C’était sans doute, pensais-je, pour varier les plaisirs et relancer l’intérêt de ces manifestations qui risquaient de devenir répétitives. Les participants redescendraient ensuite tous ensemble au Forum qui se situait juste au dessous. Cette fois je n’allais pas rater l’occasion de me mêler aux autres. J’arrivai même à convaincre Chichou et Belmont de m’accompagner. Lorsque nous arrivâmes à l'entrée du stade, des groupes s'amassaient déjà devant la grille. À l'intérieur, des tentes avaient été dressées devant lesquelles stationnaient de longues files d'attente. Des hommes à brassard dirigeaient les nouveaux arrivants vers l'une ou l'autre de ces tentes. On devait remplir une fiche et la remettre ensuite à un responsable. Chichou, que la curiosité seule avait amené jusque là, invoqua aussitôt ses convictions pour se retirer et Belmont s’empressa de le suivre. Il jetait vers les organisateurs venus le solliciter ce regard désolé que l’on jette au mendiant à qui l’on refuse une aumône sous prétexte qu’on a oublié son porte-monnaie. Il n’avait pas le temps, il était obligé de rentrer chez lui… En réalité il était terrorisé à l’idée de donner son nom. Je n’étais pas très rassuré non plus mais, n’osant pas reculer et pour montrer aux autres que j’étais plus courageux qu’eux, je pris le papier qu’on me tendait et pénétrai sous l'une des tentes pour signer mon engagement. J'étais seul de nouveau parmi tous ces gens que je ne connaissais pas. On nous fit mettre en rang par sections, lesquelles, une par une, se préparaient à descendre en ordre serré vers le Forum. Ce fut un court moment de pur bonheur lorsque nous apparûmes sur la grande place déjà noire de monde, marchant au pas en claquant du talon et chantant en choeur les Africains sous les acclamations de la foule. On procéda interminablement à l'alignement de toutes les sections puis, quand tout enfin fut prêt, le haut-parleur nous commanda le garde-à-vous et annonça l'arrivée de « notre chef », le général Salan. Il apparut au balcon du G.G. et entama un long discours sur le ton monotone et terne qui était le sien. Le nom du général de Gaulle revenait souvent (il prononçait curieusement de Galle) puis à un moment il nous parla des Champs-Élysées que nous descendrions tous ensemble tandis que la foule qui nous couvrirait de fleurs, il nous parla de la France, de Jeanne d'Arc et de je ne sais quoi encore. Je ne comprenais pas très bien où il voulait en venir, il s'exprimait de façon uniforme, en périodes emphatiques qui résonnaient dans ce vaste espace et se perdaient dans le ciel. Nous nous lassâmes vite de chercher un sens précis à ce qu'il disait, nous laissant seulement bercer par la musique des mots, dont certains enclenchaient automatiquement des applaudissements comme le mot « patrie » par exemple ou le mot « honneur », et surtout, encore et toujours, « de Galle », « de Galle »… Peu à peu le jour déclinait et le discours se poursuivait imperturbablement. Il n’y avait aucune raison qu’il s’arrête. Et de tous ces jeunes gens, étudiants, lycéens, alignés dans un ordre impeccable, certains commençaient à s'agiter en pensant à leurs parents qui devaient les attendre pour dîner. Ça commençait à ne plus être très drôle À un moment l'un d'eux, plus audacieux que les autres, prit l'initiative de sortir du rang. Il se perdit dans la foule… et rien ne se passa. Chacun par devers soi enviait son audace. Bientôt deux ou trois autres l'imitèrent. Il ne se passa rien de plus. Alors ce fut bientôt par dizaines que les valeureux miliciens désertaient les rangs. Le moral n'y était plus, ni cet esprit de discipline qui avait présidé à l’organisation de la cérémonie. Cependant Salan continuait à parler, impavide, devant des rangs clairsemés quand soudain intervint ce qui devait sans doute constituer l'apogée de la cérémonie : deux projecteurs déployèrent dans le ciel le V de la victoire tandis qu'une croix de Lorraine géante, dessinée par des porteurs de torche, se déployait sur les escaliers du Forum. C'était le prélude à une grande retraite aux flambeaux qui allait traverser toute la ville. J’en profitai pour filer.
Le lendemain les journaux publièrent un communiqué du général de Gaulle disant qu’il était prêt à assumer les pouvoirs de la République. Le processus était enclenché et nous fûmes ainsi dispensés d’aller nous faire couvrir de fleurs sur les Champs-Élysées. Sûre de son triomphe l’insurrection se mit désormais en roue libre. Il ne restait plus qu’à sacrifier au rituel quotidien du Forum en attendant le jour de gloire que constituerait l’arrivée de notre héros et d’ici là à faire preuve d’imagination pour trouver des idées nouvelles. Il fallait par exemple pavoiser la ville toujours davantage, ce qui semblait une gageure. On ne savait plus où mettre des drapeaux, il y en avait à toutes les fenêtres, aux lampadaires, dans les arbres. Les jeunes filles portaient des robes tricolores…
Et puis vint le jour tant attendu, celui où le général de Gaulle, parvenu au pouvoir, vint accomplir à son tour le rituel consacré en s'adressant à la foule depuis le balcon du Q.G. Il convenait que ce jour soit semblable à tous ceux qui l’avaient précédé, puisqu'il en était l'exact aboutissement, mais en plus grandiose encore si une telle chose était possible. Elle le fut. Il paraissait impossible d'ajouter plus de drapeaux, on y parvint ; il paraissait impossible de réunir plus de monde, on y parvint : une gigantesque mer humaine qui avait submergé places et jardins, rues et carrefours, s'étendant à l'infini, aussi loin que le regard pouvait atteindre.
Une fois de plus j'étais seul dans cette foule. Je plongeai dans le grand maelström qui me saisit dès que je fus sorti de chez moi. Absolument toute la ville était dans la rue, arabes et français confondus. Je me laissai emporter par la joyeuse bourrasque. Je me revois perché sur les marches du petit escalier que j'avais choisi pour voir passer le cortège. On chante encore et encore, on reprend en choeur une dernière fois ces refrains que l'on a chanté ensemble durant toutes ces semaines de folie : les Africains, la Marseillaise. C’est comme une ultime prestation avant que tout soit fini. Car tout va bientôt s'achever en effet après l’apparition du héros que par la seule vertu de nos chants et de nos cris, nous avons ressuscité des morts. Un étroit chemin, au milieu de la rue, a été ménagé pour le passage du cortège, bordé par un double cordon de soldats, épaule contre épaule. Soudain une rumeur lointaine, puissante comme le grondement d’un séisme, monte peu à peu et va s'amplifiant. Cela vient de très loin et enfle toujours, jusqu'à une intensité effrayante, insoupçonnable. Mon coeur bat. À cette minute même notre destin va s'accomplir. Je n'ai pas assez d'yeux pour regarder, je hurle et je n'entends pas le son de ma propre voix couverte par les cris de la foule. Je me crispe sur la pointe des pieds, tout mon corps se tend. Une femme derrière moi me laboure le dos pour se hausser par dessus mon épaule. Et puis soudain, des motards qui frayent le chemin, la foule qui se resserre, la double haie de soldats qui s'arque boute... et la grande silhouette qui passe, dans son uniforme de général, saluant la foule, étrangement calme, impassible, au coeur de toute cette agitation. À côté de moi un homme s'effondre en pleurant... alors, tous ensemble, nous nous mettons à courir, hallucinés, il faut rejoindre le Forum le plus vite possible, pour le voir une seconde fois, pour être là quand il parlera...
Sur la grande place, une fois de plus, je me retrouve perdu dans la foule, tentant de repérer ma position pour pouvoir me situer plus tard sur les photos (mais cela se révélera impossible), et c'est là, quelque part perdu dans cette mer humaine, que j'entends la fameuse phrase : « Je vous ai compris »…
Avec ce génie qui le caractérise il a trouvé exactement la phrase qui convenait, celle que nous attendions. Oui, c'était absolument cela : « Je vous ai compris ». Rien de plus, rien de moins, simplement cela. Enfin nous étions reconnus… Nous chantâmes une dernière fois la Marseillaise, nous criâmes une dernière fois « Vive de Gaulle ». Ensuite commença l'agonie.

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