Les événements de Mai, d’abord, qui avaient changé le destin de la France, mais aussi celui qui avait changé mon destin à moi : mon premier baiser. Béatrice était partie. Je ne sais plus pour quelle raison elle devait passer son hiver en France. Cela m’avait laissé à peu près indifférent et je n’en gardais ni regret ni nostalgie. Elle m'avait écrit tout de suite après son départ une lettre sur papier bleu que je conservais comme devant représenter un jour un document important de mon histoire personnelle : ma première lettre d'amour en quelque sorte. Elle me parlait des étoiles qui seules désormais pourraient nous voir réunis. Elle y avait joint une fleur séchée. Son absence m’arrangeait car j’espérais ainsi avoir les coudées plus franches avec sa soeur qui m'avait toujours plu davantage. Celle-ci d'ailleurs semblait se prêter à mes avances et se laissait faire quand je la prenais par la taille en présence des autres. C’était la seule chose qui comptait.
D’autant qu’à côté de cela ma vie s’était considérablement enrichie : J'avais enfin réussi mes examens de propédeutique (il faut dire qu’en raison des circonstances on nous les avait plus ou moins donnés) et j'abordais maintenant la licence. Dès le début l’ambiance des cours me parut différente : ce n'était plus la foule des grands amphithéâtres avec leur essaim multicolore de redoutables nymphettes, mais des groupes plus restreints où se créait entre nous une intimité plus étroite. Je commençais à aimer ma condition d'étudiant, à entrer vraiment dans ce cursus que j'allais prolonger le plus longtemps possible en passant au fur et à mesure qu’ils se présenteraient devant moi tous les diplômes possibles à seule fin de faire durer le plaisir. Personne plus que moi n'aimerait cette atmosphère chaleureuse des cours, des bibliothèques, cette excitation précédant les examens, toute cette vie dans laquelle j'allais plonger délicieusement.
Nous étions une trentaine à nous retrouver ainsi chaque jour aux cours de littérature française et de littérature anglaise. Je sortais de mon classeur des feuilles de couleurs différentes suivant les auteurs étudiés. Écouter, écrire, gober tous ces discours qui faisaient naître dans mon cerveau surchauffé des idées nouvelles, à partir desquelles se construisait peu à peu ce qui commençait à ressembler à une pensée, je n'aimais rien tant que cela. Ma mémoire fonctionnait parfaitement. Il me suffisait d'écouter et je retenais tout. Monsieur Regard, le directeur du département de littérature française, nous faisait cours sur Balzac. Il m'apparaissait comme un petit vieillard à cheveux gris, nerveux et susceptible. Je choisis de faire un exposé avec lui, sur le vocabulaire des sensations dans Béatrix. Je le préparai avec soin, comptant bien renouveler l’exploit accompli l’année précédente avec l’Art Poétique de Boileau. J’analysai minutieusement l'utilisation des matières, des parfums, des couleurs dans le roman de Balzac et quand vint le jour de présenter mon travail je me sentais sûr de mon affaire… Monsieur Regard m'écouta d'abord ravi et je jouissais par avance des compliments qu'il allait me faire mais je le vis bientôt s'agiter sur sa chaise et marquer tous les signes de la plus vive impatience. Soudain il m'interrompit, prétextant que je reprenais à mon compte des idées qui venaient de lui – ce qui était absolument faux - discutant sur des détails, essayant de me mettre en contradiction avec moi-même. L'exposé sans cesse interrompu n'avançait plus et il s’avéra bientôt que je devrais le poursuivre la semaine suivante. Alors il m'accusa, en ne plaisantant qu’à moitié, de vouloir prendre sa place. En un mot il me sembla tout à coup - chose impensable ! - qu’il était jaloux de moi. En vérité je ne crois pas aujourd’hui que ce fût le cas bien qu’il y eût sans doute une part de vérité : Monsieur Regard devait être irrité par mon assurance et cette facilité de parole dont il était lui-même dépourvu et qui m’assurait un succès facile auprès de mes condisciples. Mais il ne voyait que trop bien l’immaturité et la légèreté d’esprit que ce vernis superficiel tentait de dissimuler. Je ne lui étais sans doute pas antipathique, car c’était un homme intelligent et généreux, mais il devait craindre pour moi que je ne me satisfasse à bon compte de mes succès faciles, ce en quoi il n’avait pas tout à fait tort.
Avec monsieur Beauverd, c'était autre chose ! Jeune assistant, tout juste nommé, il nous faisait cours sur le théâtre de Musset. Timide et peu sûr de lui, il parlait d'une voix douce. Seul, le bel éclat de ses yeux verts mettait un peu de lumière dans son visage sombre. Toute sa personne avait une allure compassée et efféminée. Il arriva un jour avec une épaisse barbe noire qui lui donnait une certaine ressemblance avec son auteur mais la semaine suivante il arriva de nouveau rasé de frais et nous dit simplement : « - Tout le monde peut se tromper. ». Il semblait sans cesse quêter auprès de nous une approbation, un signe quelconque de sympathie que nous lui refusions impitoyablement car dans notre esprit (et en particulier dans le mien) il y avait une frontière infranchissable entre étudiants et professeurs. Quelque chose en lui, cette tentative honteuse pour laisser apparaître derrière sa fonction quelque chose de son intimité nous rendait instinctivement méfiants. Nous savions pourtant qu'il venait de métropole et qu'il s'était retrouvé ici, isolé au milieu d'une société excessivement fermée où il ne connaissait personne, mais nous étions sans doute trop jeunes pour prendre en compte ce genre de considérations. Je crois qu'il me portait lui aussi des sentiments ambigus et plus fortement contrastés encore que ceux de monsieur Regard car ils étaient faits à la fois d'admiration et de mépris, et aussi, sans doute d'une certaine attirance pour le jeune homme que j'étais. Je venais de recommencer à faire du théâtre et il me croyait bien introduit - o paradoxe ! - dans un milieu dont il aurait aimé lui-même faire partie, mais en même temps quelque chose en moi l'agaçait, lui était insupportable même, car il aurait rêvé, je pense, être comme moi (ou de moins tel qu’il me croyait être) et en même temps détestait cette image.
C'est que, face à sa propre solitude, j'avais une vie qui pouvait lui paraître brillante et je ne me privais pas d'en faire étalage. Durant le premier trimestre un groupe d’étudiants était venu me solliciter, sachant que j’avais été au conservatoire, pour jouer un rôle dans une pièce qu’ils voulaient monter. J'acceptai naturellement avec joie. Il s'agissait d'une comédie de boulevard intitulée Famille, une de ces pièces dont le seul intérêt est d'offrir à de jeunes acteurs des rôles de leur âge. C'était l'histoire de trois ou quatre frères et soeurs qui, apprenant soudain la ruine de leurs parents, décident de faire face eux-mêmes à la situation en exerçant divers petits métiers qui les mettent dans des situations plus ou moins cocasses. La troupe qui venait de se constituer pour cette entreprise s'appelait fièrement la Compagnie Dramatique Universitaire et Scolaire (scolaire parce qu'il y en avait un parmi eux qui était encore au lycée). Elle était dirigée par un curieux personnage, Raymond Molina, étudiant en droit, qui avait le même âge que nous mais paraissait vingt ans de plus : raide comme un piquet, sérieux comme un pape, affublé d'une épouse discrète qui se tenait derrière lui sans rien dire, il fumait sa pipe avec un air satisfait en exerçant une autorité indiscutable sur les autres. Ses disciples se composaient d’un fils de militaire vietnamien, rescapé de la guerre d’Indochine, qui promenait sur le monde son énigmatique sourire d’asiatique, d’un individu inquiétant affublé d'une coiffure d'iroquois, sorte de punk avant la lettre, qui exhibait des insignes nazis dans ses poches et d’un ineffable personnage qui se prétendait amoureux d’une grosse martiniquaise à qui il écrivait des poèmes et cultivait le genre surréaliste. S’ajoutait à cela deux ou trois filles aussi insignifiantes que dépourvues d’attraits.
Les répétitions avaient lieu boulevard Baudin dans la Maison des étudiants. Raymond Molina jouait naturellement le rôle du père et moi, non moins naturellement, celui du frère aîné, celui qui entraînait les autres sur la voie du redressement moral. Ma mission était de remplacer le père. Le malheureux Molina ne se doutait pas que j’accomplirais scrupuleusement cette mission à la ville comme à la scène. L'unique représentation de notre spectacle eut lieu au studio Aletti avec un succès d’estime. Aussitôt je proposai de monter un second spectacle et suggérais que cette fois je pourrais peut-être en être le metteur en scène. Molina avait apprécié mon « professionnalisme », il n’avait sans doute pas trop d’idée sur la façon de continuer, il ne vit donc que des avantages à ce que je m’occupe moi-même du nouveau spectacle tout en gardant pour lui la direction de la troupe. Je décidai de monter Fantasio. C’était d’une part parce que la pièce était au programme et d’autre part parce que j’avais très envie de jouer ce rôle dans lequel je voyais une occasion de faire chatoyer agréablement ma voix. Le personnage était sans doute plus proche de moi que je ne pouvais m'en rendre compte alors : entre la mise en scène de soi et la réalité, entre ce qu'il joue à être et ce qu'il est vraiment il ne parvient plus à s'y reconnaître. Et ma vie, elle aussi, devenait un entrelacs inextricable de sérieux et de bouffonnerie, de cabotinage et de sincérité où je ne discernais plus moi-même la vérité du mensonge. J'étais de plus en plus persuadé qu'un jour je serais un grand acteur et dès les premières répétitions je me mis à jouer au metteur en scène inspiré, maniant mes acteurs comme je maniais autrefois mes soldats de plomb. Monsieur Beauverd, qui avait entendu parler de mon projet, me demanda s’il pouvait assister à l’une de nos répétitions. Je fus extrêmement gêné quand je le vis arriver, et sans doute l’était-il autant que moi. Il s’assit dans un coin pour nous regarder et resta sans rien dire. Justement ce jour-là Bernadette était là elle aussi et, comme d’habitude, elle s’amusa à manifester avec moi les signes d’une intimité ambiguë, s’asseyant sur le bras de mon fauteuil, me prenant par le cou pendant que je dirigeais les acteurs. Je jouais le jeu évidemment, ravi d’apparaître ainsi à mon professeur. Il vint me voir le lendemain à la sortie de son cours pour me reparler de ce qu’il avait vu. Il avait différentes idées sur la mise en scène et me donna des conseils sur le choix de la musique. Du diable si j’avais pensé à mettre une musique, de quoi se mêlait-il ! La seule chose qui m’intéressait, moi, c’était la façon dont j’allais pouvoir me mettre en valeur dans le rôle principal et de savoir si la jeune fille dont je venais de tomber éperdument amoureux allait accepter d’être ma partenaire.

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