qui parut d’abord plus incroyable encore. Ce fut le général Salan qui l'introduisit. Sans lui personne n'y aurait pensé. Salan, en effet, depuis quelques temps avait volé le premier rôle à Massu. C’était un petit peu culotté de sa part parce que ce Salan personne ne le connaissait mais enfin Massu s'était effacé devant lui en nous expliquant que c’était son chef hiérarchique. Alors va pour Salan ! Et désormais celui-ci s'adressait quotidiennement à la foule depuis le balcon du Forum. Et ne voilà-t-il pas qu’un soir on l’entendit avancer une idée, qui au premier abord pouvait paraître totalement folle : il fallait faire appel au général de Gaulle. De Gaulle !… c'était une figure légendaire qui appartenait à l'Histoire - certains croyaient même qu'il était mort - mais la force de notre verbe était telle que nous pouvions bien avoir la puissance de réveiller les morts ! Il aurait évoqué à cet instant Napoléon que nous aurions dit : pourquoi pas ? Dès cet instant l’insurrection s’était trouvé un but et tout se cristallisa autour de ce nom : le général de Gaulle. C’était un dénouement tout trouvé, nous n'en démordrions pas. Nous ne laisserions la place qu’au général de Gaulle. Une fois déjà il était venu parmi nous pour sauver la France, il allait revenir : sa résurrection serait la preuve que nous étions prédestinés à notre mission.
Les jours se succédaient et la foule toujours plus nombreuse demeurait sur la place. C'était toujours le même rituel. Les délégations se regroupaient par régions, par village, par département autour de sa banderole : Comité de Salut Public de Mascara, Comité de Salut Public d'Aït Temouchent, Comité de Salut Public de Birmandreis... paysans en burnous, éblouis par l'éclat de cette grande ville qu'ils voyaient pour la première fois, femmes dévoilées qui espéraient, par delà la politique, une miraculeuse libération de leur servitude, jeunes et vieux, riches et pauvres, français, arabes, kabyles... On disait que les opérations militaires avaient miraculeusement cessé : les rebelles eux-mêmes n'y comprenaient plus rien. Par la seule force de nos inlassables incantations voici que nous réussissions ce que la force de toute une armée n’était pas parvenue à faire. Et là-bas, en France, le gouvernement à peine formé se défaisait. Rien ne nous résistait. La ville s'était couverte de drapeaux. Il y en avait maintenant partout, cela faisait comme une gigantesque parure de fête. Un soir, en rentrant chez lui, Chichard lui-même en trouva un à sa fenêtre : ses parents n’y avaient pas résisté. Les jeunes filles s’habillaient en bleu-blanc-rouge (moi-même j’avais cousu un petit ruban tricolore à ma chemise). Ce soulèvement d'enthousiasme atteignit son paroxysme lorsqu'un matin la radio annonça l'arrivée de Soustelle qui avait réussi à quitter clandestinement la métropole pour nous rejoindre. Soustelle était l'objet de notre part d'un culte particulier depuis la grande manifestation qui avait présidé à son départ le jour où il avait été renvoyé par le gouvernement de l’époque. Nous avions chanté ce jour-là à pleins poumons « Ce n'est qu'un au revoir, mon frère », et voilà que l'événement confirmait notre prophétie : ce n’était bien qu’un au revoir. Décidément il nous suffisait de chanter pour que nos vœux se réalisent ! Soustelle était aussi pour nous le symbole de ces métropolitains qui arrivés ici bardés d'idées libérales avaient, une fois sur place, « viré leur cuti ». À l'annonce de son arrivée il y eut un vaste et immédiat mouvement de toute la ville vers le Forum. Les rues s'emplissaient de groupes joyeux, on s'interpellait d'une fenêtre à l'autre, la visite au Forum que l'on comptait faire cet après-midi, on l'avançait, toutes affaires cessantes pour être là quand il apparaîtrait... Il vint, il parla, il cria « Vive de Gaulle » lui aussi, il chanta la Marseillaise et les Africains, lui aussi : le rituel était bien fixé et il s'agissait de ne pas s'en écarter. Soustelle n'était pas un orateur mais le talent avait peu d'importance, l'enthousiasme du public suppléait à tout et on ne lui demandait que d'accomplir le rite. Soustelle prit donc sa place dans la petite troupe de ceux qui chaque jour inlassablement venaient nous haranguer. Ils n'étaient ni nos chefs ni nos maîtres à penser mais seulement nos porte-voix, grâce à eux nous serions enfin compris, car c'est cela avant tout que nous voulions : être compris, qu'ils crient à la face du monde ce que nous étions, qu’ils clament notre bon droit, qu'ils nous justifient, qu'ils nous lavent de la honte dont on avait voulu injustement nous accabler, qu'ils racontent ce que nous avions enduré : les bombes, les massacres, la barbarie et qu’ils disent notre amour pour ce pays. Nous les avions mandatés pour cela, pour crier ce que nous étions et nous les soutenions à pleins poumons : C'est nous les Africains qui revenons de loin... jusqu'à la fin, jusqu'à l'épuisement de nos forces nous continuerions à crier : à la patrie, à nos amours, c'est nous les Africains...


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