Elle était la vivante incarnation de l’héroïne romantique avec ses cheveux très noirs qu'elle portait en bandeaux, sa peau très blanche et son long cou (« un cou blanc, délicat, qui de la neige effacerait l’éclat »). Elle avait une voix si faible qu’à peine l’entendait-on quand elle parlait. Tout en elle était poétique. Je l'avais remarquée dès le jour de la rentrée et elle avait aussitôt mobilisé toute mon attention.

(Marie-Claude Padovani quelques années auparavant.)

Comme elle arrivait régulièrement en retard au cours et qu’il ne restait plus guère de chaises libres quand tout le monde était installé, j’avais pris l’habitude de poser mon manteau à côté de moi afin d’occuper une place et quand elle apparaissait, comme si je ne l’avais pas aperçue, je faisais glisser d’un geste naturel le vêtement sur mes genoux. Alors, non moins naturellement, elle se dirigeait vers la place ainsi devenue libre. Peu à peu cependant une sorte d’accord tacite s’était établi entre nous et maintenant, dès qu’elle passait la porte nos regards se croisaient franchement et elle venait s’asseoir à côté de moi - ce que je considérais déjà comme une grande victoire. Mais hélas, cette étape franchie, je ne savais plus comment pousser mon avantage, si bien que nous nous contentions de nous sourire quand elle arrivait et de nous sourire de nouveau quand elle repartait. C’était déjà ça mais c’était peu.
Des semaines passèrent ainsi et puis un jour, je ne sais plus pourquoi, je parvins à trouver le courage de lui adresser la parole. Nous sortîmes ensemble ce jour-là de la salle de cours et je fis quelques pas avec elle dans le couloir en lui parlant de Balzac. Dès lors le pli en fut pris et chaque jour maintenant je la raccompagnais, d’abord jusqu’à l’entrée, puis dans la rue, puis de plus en plus loin. J'étais fier de me montrer avec elle, mais j'avais peur qu'elle finisse par comprendre mes intentions, alors, pour donner le change, je continuais à lui parler uniquement des auteurs au programme. Un jour nous remontâmes ainsi jusque chez elle, un petit pavillon du côté du Télemly. Il y avait une grille, des fleurs, un muret, un chat noir. Elle me dit qu’elle adorait les chats et qu’ils la connaissaient tous dans le quartier. J’étais littéralement affolé du tour intime que prenait notre conversation. À un moment elle me parla de son père qui était professeur de mathématique... et alors là, soudain, un déclic se fit en moi. Padovani ! Mais bien sûr ! Comment n'y avais-je pas songé ! Elle n'était autre que la fille d’un professeur de mathématique que j'avais eu au lycée Bugeaud ! Un professeur dont je ne gardais pas, d’ailleurs un souvenir particulier, mais cela suffisait : pour moi, elle appartenait désormais à un monde inaccessible et sacré avec lequel toute relation intime devenait impossible. Cela peut paraître difficile à comprendre et je ne me le formulais pas bien sûr en ces termes à l’époque - d’ailleurs je poursuivis mes efforts pour approfondir ma relation avec elle - mais quelque fût désormais le succès de ces efforts ils resteraient inutiles car l’interdit demeurerait inscrit dans mon inconscient. Quelques temps plus tard, elle me proposa de l'accompagner à une fête que donnait une association d'étudiants à l'hôtel Saint-Georges (c'est là que j'eus l'occasion de revoir mon ancien condisciple Baudin qui s'occupait des vestiaires et m'ignora superbement). Nous étions venus dans la voiture de son père, en compagnie de sa meilleure amie qui lui servait de confidente et dont la présence me rassurait. Elle avait mis ce jour-là une robe longue, rouge cerise, et m’apparaissait plus ravissante que jamais. Quel parcours n’avais-je pas accompli depuis le premier jour ! En arrivant nous rencontrâmes monsieur Beauverd, le jeune assistant au regard profond qui nous faisait cours sur Musset. Il était venu seul et tenta de lier conversation avec nous. Rencontrer un de mes professeurs dans un autre cadre que son cours était pour moi une chose impossible ! L'aisance, au contraire, avec laquelle elle lui parlait me stupéfia. Elle s'adressait à lui avec un naturel, non dénué de coquetterie, qui me donna une haute idée de la femme qu’elle était. Je m’en sentais d’autant plus écrasé. Et pendant ce temps, monsieur Beauverd me regardait d'une drôle de façon. Sans doute se faisait-il, à me voir en si brillante compagnie, une image de moi qui était bien loin de correspondre à la réalité. À la fin de la soirée, elle lui proposa de le raccompagner, car naturellement il était venu sans voiture et je dus encore subir sa présence durant tout le chemin du retour.
Comment faire avancer mes affaires ? Plus je la sentais réceptive à mes tentatives, plus j’étais incapable d’entreprendre quoi que ce soit. Alors, jouant une fois de plus de mon double personnage et profitant de l’autorité naturelle dont je faisais preuve dès lors que j’étais dans mon domaine, c’est-à-dire le théâtre, j'osai lui proposer d’être ma partenaire dans Fantasio. Elle accepta ! Je croyais rêver : ainsi cette jeune fille si belle et qui me paraissait si totalement inaccessible se mettait en quelque sorte à ma disposition ! Car si elle acceptait ce rôle ce n’était pas par amour du théâtre – elle n’en avait jamais fait ni exprimé le désir d’en faire – c’était uniquement pour mes beaux yeux. Et moi je feignais de ne céder qu’à des considérations purement artistiques. Si je lui avait fait cette proposition c’est que le style de sa personne la prédisposait à jouer Musset (ce qui était vrai d’ailleurs) et qu’elle serait parfaite dans le rôle. Je me persuadais que j’allais révéler ses dons d’actrice et qu’à travers le personnage qu’elle incarnerait je la possèderais idéalement.
Pendant ce temps, chaque dimanche, je continuais à courir les bals en compagnie de mes deux complices, Chichou et Belmont et en rêvant à d'impossibles conquêtes. Le clivage entre mes deux existences était plus grand que jamais et rien ne pouvait faire qu’elles se rencontrent. Elles se rencontrèrent cependant, et de la façon la plus bouleversante pour moi. Nous avions pris l’habitude, depuis quelques temps, d’aller dans un bal qui se tenait dans la Maison des Étudiants, à l’endroit même où je répétais les autres jours, le bâtiment étant affecté le dimanche - aux fins de rentabilité - à des activités qui n’avaient rien à voir avec la vie universitaire. En effet j’avais découvert par hasard que la clé que je possédais pour ouvrir la salle dans laquelle nous répétions ouvrait également une petite porte dérobée qui donnait accès à ce bal, ce qui nous permettait ainsi d’entrer sans payer. C’est donc clandestinement que nous nous y rendions chaque dimanche et je n’étais pas d’ailleurs sans ressentir un certain malaise à retrouver ainsi les lieux que je fréquentais les jours de la semaine, évitant de passer devant la porte de la salle dans laquelle nous répétions.
Or un dimanche, je vis arriver au beau milieu du bal la meilleure amie de Marie-Claude qui se dirigea vers moi pour me dire qu’elle m’attendait dehors. « - Comment cela ? – Elle t’attend, je te dis, elle veut t’emmener chez des amis. » J’étais absolument stupéfait qu’elle sache que j’étais là et repassais dans ma tête les occasions que j’avais eu de me trahir (peut-être un jour en effet lui avais-je parlé de cette clé qui me permettait d’ouvrir la porte, on n’est jamais assez prudent !). « - C'est un enlèvement ! Risquai-je en plaisantant pour garder contenance. - Absolument, répondit-elle. » Alors, sans chercher à en savoir plus, sous les yeux éberlués de mes deux camarades, je la suivis jusque sur le Boulevard. Marie-Claude, en effet, nous attendait dans la voiture de son père. C’était bien elle, je n’en croyais pas mes yeux ! Nous arrivâmes ainsi sur les hauteurs de la ville, dans une villa dont le garage avait été transformé en une sorte de night-club. « - C’est un ami, me dit-elle, qui a fait ça. Tu verras, c’est formidable. ». À l’intérieur, dans la pénombre, on apercevait des couples qui dansaient. Quelle contenance prendre ? C’était horrible ! Je ne connaissais personne à part mes deux accompagnatrices. Elles me présentèrent à l'hôte des lieux qui nous mena au bar, on m'offrit un verre. Pourquoi avais-je cette impression d’être un usurpateur, un coupable qui allait être dénoncé d’un instant à l’autre. Dès que je le pus je partis me réfugier dans un coin et là, posté contre le mur, mon verre à la main, je faisais semblant d’observer la compagnie. Toutes les filles étaient ravissantes. Du coin de l’oeil je surveillais ma bien-aimée qui dansait tantôt avec l’un tantôt avec l’autre. Au bout d'un moment elle vint me voir pour me demander si je m'amusais. Je lui jurais que je ne connaissais pas de plus grand plaisir au monde que de rester ainsi à observer les gens un verre à la main. Elle n'insista pas et repartit danser. Je savais qu'à cet instant je l’avais perdue, mais rien n’avait pu me faire bouger, rien n’avait pu me faire décoller de ma place. À la lettre, j’étais paralysé. Alors il ne me resta plus qu'à savourer l’amère liqueur de ma défaite. Je la vis qui dansait plusieurs fois de suite avec un grand jeune homme aux épaules larges qui la tenait serrée contre lui. Au bout d'un moment son cou s'inclina doucement sur son épaule et leurs joues se rencontrèrent. Il ne me restait plus qu’à les regarder danser et à scruter sur son visage les traces de l'émotion qu'elle aurait pu ressentir avec moi. Mais je ne voyais dans la pénombre que ses grands yeux noirs, rêveurs et vides, et la ligne si pure de son visage qui m’apparaissait à demi caché par l'épaule de son partenaire.
Cette soirée ne changea rien à ma vie sauf que désormais je savais que je n’avais plus d’espoir. Je n’oublierais jamais ce mur où j'étais appuyé, crucifié sur ma folie, et je garderais toujours le regret de cette jeune fille qui par ma faute m’avait échappé et qu’aucune autre jamais ne remplacerait. Je continuai donc chaque dimanche à fréquenter les dancings, mais le coeur n'y était plus. Les répétitions de Fantasio se déroulèrent normalement, jusqu'à la représentation qui eut lieu salle Pierre-Bordes, une immense salle de plus de mille places que l’on m’avait prêtée pour l’occasion ! Il y avait une petite centaine de spectateurs, des parents, des amis et parmi eux quelques journalistes qui prirent des photos et tentèrent de rédiger le lendemain des articles qui faisaient valoir notre « sympathique courage ». Devant cette salle aux trois-quarts vide, sur cette grande scène sans décors, les acteurs affublés de costumes de location semblaient errer désespérément à la recherche de leur place. Le texte se perdait dans ce vaste espace, la voix de ma bien aimée restant particulièrement inaudible Pour moi, je m'en tirais avec les honneurs, comme d'habitude. On loua la sûreté de mon jeu, l’élégance de mes intonations. Le lendemain, Monsieur Beauverd, qui était venu nous voir, me prit à part à la fin du cours pour me dire qu’à son avis il aurait peut-être mieux valu attendre un peu de mûrir sa réflexion avant de se produire sur scène. De quoi se mêlait-il, celui-là !
L'année universitaire, cependant, finissait et je voyais s'ouvrir devant moi, une fois de plus, le gouffre de l'été. Ce serait de nouveau la monotone succession des jours de chaleur et de solitude. Béatrice était revenue mais en me revoyant elle comprit vite que depuis belle lurette je ne pensais plus à elle. Elle pleura beaucoup, me dit-on. J’en tirai une certaine satisfaction de vanité, mais surtout je lui en voulais d'avoir succombé si facilement à mes charmes, et je me vengeais sur elle de ce que je détestais en moi. C'est donc par oisiveté, pour m'amuser, pour tester mon pouvoir, que j'entrepris quelques temps plus tard d'aller la voir pour la reconquérir. Il était midi quand elle m'ouvrit, je ne l’avais pas prévenue de ma visite, elle était en peignoir et j'en fus vaguement troublé. Je nous revois assis tous les deux sur la moquette de sa chambre, elle répondait à mes questions avec un air de détachement ironique qu'elle essayait de se donner pour garder contenance, mais intérieurement je sentais qu'elle tremblait. Je n'eus pas de peine à la reprendre dans mes bras. Elle se laissa faire. Je sentais son corps nu sous son peignoir que je tentais d’écarter mais qu’elle s’obstinait à refermer sur elle. Au bout d’un moment une sorte de lassitude contraria en moi le désir de la prendre et les réticences de sa pudeur furent le prétexte que je saisis pour mettre fin à la scène. Je la quittai donc assez rapidement avec quelques paroles lénifiantes moitié soulagé et moitié déçu de l'occasion perdue.


NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)