L'éternel été avec ses matinées de torpeur sur la plage, ses siestes et son petit tour de rue Michelet le soir, à la fraîche, avant l’heure du dîner. Plus rien n'avait d'importance de toutes façons car plus rien ne vaudrait ce que nous avions vécu. Il n’y avait plus qu’à se laisser couler.
Tous les matins je retournais comme naguère à la piscine du RUA.

Mais je n'avais plus mon vieux complice Philippe Cohen pour m’accompagner. Belmont l’avait remplacé. Il apportait tout un matériel de palmes, de lunettes, de flotteurs grâce auxquels il espérait séduire les filles. Mais à cause de sa petite taille il n'était parvenu qu’à intéresser une gamine de treize ans par l’intermédiaire de qui il comptait bien atteindre la mère. Celle-ci, assise sur le bord de la piscine et ravie que quelqu’un s’intéresse à sa fille les encourageait dans leurs exploits. Quant à moi, je servais de faire-valoir. L’essentiel pour moi était de parler à des gens et d’avoir l’air de connaître quelqu’un, pendant que les autres, des garçons plus athlétiques que nous, jouaient au volley-ball et que des haut-parleurs diffusaient inlassablement la musique à la mode cet été-là : Une bande de thon descendant la rivière… tcha tcha tcha des thons… tcha tcha tcha des thons… Ensuite nous montions sur le môle où venaient battre les vagues de la pleine mer et là, brûlés par le sel et abrutis par le soleil nous nous assoupissions tandis que devant nous la ville étincelait comme une somptueuse architecture de sucres.
Or un matin, un matin comme les autres, je vis en arrivant mon ami Belmont en grande conversation avec deux baigneuses qui se tenaient accoudées à la barrière. Comment avait-il réussi à faire leur connaissance, c’est ce que je ne parvins jamais à savoir. La chose venait sans doute de se produire car il en avait encore la moustache qui frétillait. L’une était assez grande, assez jolie et paraissait plutôt délurée, l’autre, plus petite, plus réservée, se tenait en arrière et pouvait avoir seize ou dix-sept ans. Elle avait des traits épais, des lèvres un peu charnues et un corps bronzé, serré dans un maillot vert bronze, qui me fit penser à une statue de Maillol. Dès que Belmont m’aperçut il me fit signe d’approcher. Il s’agissait de deux sœurs. L’aînée s’appelait Bernadette et la cadette, Béatrice. Mon camarade ne s’arrêtait pas de parler en bousculant les mots, et tout en parlant il me lançait des regards de complicité. Bernadette riait de ses plaisanteries, Béatrice écoutait. Et moi je me demandais déjà laquelle des deux pourrait devenir ma « petite amie ». Nous restâmes ainsi à bavarder tout un moment mais hélas elles devaient partir et nous donnèrent rendez-vous pour le lendemain. Nous les retrouvâmes le lendemain. C’est ainsi que les sœurs Hanin devinrent nos amies.
Bernadette me plaisait davantage parce que c’était celle des deux qui avait le plus d’éclat mais Béatrice me semblait plus accessible, c'est donc vers elle que je me tournai. La chose se fit sans difficulté. Depuis Odile j’avais l’expérience ! Je mis ma main sur son épaule, elle n’eut pas de réaction. Le pacte était donc conclu, elle était devenue ma « petite amie » - à la suite de quoi nous allâmes nous promener tous les deux sur la jetée. Entre les blocs de béton il y avait des anfractuosités dans lesquelles on pouvait se glisser et qui formaient à l’intérieur comme des sortes de cavernes. L’une en particulier devint bientôt notre repaire. Nous allions nous y réfugier pour nous caresser dans le fracas de l'eau et la suffocante odeur d’algues pourries. Le sel séché craquait sous nos pieds. Malheureusement, comme je ne savais pas très bien ce que mon statut de « petit ami » m’autorisait à faire, je restais prudemment sur la réserve, osant à peine explorer ce corps qui me demeurait inconnu et dont la tiédeur élastique m’affolait. Quand nous étions parvenus à la limite de l’étouffement nous remontions à l'air libre. Pour cela il fallait replonger dans la mer. Nous nous abandonnions avec ivresse au flux et au reflux des vagues jusqu’à ce que l’une d’elles nous permette de remonter. Alors Béatrice s’agrippait à moi, elle se suspendait à mon cou en me serrant entre ses cuisses et nous nous hissions ainsi tant bien que mal, épuisés et comblés, puis nous allions nous allonger à côté des autres et tandis que nous restions corps contre corps à reprendre notre souffle en ruisselant sur le ciment, je sentais ses cheveux chatouiller tendrement mon visage.
L’après-midi nous nous retrouvions sous les arbres de la rue Michelet, et nous nous promenions main dans la main. Bernadette et Béatrice habitaient non loin de là, dans la même rue que madame Favart, et prétendaient être les filles d’un acteur de cinéma qui commençait à avoir une certaine notoriété – chose que je ne pus jamais vérifier – mais elles vivaient avec une tante (qui était peut-être leur mère). Cette auréole de mystère ajoutait pour moi à leur charme. Elles possédaient chez elles, me dirent-elles, un tableau de mon grand-père, ce qui nous rapprochait encore. Je pus en parler à mes parents. Bien sûr je continuais à regretter un peu de ne pas m’être attaqué plutôt à la sœur aînée tant qu’à faire, mais maintenant c’était trop tard et puis de toutes façons je n’avais pas à me plaindre, Béatrice m’apportait l’équilibre que je cherchais depuis longtemps et je profitais malgré tout de la compagnie de Bernadette avec laquelle je tissais peu à peu des liens presque fraternels.
Quelques semaines plus tard les deux soeurs nous invitèrent à une fête donnée par des amis. Celle-ci devait avoir lieu dans une de ces belles villas situées sur les hauteurs de la ville et que nous allions contempler avec mes parents quand nous étions allé passer des vacances à El Biar. Comme les invitations de ce genre étaient pour moi une chose exceptionnelle j’étais fou de bonheur ! Et en plus je pourrais y apparaître en bonne compagnie C’était trop beau ! Je ne parvenais pas à croire à ma chance… Dès l’arrivée je fus saisi en effet par la beauté du lieu. Les amis de Bernadette étaient de jeunes ingénieurs originaires de métropole qui travaillaient pour une compagnie pétrolière et occupaient à trois ou quatre cette somptueuse villa, entourée d’un grand parc, garni de massifs de lauriers, de lilas blancs et de cyprès. Devant l’entrée une sorte de pergola d'où croulaient des touffes de bougainvilliers entourait un petit bassin en céramique où gazouillait un jet d'eau. Ces jeunes gens, à peine âgés de quelques années de plus que moi, étaient intelligents, riches, et en plus ils paraissaient sympathiques. Ils me semblèrent appartenir à humanité supérieure.
À partir de cet instant tout se déroula comme dans un rêve. Bernadette et Béatrice étaient ravissantes, l’une en robe rose bonbon, l’autre en robe menthe à l’eau. Sous la lumière du soleil couchant elles paraissaient plus bronzées que jamais. Bernadette était la gentillesse même, je n’avais jamais rencontré une fille aussi gentille, aussi spontanée (et je regrettais toujours un peu de ne pas l’avoir choisie) mais Béatrice avait une langueur attendrissante. Elle se lova contre moi dès que nous commençâmes à danser sur un disque de Paul Anka.
La soirée était déjà avancée que nous nous repassions jusqu’à l’écoeurement You are my destiny you are what you are for me… tout en buvant du champagne. À un moment je proposai à Béatrice d’aller nous promener dans le parc. L’obscurité, la fraîcheur de l’air faisait contraste avec l’atmosphère de la fête. Les grillons sciaient consciencieusement la nuit. Elle s'appuya à mon bras et nous nous éloignâmes. Au fond du parc on entendait encore : You are my destiny… You are, what you are for me… La pelouse semblait en velours noir. Nous restâmes un moment à contempler un vers luisant puis nous nous allongeâmes sur l'herbe. Cette fois je sentais que le moment approchait. Il fallait que je me lance. Aussi incroyable que cela puisse paraître, je n'avais jamais osé embrasser Odile sur la bouche pendant les courtes semaines où j’aurais pu le faire parce que la chose me paraissait si transgressive que je n’étais pas sûr de la façon dont j’aurais été reçu. Mais en même temps j’avais bien conscience que je devrais tôt ou tard me décider. Alors, en fermant les yeux, avançant avec une prudence de lion, je commençai à poser mes lèvres sur la commissure des siennes. Cela me fit un drôle d'effet, une sensation toute nouvelle. Je transgressais un interdit. Dans mon esprit je commettais presque un acte contre-nature.… Quelle allait être sa réaction ?… rien ne se passa. Depuis un moment une idée me trottait dans la tête : j'avais vu représenter l'année précédente à Paris une pièce de Marcel Pagnol qu’on venait de créer (je crois que ce fut la dernière, on pourra vérifier) dans laquelle l’héroïne se plaignait à un moment qu’un homme ait voulu l'embrasser en lui glissant sa langue dans la bouche. Bien sûr on était au théâtre et il s’agissait d’une scène comique, rien ne prouvait qu’une telle chose existât dans la vie mais enfin l’idée avait fait son chemin et je n’avais cessé depuis d’y repenser. Et si le moment était arrivé d’essayer ? Au point où j’en étais… Je me plaçais de manière à mettre ma bouche dans l'axe de la sienne puis, sortant la langue, fit une timide tentative… ses lèvres s'entrouvrirent ! J’entrai en tremblant dans cette bouche qui s’offrait, vaguement dégoûté tout de même (mais j’allais découvrir bientôt que dégoût et plaisir étaient choses intimement liées) Sa salive avait le goût de champagne ! Les sensations que j’éprouvais étaient si nouvelles pour moi que la curiosité l'emportait sur tout le reste, je tentai de les graver dans ma mémoire car je savais que je ne les ressentirais plus jamais de la même façon car il n’y aurait plus jamais de première fois, et que ce que je ressentais aujourd’hui resterait présent en moi jusqu'à ma mort, ce en quoi je puis dire aujourd’hui que je ne me trompais pas.
Après une longue exploration des différentes possibilités offertes par nos langues nous rentrâmes à nouveau dans la villa afin de replonger dans le cœur de la fête. Mais celle-ci n’offrait plus guère d’intérêt, nous étions ivres de fatigue et d’alcool. Béatrice m’entraîna dans le fond de la villa pour que nous puissions trouver une pièce vide où nous réfugier. Nous pénétrâmes au hasard dans une sorte de bureau dont les murs étaient couverts de graphiques et de plans. Dans un angle, par bonheur, il y avait un canapé de skaï noir sur lequel nous nous allongeâmes serrés l'un contre l'autre... À ce moment, Bernadette surgit et me demanda d’un ton chargé de sous-entendus si elle pouvait me faire confiance. « - Tu me comprends, n'est-ce-pas. » Si je la comprenais ! Je lui répondis la main sur le cœur qu’elle pouvait me faire totalement confiance (la vérité c’est que je me sentais immensément soulagé par son intervention et qu’elle me débarrassait ainsi d’un problème que je voyais se profiler à l’horizon et que je ne savais pas du tout comment résoudre).
La matinée du lendemain fut délicieuse. Le soleil s'était déjà levé quand nous nous réveillâmes sur notre canapé de skaï. La lumière me faisait mal aux yeux, je me sentais la bouche pâteuse. Dans le salon l’électrophone repassait encore une fois : You are my destiny, you are, what you are for me… La certitude intérieure de posséder une femme et la possibilité de le faire valoir auprès des autres compensait pour moi largement le vague ennui que j’avais éprouvé sur mon canapé tandis que j’essayais en vain de trouver le sommeil. Le véritable bénéfice que je retirais de la situation c’est que je pourrais continuer à retrouver Béatrice tous les matins à la piscine du R.U.A. et tous les soirs rue Michelet et que j’avais désormais plus que jamais une « petite amie ».
Pour gagner de l'argent de poche, j’avais trouvé cet été-là à donner des leçons d'anglais dans un cours privé qui se trouvait à Hussein-Dey. Il me fallait prendre le tram, traverser des quartiers que je ne connaissais pas pour arriver dans une sorte de cité ouvrière. Le cours était installé dans l'appartement même du directeur. Les élèves s'asseyaient autour de la table de la salle à manger. À deux heures je commençais par les « sixième », ensuite ce serait les « cinquième » et ainsi de suite jusqu'à la fin de l'après-midi où je terminerais par les « première ». À quatre heures il y avait une pause, pendant laquelle je me retirais dans les toilettes qui était le seul endroit où il m'était possible de m’isoler et qui me servait en quelque sorte de salle des professeurs. Délicieux moment où dans la libération de mes intestins je rêvassais en feuilletant des magazines. Ensuite j’allais reprendre ma place dans la salle à manger où le directeur m'apportait un goûter composé d'un café et de deux biscuits que je dégustais en commençant le cours suivant. Je débitais mes mots anglais en trempant mon petit beurre dans ma tasse, tout en songeant au moment où je serais enfin libre d’aller retrouver mes amis. Heureusement, le meilleur était pour la fin : à la dernière heure il y aurait une petite blonde dont l'air innocent me faisait rêver.
À l'automne, le jour du dernier cours arriva. Nous restâmes à bavarder un peu plus longtemps que d’habitude. Aux élèves s’était joint le directeur. Je goûtais le charme de ces derniers instants où le souvenir de toutes ces heures mornes passées autour de la table prenaient soudain, à s'engloutir ainsi à tout jamais dans le passé, une force douce et angoissante qui m'aurait presque fait désirer prolonger ce triste été qui finissait. Je regardais une dernière fois par la fenêtre le paysage familier, les rues en pente que je contemplais d’ordinaire tout en faisant cours, je regardais la petite blonde que je ne reverrais plus jamais, elle non plus. Nous parlâmes tennis, j'empochai les quelques billets, fruit de mon travail, puis dévalai une dernière fois l'escalier de cet immeuble anonyme où je ne retournerais plus. J'avais aimé cette courte période de ma vie où les choses avaient pris un rythme, un sens, où je m'étais senti comme intégré à un monde authentique et sans histoire : la monotonie quotidienne du travail, et puis le soir Béatrice qui m'attendait sur le trottoir de la rue Michelet, et pour la première fois de ma vie le sentiment d'être délivré de la solitude et de cette suffocante vacuité d’être qui m'avait étreint jusqu’ici. Je n'en demandais pas davantage.